85. Multitudes 85. Hiver 2021
A chaud 85.

Fachoda sur Pacifique ou la risée des sous marins

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Quelle leçon tirer de l’affaire des sous-marins, au cours de laquelle la France s’est fait rabattre son caquet ? Peut-il en sortir quelque chose de bon, et pour qui ?

Un Fachoda sur Pacifique

Autrefois, du temps où s’achevait la seconde colonisation européenne de l’Afrique, le Royaume-Uni avait laissé le coq gaulois gratter ses ergots dans le désert selon une formule anglaise féroce, tandis que le pays de la Reine Victoria mettait la main sur ce continent à l’est de Fachoda et du Caire au Cap en 1898.

Aujourd’hui le coq gaulois bombe le torse sur les océans Indien et Pacifique, fort de ses 1,5 millions d’habitants dans les confettis de son empire colonial et de 93 % de ses zones économiques exclusives (le deuxième du monde derrière les États-Unis).

Il avait de ce fait proposé à l’Australie douze sous-marins d’attaque et conclu un juteux accord industriel de plusieurs dizaines de milliards d’euros.

Patatras : en septembre 2021, l’accord est dénoncé, la France remerciée tandis qu’Australie, Royaume-Uni et États-Unis annoncent l’Alliance AUKUS visant clairement la Chine ; les sous-marins d’attaque seront construits par l’industrie américaine, ils passent à la propulsion nucléaire avec un personnel yankee, histoire de ne pas trop disséminer l’arme nucléaire. Le gouvernement français se plaint d’un coup de poignard dans le dos entre alliés, rappelle son ambassadeur des États-Unis, ce qui n’était jamais arrivé.

Ce nouveau Fachoda au Pacifique qui n’entame pas plus l’Alliance Atlantique que le premier ne liquida l’Entente Cordiale (en fait la brouille aura été spectaculaire mais n’aura pas duré un mois), confirme ce que l’on savait déjà : le renvoi de la France à son statut de puissance moyenne, même si « grande puissance has been ». Plus intéressant, l’épisode prend acte de transformations fondamentales.

Bévues françaises

C’est faute d’en avoir saisi l’étendue et tiré une nouvelle stratégie adéquate que la France a été mise KO debout par ses propres alliés et ses Services secrets ridiculisés.

On ne peut pas plaider ici des alternances incessantes du pouvoir politique qui aurait affaibli « nos services » : un même ministre, Jean-Yves Le Drian, était aux armées sous François Hollande, puis aux Affaires étrangères sans interruption sous Emmanuel Macron. Les Services secrets ne peuvent servir de lampistes.

Pour chercher une aiguille dans une botte de foin, il faut savoir quelle est l’aiguille que l’on cherche. Ce n’est pas une affaire de James Bond ni d’autres gadgets de romans policiers. La constitution de l’alliance AUKUS et les sous-marins escamotés étaient pourtant sur la cheminée de la pièce, comme la lettre volée d’Edgar Poe. Faute de l’avoir vue conceptuellement, l’espionnage français était aveugle et cherchait son briquet au pied du réverbère du passé.

La véritable erreur est toute politique : ne pas avoir compris le caractère irréversible de l’évolution de la région dite « indo-pacifique » avec la Chine en son milieu. Ne pas avoir compris le sens d’un changement de Premier Ministre en Australie. Deux bévues ou une seule alors que par ailleurs, le gouvernement français, mieux inspiré, mettait les pieds dans le plat (de « l’encéphalogramme plat » de l’OTAN, à propos de la Grèce, de la Syrie et des Kurdes), comme celui d’une force de défense européenne distincte de l’OTAN (à propos de l’Ukraine et de l’annexion de la Crimée).

La nouvelle ligne Maginot : le nucléaire

Mais il faut s’attarder tout d’abord sur un autre aveuglement qui fait système avec le précédent. Qu’elle le veuille ou pas (et cette seconde éventualité est de plus en plus fréquente), la France dans la tête de ses gouvernants a lié son statut de grande puissance (sa place au Conseil de Sécurité notamment) à la possession de la technologie civile et militaire du nucléaire. Le problème est que ce postulat, qui ne fut pas sans pertinence dans l’après-guerre, ne l’est peut-être plus soixante ans plus tard. Pire, il pourrait être devenu la nouvelle ligne Maginot et conduire la France à s’aveugler sur ses ressources actuelles et ses possibilités futures. Qu’il s’agisse de l’avenir des centrales nucléaires ou de la force de frappe. Et last but not least du cadre dans lequel ce pouvoir s’exercerait.

