tout a commencé par un poisson d’avril, qui remonte à un temps si éloigné qu’il ne nous en reste aucun témoin.

il était une fois un royaume appelé google. le royaume google avait acheté la planète en gérant l’information et en permettant à tout le monde de ne plus avoir à se souvenir de quoi que ce soit. et l’empire appelé google gérait la plupart des informations que les gens s’envoyaient numériquement au moyen de machines. (vous me suivez ?)

oui. c’était comme de la télépathie. mais à ce stade, ils avaient besoin de ces machines pour accéder à leur propre télépathie. voilà le triste état, c’est-à-dire moment planétaire, où l’humanité se trouvait.

quoi qu’il en soit, la grande majorité de la communication était donc numérique avant de devenir télépathique. le changement majeur que nos ancêtres avaient vécu avait été le passage du papier au numérique, qui était aussi inimaginable et accablant pour elles à leur époque que le passage au stockage interpersonnel psycho-spirituel l’est pour nous en ce moment. néanmoins, ce changement dominait totalement tous les aspects de leur vie. presque tous les humains de la planète avaient ou voulaient avoir accès à un appareil numérique. c’était leur façon d’externaliser leur pensée.

un jour de 1er avril (un jour de fertilité qu’ils célébraient ainsi parce qu’ils savaient, sans se le dire, que le rire et l’humiliation les amenaient à avoir, bien que mêlé de honte, davantage de sexe hétérosexuel), un jour de poisson d’avril, donc, l’empire appelé google a décidé de prétendre qu’ils lançaient un nouveau service appelé « papier » où ils matérialiseraient les communications numériques qui passaient par leur sphère d’influence (qui était planétaire et totale d’après ce qu’ils en savaient) et qu’ils les enverraient par les « services postaux » (qui étaient les anciens dirigeants de l’empire de l’information).

c’était une très bonne blague, qui a permis à la fois de rappeler aux sujets combien ils aimaient la vitesse et la légèreté de la communication numérique, et de fournir un bon coup de pied dans les dents aux services postaux, qui, par mystère, existaient toujours mais étaient à ce moment-là au bord de la faillite.

vous ne connaissez pas le contexte historique, donc la blague n’est pas drôle, mais la blague n’est pas le sujet. je vous raconte l’histoire des paniers, pas l’histoire de la blague. la blague n’était que l’étincelle accidentelle. le capitalisme tardif, voilà la véritable mauvaise plaisanterie, la farce habile à la durée cruelle. maintenant, nous nous sommes réappropriés nos rires à des fins plus belles et plus nobles. enfin, j’espère.

il faut que vous sachiez que l’empire appelé google et ses autres alliés numériques ne seraient jamais réellement passés au « tout papier », comme ils en plaisantaient. c’était une blague, pas une menace. même si la farce du capitalisme, quant à elle, menaçait bien tout ce qu’elle ne détruisait pas ouvertement.

l’empire numérique dépendait de cette intuition interconnectée dont les humains disposaient déjà, mais le développement de cette intuition représentait également une menace pour l’empire. qu’est-ce qui pourrait rendre les produits numériques obsolètes plus rapidement qu’un marché télépathique ? c’est pourquoi l’empire engageait tous ses travailleurs dans l’étrange pratique d’imaginer de plus en plus de façons de rendre ses propres services numériques de moins en moins intuitifs. en entraînant les gens à renoncer à l’intuition et à dépendre de façon intériorisée d’une connexion invisible externalisée numériquement, ils cherchaient à rendre leur autorité indispensable et éternelle. nous savons comment cela s’est passé.

mais peu importe. l’une de nos ancêtres, qui s’est avérée être une descendante de la légendaire stagecoach mary, a été inspirée par la blague. elle l’a vue comme une formidable manière d’ébranler l’empire, à l’exacte opposée de l’intention de la blague et de la réaction générale qu’elle provoqua (la plupart des gens en ont ri et l’avait déjà oubliée le 2 avril).

cette personne (appelons-la « mary ») s’est sentie appelée et comme contrainte à rendre la plaisanterie réelle. c’était la seule façon de mettre un terme à la farce de l’empire. et si, disait-elle, chaque communication numérique passant par des réseaux sans fil avait une contrepartie matérielle communicable par le biais du service postal obsolète, ou de main en main par la redistribution d’objets trouvés ? pour remplir cette fonction, mary aimait particulièrement utiliser les bâtons de sucette usagés (peut-être à cause de leur résidu de salive). et oui, elle parlait vraiment comme ça. sur des morceaux de papier d’emballage, sur des vêtements jetés, sur des déchets de toutes sortes, mary a commencé à faire une archive tangible et sale du monde numérique propre.

