Le 27 novembre 1991, un accident de voiture mit fin à la vie de l’une des intelligences les plus singulières dont ait accouché le XXe siècle. Vilém Flusser, né à Prague le 12 mai 1920, avait dû fuir les persécutions antisémites du nazisme, en trouvant refuge au Brésil où il s’établit en 1940, mais dont il doit repartir après trente-deux ans1, pour revenir en Europe en 1972 et passer les années 1980 dans le sud de la France. Sa vie a été celle d’un migrant – de la géopolitique comme de la pensée – et son ouvrage sur La liberté du migrant, sous-titré Objections au nationalisme reste l’une des plus saisissantes affirmations de la force propre de ceux qui se trouvent conduits à devoir traverser les frontières2. Il a dû se réinventer employé dans une entreprise d’importexport à Sao Paulo, puis entrepreneur à la tête d’une usine de transistors et de radio, puis professeur de communication, puis conférencier nomade et écrivain polygraphe.

Il a vécu la « déterritorialisation » – qu’il théorisa comme Bodenlosigkeit en parallèle à Deleuze et Guattari – moins comme un manque de fondation que comme une constante incitation à tramer son existence par le tissage incessant de nouveaux essais (d’écriture, de pensée, de formes existentielles) : « ceux qui vivent dans la forme de l’essai » savent que celui-ci « ne résout jamais son propos, comme le fait un traité. L’essai n’explique pas ce dont il traite, et en ce sens, il n’informe pas son lecteur. Au contraire, l’essai transforme ce dont il traite pour en faire une énigme. Il s’implique lui-même, ainsi que son lecteur, dans son propos. C’est ce qui le rend attirant3 ». Et c’est cette « implication » – à la fois complexité et réflexivité – qui donne à son oeuvre une densité et une clairvoyance dont nous commençons à peine à déplier les richesses.

Un pionnier dans la pensée des médialités

Même lorsqu’il publie ses textes sous forme de livres, Flusser les présente comme des enchaînements de brefs essais de cinq ou six pages, généralement flanqués d’un titre énigmatique et attirant. Phénoménologue, il se met au défi de parler de tout et n’importe quoi (le diable, les stylos, la pluie, les vaches, l’écriture, les pieuvres, le design, l’appareil photo, le gazon, les cannes, les gestes), et d’en tirer à chaque fois de sidérantes illuminations4. Son travail professionnel avec les radios, sa soif inextinguible de lectures, son poste de professeur de communication l’ont conduit à développer une pensée particulièrement fine, synthétique et visionnaire de l’évolution de ce que McLuhan baptisait « media » au début des années 1960.

Son ouvrage le moins méconnu, Pour une philosophie de la photographie5 (1983), avait pour titre portugais Philosophie de la boîte noire : avant Friedrich Kittler, il décrit déjà la mutation civilisationnelle qu’implique le développement d’« images techniques » (ou « techno-images ») produites automatiquement par des appareils dont le fonctionnement interne échappe à ses utilisateurs, faisant déferler sur nous des torrents de clichés saturant nos sens et nos capacités d’intellection. Mais c’est une pensée bien plus ambitieuse (quoique toujours articulée en essais espiègles de quelques pages) qu’il développe dans deux ouvrages ultérieurs, essentiels mais qui restent encore à traduire en français. Dans l’univers des images techniques (1985) décline en 18 verbes à l’infinitif ce que les media nous font et nous permettent de faire (abstraire, imaginer, rendre concret, envisager, signifier, interagir, instruire, discuter, jouer, créer, gouverner, etc.). L’écriture a-t-elle un avenir ? (1987) passe en revue une vingtaine de formes d’écriture (inscription, notation, instruction, impression, poésie, déchiffrement, livres, journaux, scripts, etc.) pour nous faire suivre la façon dont l’écriture alphabétique a commencé par informer de l’intérieur nos civilisations, avant de muter en codage de programmes qui bouleversent depuis quelques décennies les fondements mêmes de nos institutions et de nos formes de vie.

Quoique reformulant à chaque essai sa pensée sous des angles nouveaux et toujours surprenants, Flusser nous invite à envisager l’évolution à long terme de nos médialités à travers la superposition de quatre replis, qu’il présente comme des phases qui se seraient succédé au cours des derniers millénaires, mais qu’on gagnera peut-être à considérer comme différentes strates progressivement sédimentées au fil des interactions complexes qui structurent nos différentes pratiques de médiation.