Sous prétexte que la France est une puissance maritime avec les confettis de son Empire : Mayotte, La Réunion, La Nouvelle Calédonie, La Polynésie depuis la loi d’extension des 370 km en l’absence d’État riverain, de zone économique exclusive (ZEE) et qu’il y a le troisième référendum à Nouméa sur l’éventuelle indépendance du « Caillou », elle a négligé l’évolution, pourtant criante depuis Obama, du déplacement d’intérêt des États-Unis de l’Europe vers le Pacifique et de la rivalité croissante avec la Chine.

La Chine au milieu du tableau et instable

Cette même Chine est au centre du tableau. On ne relie pas suffisamment son irritabilité internationale croissante aux pressions internes qui l’affectent : ainsi sa dépendance à son approvisionnement en matières premières pourvoyeuses d’énergie, notamment 400 millions de tonnes de charbon importées d’Australie ; ainsi le délicat passage de son modèle de développement trop dépendant de ses exportations à un modèle croissance essentiellement interne ; ainsi l’ampleur de la transition énergétique (sortir du charbon alors qu’elle en extrait plus de la moitié de la production mondiale et qu’elle a augmenté sa production de 6 % cette année) ; ainsi le stupéfiant degré d’inégalités sociales dangereux pour la « société d’harmonie » (entre la zone rurale la plus pauvre et la zone urbaine la plus riche l’écart est de 1 à 36 fois plus !!) et surtout pour la stabilité politique. Ce qui veut dire le monopole du Parti communiste dans la gestion des affaires et la limitation de l’exercice de la « démocratie » à une « république méritocratique » des 90 millions de membre du parti communiste face au milliard trois de non membres.

Les moustaches du Tigre chinois

Cette irritabilité chinoise est multiforme. Il y a une dizaine de moustaches sur lesquelles il ne faut pas trop tirer sous peine de se prendre des coups de pattes acérées : le Tibet, le XinJiang des Ouighours, la Mongolie du charbon, Hong Kong, la mer de Chine du Sud, les îles SenKaku (Diao yu avant le Traité de Shimoséki 1897), la guerre d’occupation japonaise (1937-1945) l’origine chinoise de la Covid 19 et surtout Taiwan.

On peut ajouter les exemples passés de conflits armés avec la Corée (années 1950), l’Inde (1962, 2020), le conflit frontalier sur la frontière avec l’URSS (1969), le Vietnam (1979), et les tensions permanentes avec le Japon à propos de l’indemnisation des « femmes de réconfort » (femmes chinoises enrôlées de force dans les bordels des troupes d’occupation nippones), ou bien la venue des autorités japonaises au cimetière de Yasukuni hébergeant des « criminels de guerre ».

Comme un tigre possède 48 moustaches, il y a de l’avenir pour des tensions, des crises et des réactions d’un nationalisme chinois extrêmement chatouilleux (en même temps prévisible : imaginons la France entre 1871 et 1914, avec 5 ou 6 Alsace-Lorraine et un siècle et demi d’humiliation coloniale, même si officiellement l’Empire des Qing n’était pas une colonie).

Taiwan, pierre de touche

Mais c’est Taiwan qui constitue certainement le point le plus chaud actuellement et le plus scruté.

Depuis l’admission, en 1971, de la Chine aux Nations-Unies (et l’expulsion automatique de Taiwan, la Chine Populaire exigeant la rupture des relations d’État à État avec Taiwan puisqu’elle ne reconnaît pas ce territoire comme un État indépendant), les États-Unis ont en compensation signé un traité d’assistance militaire avec Taiwan et couvrent l’île de leur parapluie nucléaire, rappelé par la présence de leur septième flotte.

Or la zone qualifiée d’Indo-Pacifique, est en fait indo-sino américano-Pacifique. Elle comprend la Chine, les pays géographiquement autour de la Chine ou ayant des liens économiques très forts avec cette dernière (les États-Unis, l’Australie). Soit plus de 3 657 millions d’habitants (sans compter les parties asiatiques de la Russie) donc plus de 46 % de la population mondiale. On ne compte pas ici les 332 millions d’Américains.

À côté la France est un nain avec ses 1,65 millions d’habitants en Asie-pacifique mais elle y possède 93 % de sa zone économique exclusive et beaucoup de nickel sur le « Caillou » calédonien.