google avait des milliards et mary n’était que mary, elle a donc dû se faire aider. elle a dû intégrer des gens dans sa pratique, mais ce n’était pas si difficile. beaucoup de gens avaient envie d’un retour au papier mais iels avaient honte de l’admettre devant les quelques arbres qui subsistaient. ce qui a tout changé, c’est que mary leur a alors rappelé qu’iels disposaient d’une ressource abondante : les déchets (souvent sous la forme de boîtes expédiées par la toute-puissante amazon). iels se sont donc embarquées dans l’aventure et ensemble, iels ont fait descendre les messages du nuage parmi nous d’une manière à la fois fracassante et pleine de beauté.

certaines des hackeuses les plus talentueuses ont rejoint mary et même des secrets gouvernementaux et des expériences de laboratoire cryptées flottaient élégamment sur des emballages de bonbons.

c’est ainsi qu’est née la tradition qui a finalement conduit à ce que nous faisons maintenant.

c’est ainsi que l’histoire de l’apocalypse s’est retrouvée entre nos mains. ok. c’était la première leçon1.

[…]

on commença à prendre en pitié les enraciné·es, parce qu’on ne les comprenait pas.

et pendant ce temps-là, à tous les niveaux, iels grandissaient. il y en avait certain·es qui les appelaient « le peuple des arbres », en raison de leur insistance à rester plantées là, à pousser horizontalement, à déverser leurs révélations colorées, chaque saison, à même le sol. et chaque hiver, à mettre fièrement leurs âmes à nu.

et leurs racines poussaient profond, et leurs branches atteignaient les cimes.

et les gens qui les prenaient en pitié n’avaient aucune idée de l’intimité si particulière qui les liait au sol de leur engagement et comment elle leur permettait de communiquer avec le sous-sol, et comment la pression de leurs pas, encore et encore, résonnait et gagnait en nuance jusqu’à leur permettre de rester au même endroit, de faire deux pas en avant et puis deux pas en arrière, et de se retrouver en face de leurs autels-maison. suivant la direction et le rythme des pas, la vitesse des tours et le poids qu’elles y mettaient, d’autres enraciné·es recevaient le message. par quel miracle « le peuple du mouvement » aurait-il pu, sous ses moqueries, comprendre que les enraciné·es étaient en train de rendre internet obsolète ?

il faut comprendre que tout ceci s’est passé quand plus personne ne s’intéressait à la possession des terres.

quand les anciens spéculateurs avaient cessé de croire qu’il peut y avoir là-dedans le moindre futur profitable. quand les marchands de sommeil, fatigués d’exploiter les taudis du monde, avaient commencé à s’enfermer dans leurs vaisseaux spatiaux et dans leurs chambres fortes, ne laissant d’autre choix aux enfants blancs dépossédés que celui de rire, à défaut de pleurer, sans plus la moindre énergie pour continuer à gentrifier efficacement.

conserver le pouvoir avait pris une toute autre signification avec la fin des hypothèques et des paris sur l’avenir blanc.

à la fin, celleux qui sont restées sont celleux qui n’ont pas pu partir.

et iels sont resté·es. avec tout leur génie. et les archives de leurs cérémonies funéraires.

leurs racines ont plongé plus profondément encore, et leurs savoirs se sont ramifiés.

la profondeur des racines. la capacité à grandir. et les gens en mouvement secouaient leurs têtes à mesure qu’iels partaient et partaient et partaient. parce qu’iels ne savaient pas2.

[…]

et puis il a bien fallu travailler avec le sol qui leur restait. la poussière quotidienne dessous leurs ongles, la décomposition amassée aux bords de leurs peaux. c’est là qu’il leur fallait faire pousser ce dont elles avaient besoin. parfois, elles se souvenaient que les chenilles étaient capables de s’enrober d’enveloppes entières de peau, et de muer, encore et encore, jusqu’à tisser leurs chrysalides. mais en ces jours-ci, elles songeaient à des échelles bien plus petites. aux bactéries nageant dans les océans desséchés de leurs yeux. aux villes minuscules de leurs intestins. et aux surfaces de leurs peaux, et à leurs populations nombreuses, et à leurs évolutions. telle avait été la dernière étape.

elles avaient finalement dû se comprendre elles-mêmes

comme des planètes3.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emma Bigé

1 Ce poème et les suivants sont tirés de M Archive. After the End of the World (Duke University Press, 2018), une spéculation futuriste Noire dont chaque texte est écrit en référence à un passage du livre de M. Jacqui Alexander Pedagogies of the Crossing. Meditations on Feminism, Sexual Politics, Memory and the Sacred (Duke University Press, 2005). Pour ce premier poème, la référence est à « des notes à moitié griffonnées sur des morceaux de papiers, à peine lisibles, reposant aujourd’hui dans des paniers remplis à ras-bord, et jamais livrés à leurs destinataires » (p. 274).

2 Jacqui Alexander : « Qu’arrive-t-il à celleux qui ne peuvent pas fuir, aussi intolérables soient leurs conditions ? » (p. 265).

3 Jacqui Alexander : « sur ce sol ? » (p. 275).