Un premier repli, le plus profond, est constitué par des images subjectives, que Flusser illustre par les figures peintes sur les parois de Lascaux aussi bien que par les tableaux de la Renaissance. De tout temps, les subjectivités humaines ont perçu des formes qu’elles ont représentées ensuite de façon bi- ou tridimensionnelle sur différents supports (croquis, fresque, icône, statue). Même si nous continuons bien sûr à produire de telles images subjectives, elles relèvent pour Flusser d’un régime « pré-historique », dans la mesure où l’entrée dans « l’histoire » est indexée chez lui à l’apparition et à la domination de l’écrit.

Le deuxième repli est en effet celui de l’écriture, par quoi il désigne principalement l’effort réalisé depuis des siècles pour tenter de rendre compte des phénomènes de causalité à travers le traçage uni-dimensionnel de caractères assemblés selon un ordre linéaire. L’écriture instaure un régime « historique » en imposant à notre expérience multi-dimensionnelle et pluri-causale de passer par le fil d’une énonciation linéaire, qui distingue un avant d’un après, une cause d’un effet, s’efforçant donc de calquer une articulation causale (explicative) sur une articulation temporelle (narrative). Ce deuxième régime est orienté tout entier vers la production d’un sens, que l’effort d’écriture arrache au non-sens, en sélectionnant au sein de tout ce qui serait observable cela seul qui s’avère pertinent pour nous repérer dans la formidable intrication des causalités naturelles et sociales.

Le troisième repli se caractérise par la production de techno-images, c’est-à-dire par la mise en circulation de représentations issues de processus techniques automatisés ne requérant plus d’être filtrés par une subjectivité humaine, comme c’était le cas de l’écriture et des images subjectives. L’appareil photographique, le gramophone, les caméras du cinéma et de la vidéo nous ont fait basculer depuis le milieu du XIXe siècle dans un monde où les techno-images jouent un rôle de plus en plus hégémonique dans nos modes de communication, d’imagination et de décision. L’une des propriétés cruciales de ces appareils est de saisir des blocs de réalité sans y opérer le moindre filtrage entre ce qui est censé être pertinent ou non. Les images subjectives et les discours écrits ne représentaient que les traits sélectionnés par une subjectivité humaine comme contribuant à la consistance d’une forme ou à la validité d’un argument. Un appareil photo, un microphone ou une caméra saisissent tout ce qui se trouve présent dans leur champ d’enregistrement, sans discriminer entre le beau et le laid, l’important et le secondaire, le véritable et l’illusoire.

Pour Flusser, nous entrons progressivement, depuis plus d’un siècle, dans une ère « post-historique », au sein de laquelle la puissance analogique des techno-images prend de plus en plus le pas sur les prétentions de la rationalité scripturale à rendre compte de la réalité par des explications causales. Les différentes formes de « crises » que nous déplorons au sein de la « post-modernité » résultent toutes d’un décalage entre nos vieilles habitudes de pensée et d’action (relevant de la période « historique », dominée par le régime de l’écriture) et les nouvelles conditions médiologiques instaurées par la domination des techno-images, qui requièrent des comportements d’un autre ordre, que la plupart d’entre nous sommes encore tragiquement incapables de comprendre et d’exécuter.

Un visionnaire de la numérisation ubiquitaire

Depuis le milieu du XXe siècle, le développement d’appareils de computation de plus en plus performants et ubiquitaires surajoute un quatrième repli, au sein duquel des programmes associent la puissance imaginative des images subjectives à la puissance analogique des techno-images ainsi qu’à la puissance analytique de l’écriture linéaire. Nos programmations médiées par ordinateurs génèrent des modèles dont la force de reconfiguration de nos réalités et de nos comportements à venir demeure encore largement impensée et impensable. Ces modèles mettent à profit des capacités de saisie, d’enregistrement et de traitement de quantité de données proprement inouïes, pour mettre en circulation, avec des moyens de diffusion également inédits, des attracteurs de comportement dont la prégnance commence à peine à révéler ses effets.