C’est une zone instable avec des pays héritiers de vieux empires, d’États-Nations anciens ou très récents ou en formation. Partout la colonisation européenne, puis la décolonisation ont laissé de sérieuses séquelles (Taiwan, Hong Kong, le Vietnam, l’Inde, le Pakistan, l’Indonésie, l’ex Indochine), la coupure en deux d’un pays (la Corée)

Une zone dynamique instable
de plus en plus nucléaire

Cette zone a obéi à la logique de la guerre froide dominée par l’URSS et les États-Unis, comme en Europe l’Allemagne, la puissance vaincue, le Japon avait renoncé à l’arme nucléaire militaire en échange du parapluie nucléaire américain. Mais la guerre de Corée (1950-1953) qui mit aux prises directement les troupes chinoises sous le parapluie nucléaire russe et les troupes américaines (et même françaises) et a partagé en deux la Corée, laisse la zone face à un problème majeur de réunification à la différence de l’Europe depuis 1989. D’autre part lentement mais sûrement, il s’est produit une dissémination de l’arme nucléaire entre des poids lourds démographiques : la Chine en 1964, l’Inde en 1974, le Pakistan en 1998 sont toutes devenues des puissances nucléaires. L’intensification des liens commerciaux avec l’Europe et les États-Unis durant l’âge d’or de la mondialisation (1980-2008) à partir de l’ouverture économique chinoise (1978) n’a pas davantage réglé les différends nombreux de la zone, que l’ouverture au marché n’a conduit à la « démocratisation » du régime chinois. Les deux crises mondiales, celle financière de 2008, celle sanitaire de l’épidémie de la Covid 19, ont révélé les inconvénients pour les nations non intégrées dans des ensembles économiques tels que l’Union Européennes, de la trop forte dépendance vis-à-vis des exportations (plus de 30 millions de chômeurs en Chine en 2008-2010) ou des importations (de produits stratégiques industriels lors de la crise sanitaire 2019-2021) et enfin de la totale dépendance de l’Occident et de la Chine vis-à-vis des semi-conducteurs dont Taiwan produit plus de la moitié dans le monde. C’est la raison qui fait d’une intervention militaire de la Chine sur Taiwan une ligne rouge presque absolue.

La loi du marché dans le commerce international, loin d’adoucir les mœurs, les particularismes politiques, les rivalités, les exacerbe. La perspective d’affrontements classiques pimentés par le nucléaire, mélange de dissuasion majeure avec des coups de canifs dans l’équilibre, est sur la table. Avec l’Afrique et le Moyen Orient, la zone Indo-Pacifique est non pas la plus chaotique mais celle qui risque de le devenir le plus rapidement.

Avec la dissémination nucléaire chez des non-alignés aussi bien dans le camp communiste (la Chine) que chez les clients habituels des puissants occidentales et ou de la Russie (Inde, Pakistan), le baromètre permanent de la circulation maritime et du survol du détroit entre la Chine continentale et Taiwan, son ancienne province tout juste récupérée du Japon en 1945 et perdue avec la sécession nationaliste du Guomindang, la capacité de riposte par sous-marin mobile est devenue fondamentale. Il vaut le coup de citer l’analyse de Brendan Sargeant, secrétaire associé à la défense de l’Australie de 2013 à 2017, aujourd’hui directeur du Centre d’études stratégiques et de défense de l’Australian National University :

« Ce qui a motivé la décision de l’Australie est une réévaluation de son environnement stratégique, principalement en raison du comportement de la Chine au cours des dernières années. Pékin a vraiment intensifié son affirmation dans la région indo-pacifique, ce qui a changé les perceptions sur le niveau de danger potentiel. […] Cet environnement est différent de ce qu’il était il y a cinq ans et la rapidité de ce changement a déjoué nos évaluations. La Chine sous le président Xi Jinping nous a tous surpris. […] Ce n’est pas que les sous-marins français sont mauvais, mais pour l’avenir, l’option nucléaire a beaucoup plus de sens, car avec elle, l’Australie peut mener des opérations sur de longues distances et de longues périodes et sera capable de répondre à la croissance des capacités chinoises ». Le raisonnement est quasi cartésien, mais il n’a visiblement pas été entendu au pays de Descartes.

Fidèle à la doctrine de la non dissémination de l’arme nucléaire (cristallisée dans un Traité international dont l’Australie était signataire), la France n’a pas voulu livrer des sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire dont elle avait pourtant la technologie, mais dans la zone sino-indo-pacifique que nous venons de caractériser, n’est-ce pas encore une politique de nouvelle ligne Maginot ou, pour s’adapter à l’Australie, une véritable politique de l’autruche qui consiste à mettre sa tête dans le sable en se réfugiant derrière des évidences des années soixante de l’époque du Général de Gaulle ?

