Au-delà du Sud et du Nord

Au tournant du nouveau siècle, l’Amérique latine était vue comme le laboratoire de la résistance à l’hégémonie néolibérale : le Forum social mondial de Porto Alegre faisait contrepoids au Forum économique mondial de Davos. L’arrivée au pouvoir de gouvernements dits « progressistes » semblait transformer le laboratoire en un nouveau modèle de transformation politique et sociale. Deux décennies après, le bilan est accablant : au Venezuela « chaviste » règnent misère et autoritarisme ; au Brésil, le « lulisme » a été remplacé par Bolsonaro, en Bolivie, Evo Morales est tombé après avoir été désavoué par les urnes et par les rues ; Équateur et Argentine se débattent avec une terrible crise de la dette ; en Colombie, les accords de paix ont amplifié la guerre fragmentée ; au Chili la révolte des multitudes est prise en étau entre hibernation et nécropolitique.  L’Amérique latine semble bien correspondre à l’expression cynique qui la décrit comme « le bottom du monde, inéluctablement enfermée dans sa région géographique1 ». Un fin fond qui ressemble à un gouffre, à la fois ancien et récent. Ce qui nous intéresse ici est bien ce gouffre, prisonnier à la fois de sa géographie et de sa normalité néo-esclavagiste.

L’échec retentissant des gouvernements dits progressistes confirme cette impasse. La littérature politique en propose deux grandes explications. Pour l’une, ces gouvernements en seraient les responsables par leur option extractiviste ; pour l’autre, ils en seraient les victimes par l’épuisement du cycle des commodities 2. Derrière ces deux explications, il y a un seul et même déterminisme : la phase de valorisation des exportations de biens primaires aurait permis leurs succès  alors que son épuisement aurait entraîné  leurs échecs. Tout dépend donc du « développement », même lorsque sa forme est critiquée. Ce n’est pas la géographie qui enferme l’Amérique latine, mais ce déterminisme. Le piège est justement celui de vouloir rompre cet enfermement en pensant le Sud comme le Nord, sans transformer la notion même de Sud et de Nord.

Oswald de Andrade, le grand penseur d’une politique amérindienne, est allé jusqu’à dire qu’au Brésil « c’est le Sud qui a gagné3 ». Par une pirouette littéraire, il renversait les valeurs pour affirmer la puissance du métissage au Sud, que les Yankees auraient écrasé au Nord. La société et la politique américaines n’ont pas montré la même plasticité poétique que celle d’Oswald. Le racisme et sa violence sont encore une réalité au Nord et au Sud. En fait, le « sud » n’a gagné ni au Nord ni au Sud. Les conflits et les différences n’ont pas disparu, ils se sont diffus dans une fragmentation infinie où l’opposition entre l’ami et l’ennemi, au lieu de disparaître, se décline continuellement.

Plus ou moins au même moment qu’Oswald de Andrade, William Burroughs utilise le terme d’interzone  pour parler d’une juxtaposition d’images idiosyncrasiques et déterritorialisées, entre le grotesque et l’hybride : « minarets, palmiers, montagnes, jungle […]. Toutes les maisons de la ville sont jointes […]. Les odeurs de cuisine de tous les pays flottent sur la ville […] flûtes de haute montagne, jazz et be-bop, instruments mongols à une corde, xylophones gitans, tambours africains, cornemuses arabes […]. La ville est visitée par des épidémies de violence et les morts abandonnés sont mangés par les vautours dans les rues4 ».

L’interzone n’est pas une spatialité contextualisée ou géographiquement fixée. Son agencement est directement lié aux compositions et aux combinaisons d’expériences multiformes que Burroughs lui-même a vécues dans différents endroits, notamment lors de son séjour à Tanger, où l’écrivain a assisté au soulèvement anticolonial. À l’excitation des actes « révolutionnaires » s’ajoutent le chaos et la violence des impasses de la « libération » : « il [le chef du parti] porte des chaussures anglaises chères, des jarretières, des jambes musclées et poilues –  la dégaine d’un gangster parvenu en travesti ». « Il n’y a plus d’indépendants […]. La zone grouille de toutes sortes de dupes mais il n’y a pas de neutres là-bas5 ». La situation grotesque expose le cynisme des dirigeants nationalistes qui, au lieu d’être libertaires, produisent à la fois le chaos et le contrôle.