La singularité de Flusser tient à ce que son écriture par essai fait constamment jaillir des intuitions, des comparaisons, des rapprochements, des contrastes dont les géniaux tâtonnements nous font toucher du doigt des propriétés inédites de l’empire des programmes numériques – qui commençait à peine à prendre forme à son époque, mais qu’il parvenait à deviner entre les lignes, là où sa présence actuelle nous aveugle aujourd’hui à ses évidences. La société « télématique » dont il entrevoit les potentiels – en étroite proximité de pensée, sinon de biographie, avec la société « postmédia » qu’anticipe également Félix Guattari – se caractérise par une profonde ambivalence, qui le conduit fréquemment à envisager des futurs « utopiques » se retournant, par une pirouette finale, en perspectives catastrophistes. Derrière le vocabulaire de « crise » dont se gargarisaient déjà les médias dès les années 1970, Flusser nous aide à percevoir de profondes mutations, qui ne prennent des couleurs apocalyptiques que dans la mesure où nous ne parviendrons pas à en saisir les enjeux et les défis.

On ne peut qu’être frappé de voir Flusser déplier, dès 1974, les conséquences de l’invention d’appareils télévisuels qui « pourraient ressembler à un téléphone muni d’un écran », doublé d’une « machine à écrire munie d’un écran et couplée à un ordinateur » ? Au lieu de grosses boîtes encombrantes clouant les familles dans leur salon pour les accabler de programmes uniformisants diffusés à sens unique depuis un centre d’émission vers des récepteurs silencieux et passifs, la multiplication de ce qui s’est appelé « smartphone » quelques décennies plus tard produirait « un réseau ouvert impliquant autant de partenaires que l’actuel système radio-télévisuel ou les réseaux de la poste et du téléphone », mais en induisant « une transformation structurelle fondamentale de la société. Toutes les fenêtres seraient alors ouvertes, permettant à chacun de parler avec tous, et de parler d’une réalité perçue de façon différente, nouvelle. Cela équivaudrait à une politisation généralisée, car la société serait alors rassemblée sur une agora planétaire, et chacun pourrait “publier”6 ».

Plus fondamentalement encore, ce que décrit Flusser, en particulier à travers sa fable du Vampyroteuthis infernalis – une description para-naturaliste du retournement de nos formes de communication et de vie numérisées qui transforment des bipèdes dressés sur la surface de la Terre en pieuvres filtrant les données liquides au plus profond de l’océan7– c’est le mouvement de digitalisation qui pulvérise nos existences en flux de données pour les recombiner en produits de synthèse régis par les logiques de la programmation. Son insistance à décrire un monde « mosaïque » – nous parlerions aujourd’hui de monde pixellarisé – témoigne de la centralité que joue à ces yeux cette dynamique de réduction de tout concret « naturel » à une combinatoire d’éléments abstraits (« actomes ») dont les règles d’assemblages sont désormais à chercher dans ces programmes qui – tout à la fois et indissociablement – projettent, modélisent et concrétisent réellement notre monde vécu. C’est précisément sur ce thème de la prégnance des programmes sur nos communications, nos pensées, nos affects, nos actions et nos façons de composer notre monde commun que portent les essais de Flusser rassemblés dans cette Mineure de Multitudes.

Un espiègle exhausteur de curiosité

Tout le travail d’écriture-pensée mené par Flusser vise à combler l’inadéquation dont souffrent, envers les exigences du présent et de l’avenir, nos modes de penser hérités d’un monde structuré par l’écriture et la causalité linéaire. Il est a priori curieux que Flusser se soit servi de l’écriture pour nous faire sentir les insuffisances de l’écriture. C’est peut-être dans la curiosité inhérente à son écriture qu’il faut aller chercher l’explication de ce paradoxe apparent. En jouant sur les formes (essayistes) de la pensée écrite, il suggère que rien ne peut déjouer l’entrejeu des techno-images et des algorithmes aussi intelligemment que l’entrejeu curieux des écritures et des interprétations. Les multiples (et souvent discrètes) espiègleries de son style témoignent des espoirs qu’il place dans un travail poétique, seul capable d’échapper aux boucles répétitives et auto-prophétiques qui menacent tout comportement étroitement pragmatiste.