Malgré cette déroute pacifique,
le coq gaulois a-t-il encore un avenir ?

Le psychodrame autour du contrat du siècle cassé unilatéralement par l’Australie peut-il être considéré comme une chance pour la politique française et européenne dans le Pacifique ?

On peut être d’accord sur le diagnostic global d’instabilité et de risque que présente à court terme la zone indo-sino-pacifique, et particulièrement l’épineux dossier de Taiwan, sans pour autant adhérer à la stratégie américaine de containment du Tigre chinois qui se cache derrière le concept stratégique « d’Indo-pacifique libre et ouvert ». En Europe qui est l’un des principaux partenaires commerciaux de l’Empire du Milieu, l’Allemagne et la France ne sont pas d’accord. Et l’on ne connaît pas beaucoup de pays membres voulant mettre à cran les Chinois. Il est vraisemblable que même le Royaume-Uni, tout fier d’être inclus dans le partenariat AUKUS, n’est que modérément partisan d’une politique très dure vis-à-vis de la Chine, comme l’a montré sa réaction dans la gestion concrète de la rétrocession de Hong Kong et l’application de l’adage « un seul pays, deux systèmes ».

Si l’on élargit aux pays de la zone Pacifique elle-même, ni le Japon, ni la Corée du Sud, ni l’Inde ne sont partisans d’une politique d’affrontement avec le Tigre chinois.

Affirmer les mérites intrinsèques du multilatéralisme de marché associé à une dissémination nucléaire est le prototype de la voie sans issue dans laquelle l’Europe occidentale s’était engagée entre 1870 et 1945. Il a fallu la déflagration des deux guerres mondiales (et encore la seconde n’était-elle accompagnée de l’arme nucléaire que dans sa dernière phase) pour qu’émerge un projet politique de dépassement de l’État-Nation et une voie économique de régulation forte du marché capitaliste. Ne souhaitons pas à la zone indo-pacifique de commettre nos erreurs européennes passées.

Cela implique que l’Europe fasse entendre une seule voix et promeuve une voie très pragmatique pour appuyer son projet de politique d’une défense commune. La dissuasion nucléaire n’a de sens qu’européenne.

Le coq gaulois cessera d’être arrogant s’il se meut au service du poulailler européen. Paradoxalement, c’est peut-être ce qu’il est en train d’apprendre dans l’ex-Afrique occidentale française avec le retrait de l’opération Barkane et son relai par des forces européennes et des Nations Unies.

Penser jouer sur les contradictions internes du Tigre ou l’aider à les résoudre

Une des lignes directrices importantes des relations avec la Chine devrait consister à ne pas se tromper de diagnostic. Tirer sur les moustaches du tigre tant qu’on peut ne donnera au mieux qu’une série de coups de griffes violents ou au pire, un holocauste nucléaire dont toute l’humanité pâtira. En fait, il faut aider la Chine à résoudre ses tensions internes (sociales, écologiques, industrielles) qui sont beaucoup plus fortes qu’elle n’est prête à le reconnaître. Et ce n’est certainement pas en vantant un développement débridé d’un capitalisme sauvage et le décret d’une démocratie formelle comme en Irak qu’on y arrivera.

Le nucléaire militaire français peut encore servir sur les vingt ans qui viennent, dans le cadre renouvelé d’une défense européenne post-nationale et unifiée à niveau fédéral, à rendre crédible un projet de développement de société harmonieuse et plus égalitaire, pour prendre au mot la Chine. Et donc une société plus soucieuse de la sauvegarde de la planète.

Les confettis de l’Empire français dans le Pacifique et l’Océan Indien peuvent servir de plateforme à ce projet européen qui devrait également mener une politique inclusive et compréhensive vis-à-vis de la Russie. Non pas un projet national lourdement grevé par l’héritage colonial. L’alternative en Nouvelle Calédonie ne peut en effet consister à choisir entre les Caldoches post-coloniaux, et les Kanaks transformés en pourvoyeurs de nickel à la Chine.

Enfin une dernière leçon s’impose : l’échec de Naval Group montre les limites d’un rôle trop autonome du complexe militaro-industriel tourné vers des exportations hasardeuses dans leurs destinataires ou dans leurs effets.

À l’heure où les économies les plus développées de la planète découvrent une dépendance effarante vis-à-vis des puces électroniques, des semi-conducteurs, des métaux rares, y compris et surtout pour la poursuite d’une économie dé-carbonée, la filière du nucléaire n’est plus du tout le nec plus ultra en matière de modernité et d’innovation. Les ingénieurs vont avoir du pain sur la planche.