Or, Burroughs a vécu ce même état d’urgence lors de son passage dans la zone amazonienne, au début des années 1950. À la recherche de l’hallucination (ayahuasca), décrite comme un « voyage dans l’espace-temps », son expérience en Amérique du Sud, en particulier au Panama, en Colombie, au Pérou et en Équateur, a été dense de frustrations et « d’un horrible sentiment de malaise, désolation et fin », dans « les villes au bout des routes6 ». Parmi les vols innombrables, les contrôles de police, les barrières douanières et la présence d’un marasme insupportable, Burroughs a signalé à Allen Ginsberg la dégradation et la misère, principalement dans les régions périurbaines, où l’échec des innombrables attentes économico-extractives n’arrête pas la croyance dans le progrès « comme le retour du Christ ». L’Amérique du Sud lui a présenté un dilemme : une modernisation fragmentée et prédatrice coexistait avec un silence singulier et vibrant de la forêt. C’est la caractéristique de l’hybride, de ce qui au début n’est pas oriental, mais n’appartient pas non plus à l’Ouest –  « un endroit où le passé inconnu et le futur émergeant se rencontrent avec un bourdonnement vibrant et dépourvu de son…7 ».

Interzones politiques

Par-delà le Sud et le Nord, on peut caractériser les Amériques comme une interzone : une « salle d’attente », un état de suspension et un seuil. Une condition où les frontières n’expliquent rien. C’est ce terme qui sert d’inspiration à ce dossier, pour décrire la turbulente et troublante situation politique et sociale sud-américaine au seuil de la troisième décennie du nouveau siècle. La région est imprégnée d’innombrables différences historiques et culturelles (ou même plurinationales) et en même temps, elle est traversée d’innombrables expériences néo (colonial-moderne-occidental-nationaliste-libéral-socialiste-développementiste…). C’est là qu’elle devient « inter » : entre les Sud et le Nord, entre l’Ouest et l’Est, les terres basses et les Andes, de l’Atlantique au Pacifique en passant par les Caraïbes. Cependant, c’est par l’Amazonie que la dimension d’(inter)zone est encore plus évidente et gagne une force et forme singulières, pour exiger une autre géo philosophie.

C’est dans cette perspective que nous proposons d’analyser les événements politiques récents qui ont conduit au déclin de ce qu’on appelle le « progressisme », ainsi que la juxtaposition des vecteurs sociaux et politiques qui constituent l’Amérique du Sud comme un ensemble d’interzones, par-delà des frontières et des coordonnées disciplinaires et biopolitiques modernes. Même si certains articles se concentrent sur les trajectoires de certains pays, ils composent une mosaïque des lignes politiques qui se croisent –  l’extractivisme, le militarisme, la bureaucratisation, le populisme et les résistances territoriales. Ainsi, ils pensent tous les interzones et c’est pour cela que les deux axes de cette Mineure sont, d’une part, les deux articles sur l’Amazonie et, d’autre part, ceux sur la guerre diffuse (la généalogie du gouvernement Bolsonaro et la dérive du « chavisme » au Venezuela).

L’Amazonie est un réservoir de vie et des signaux (biozone), entre les abeilles et les sentinelles de la nature. Elle est en même temps en feu : l’« entre » de la fragmentation infinie et de la perte de sens. Ce qu’il nous faut, c’est un redesign de l’Amérique, de ce « fond » qui nous intéresse justement parce que c’est un « fond » non-moderne, non-rationalisé (mais pas irrationnel), qui contient la puissance de résistance dont nous avons besoin aujourd’hui.

1 Tim Marshall, Prisoners of Geography, Elliott and Thompson, Londres, 2015, p.  251.

2 Produits de base.

3 O Estado de São Paulo, São Paulo, 9 octobre 1943.

4 Festin Nu, Olympia Press, Paris, 1959.

5 Idem.

6 Traduction du portugais. Burroughs William, Ginsberg Allen, Cartas do Yagê, L&PM Pocket, 2013.

7 Idem.