Si ses mouvements de pensée pourront paraître initialement curieux aux lecteurs et lectrices non encore accoutumées à sa vivacité d’esprit, ses singularités s’avéreront vite opérer comme de curieuses stimulations à devenir nous-mêmes plus curieux. En décrivant les transformations que subissent aujourd’hui nos « gestes de recherche8 », il sanctionne la fin des objectivités aussi bien que des subjectivités, la fin des certitudes aussi bien que la fin des prétentions à la critique. Il en retient que nos gestes de recherche ne cherchent pas tant à savoir qu’à nous trouver les un(e)s (par) les autres, au sein des circonstances où nous évoluons. C’est-à-dire : à nous essayer les un(e)s par les autres. Autrement dit encore : à augmenter la curiosité que nous pouvons avoir les un(e)s pour et par les autres. Il nous faudra encore des années pour prendre la mesure de cette écriture-pensée d’une vitesse et d’une agilité désarmantes qui, à chaque relecture, semble être perpétuellement en avance sur ce que nous parvenons à comprendre des implications de la numérisation du monde. Il y a tout lieu de croire que la prédiction de Ray Kurzweil annonçant l’avènement de « la singularité » pour 2045 sera très probablement confirmée – mais qu’il a mal déchiffré son marc de café en croyant y voir le triomphe d’une singularité transhumaniste, alors qu’il fallait y lire la reconnaissance enfin partagée de la singularité flussérienne. Cette Mineure de Multitudes essaie de préparer un peu le terrain français de cette reconnaissance9 – déjà bien avancée dans les pays anglo-saxons – en donnant à lire une demi-douzaine d’essais rédigés directement en français durant les années 1980 qu’il passe à Robion, essais qui sont publiés ici pour la première fois dans leur langue originale10.

1Flusser a été exclu de l’université de São Paulo en 1970, à l’occasion d’une réforme universitaire regroupant nombre d’enseignants épars dans plusieurs institutions au sein du département de philosophie de la Faculté de philosophie, lettres et sciences humaines. N’enseignant pas la philosophie des sciences à l’université, mais à l’école polytechnique de São Paulo, esprit libre et visionnaire, controversé pour ses recherches, autodidacte, n’appartenant pas au sérail et considéré comme « conservateur », ses pairs philosophes ont pris prétexte du fait qu’il ne disposait pas des diplômes universitaires requis. Son exclusion ne semble donc pas s’expliquer par une répression politique du régime militaire, comme il est parfois dit (note de la rédaction).

2Il serait urgent de traduire en français cet ouvrage – ainsi que tant d’autres livres essentiels de l’auteur – paru en 1995 sous le titre Von der Freiheit des Migranten. Einsprüche gegen des Nationalismus, Bensheim, Bollmann.

3Cité dans Anke Finger, Rainer Guldin, Gustavo Bernardo, Vilém Flusser. An Introduction, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011, p. 17 & 20. Les presses de l’université du Minnesota, à la pointe de la pensée théorique aux USA, ont entrepris de traduire l’intégralité des oeuvres de Flusser depuis une dizaine d’années, avec la collaboration de Siegfried Zielinski.

4Trois collections de tels essais phénoménologiques ont paru en français : La force du quotidien, Tours, Mame, 1973, Choses et non-choses, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1996 (qui reprend quelques-uns des essais précédents) et Essais sur la nature et la culture (1979), Belval, Circé, 2005.

5Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie, Belval, Circé, 1996.

6Vilém Flusser, « Pour une phénoménologie de la télévision » (1974) in La Civilisation des médias, Belval, Circé, 2006, p. 107.

7Vilém Flusser et Louis Bec, Vampyroteuthis infernalis (1987), Bruxelles, Zones sensibles, 2015. On en trouvera une analyse détaillée dans Yves Citton, « Naviguer ou filtrer. Vilém Flusser et l’alternative vampirique de l’imaginaire numérique », Hybrid, no 3, 2016, en ligne sur www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=615

8Vilém Flusser, Les Gestes (1999), Marseille, Al Dante, 2014, p. 95-115.

9Signalons aussi la publication de la version française d’un des ouvrages les plus important de Vilém Flusser, Post-histoire, Paris, T&P Work Unit, 2019.

10Nous remercions les responsables des Vilém Flusser Archive de Berlin (www.flusser-archive.org), en particulier la chercheuse Anita Jóri, qui mènent un travail énorme et admirable pour classifier, archiver, rendre disponibles et intelligibles la pensée et les écrits de Flusser, ainsi que Miguel Flusser et Rodrigo Maltes Novaes qui nous ont autorisé à publier ces textes inédits. Nous remercions aussi Anthony Masure et Thibéry Maillard, dont l’expédition de recherche à Berlin, permise par un financement du Cnap (« Soutien à la recherche en théorie et critique d’art »), a permis de ramener un véritable de trésor de textes en français, dont les essais publiés ici ne représentent que le sommet de l’iceberg.