« … dans tous les cas, le design […] est impliqué dans une sorte de bataille titanesque psycho-politique, dans laquelle les forces de l’espoir et les forces du désespoir s’affrontent comme deux puissances mondiales ou des atmosphères totales1…»

Peter Sloterdijk

Personne n’a probablement disséqué la nature bipolaire du design mieux que Peter Sloterdijk : le design comme méthode de résolution de problèmes et de planification de l’avenir, d’une part, et le design comme discipline qui se replie sur elle-même, comme le problème du problème, d’autre part. Le design comme force de transformation et de rédemption de la société et le design en crise permanente. Le design comme cause des déroutes actuelles – sociales, économiques, écologiques, politiques, culturelles, biologiques et autres – et le design comme « racine ontologique des universalismes responsables des formes asymétriques de violence auxquelles la vie humaine et non humaine est confrontée aujourd’hui et dans le futur2. »

Et les designers ? Sloterdijk les présente comme « des fabricants de masques pour une confiance illimitée, et des créateurs d’outils de simulation pour des espoirs trompeurs et des fausses solutions… des fournisseurs de jouets pour les derniers hommes et des inventeurs d’outils qui doivent faire leurs preuves dans des ateliers du futur3… »

Le problème est que le concept même de design reste flou à ce jour et que, au moins depuis le dicton de Viktor Papanek selon lequel « les hommes sont tous des designers4 », il ne cesse d’étendre ses domaines d’application, en y englobant même notre façon de penser. Aujourd’hui, tout est design, ou, pour le dire avec Bruno Latour : « plus les objets sont transformés en choses – c’est-à-dire plus les faits neutres sont transformés en choses qui nous concernent – plus ils deviennent des objets de design5. » Latour affirme que le mot design tend à remplacer à la fois révolution et modernisation 6 : de plus en plus, on lui demande de fournir une réponse à tout, tant dans la construction du présent que dans le façonnage de l’avenir. Dans les discours, s’impose une définition du design comme Future-Making, comme médiateur entre l’espace et le temps, comme moteur de toute innovation et nouveauté7.

À bien regarder, ce répertoire de concepts à la mode s’inscrit dans la continuité des récits que la modernité avait bâti autour du principe du progrès, et, même lorsqu’on stigmatise la faillite de ces récits historiques, on en réaffirme tout de même le principe, sous une nouvelle apparence rhétorique. « Sommes-nous en train de vivre la crise de l’ordre mondial libéral ? » se demandent par exemple les auteurs de la plateforme de recherche interdisciplinaire Making crisis visible. Et d’ajouter : « si notre mode de vie et de production sont les déclencheurs de la crise de notre terre, pouvons-nous aussi être ceux qui la résolvent ? La crise du fondement de l’existence humaine que nous vivons nous oblige non seulement à agir, mais aussi à corriger fondamentalement nos actions. Alors que la science met en garde, que l’art aiguise notre attention, et que le design ne peut que suggérer des solutions, c’est nous tous qui devons agir8… »

Si l’on envisage les cinquante dernières années, depuis le moment où il devient évident que la crise n’est plus transitoire mais permanente, la question de savoir ce que le design pourrait apporter au développement d’un meilleur environnement est sans cesse posée aux designers. Déjà en 1970, le Centre international de design (IDZ), fondé à Berlin-Ouest, lance une enquête, en demandant à plus de cent designers, architectes, urbanistes, historiens de l’art et sociologues de répondre aux trois questions suivantes : « Comment notre environnement devrait-il être conçu pour mériter le nom d’environnement humain ? Quelle est la fonction du design à cet égard ? Comment pensez-vous que la discipline que vous représentez puisse contribuer à clarifier les problèmes9 ? »

Parmi les personnes interrogées figurent les protagonistes bien connus de l’école de design d’Ulm, qui avait fermé ses portes peu avant (1968), Otl Aicher, Gui Bonsiepe, Max Bill, Tomás Maldonado, ainsi que l’influent sociologue Lucius Burckhardt et le designer allemand le plus célèbre de l’époque, Dieter Rams. Les réponses sont aussi claires que révélatrices. Burckhardt explique que la croyance « qu’un environnement humain peut être produit par le design » est « l’une des erreurs fondamentales des pionniers du mouvement moderne. L’environnement humain n’est qu’en partie visible et fait l’objet d’une conception formelle ; dans une bien plus large mesure, cependant, il est constitué de facteurs organisationnels et institutionnels10. » C’est pourquoi, selon Burckhardt, la transformation nécessaire relève plutôt de la politique. Pour sa part, Otl Aicher s’interroge sur les raisons pour lesquelles notre monde est devenu si inhumain et sur la contribution de facto du design environnemental à la prévention de cette dégradation. Il en conclut que le design industriel « a accéléré la dégradation, car il s’est laissé atteler à l’appareil déterminant de la domination du marché et de l’expansion économique11. » En faisant référence à la question du pouvoir et en déployant une critique lucide de l’inhumanité d’une « société fondée principalement sur l’expansion de la consommation12 », le designer allemand frappe au cœur du discours idéologique mené des deux côtés du rideau de fer, à l’époque de la Guerre froide, sur la suprématie de l’interprétation et sur le rôle et la fonction du design.

L’exemple le plus célèbre est représenté par la rencontre entre Nikita Khrouchtchev et Richard Nixon en 1959 à l’Exposition nationale américaine de Moscou, passée à l’histoire sous le nom de « Kitchen Debate », au cours de laquelle les deux chefs d’État discutent des réussites sociales du capitalisme et du socialisme, des lave-vaisselle aux satellites13. À l’époque, les expositions de design constituent des importantes plateformes de propagande, où la concurrence entre les systèmes politiques est ouvertement affichée : le design pour le nouvel homme socialiste à l’Est contre celui pour le nouveau consommateur démocratique à l’Ouest.

Les « valeurs utilitaires pour le mode de vie socialiste » sont également un thème récurrent dans le plus important magazine professionnel de design de l’ex-RDA, form + zweck. En 1970, l’année même où l’IDZ lance sa campagne de l’autre côté du mur de Berlin, les rédacteurs de form + zweck publient une série d’entretiens sur le rôle du design. Notamment, l’influent sociologue Fred Staufenbiel propose une définition du design comme « un élément fondamental de l’exploitation capitaliste et de la manipulation comportementale destiné à installer le sujet humain exploité dans un état de bien-être14. » Dans cette perspective, la responsabilité humaniste des designers, évoquée à plusieurs reprises, ne serait finalement qu’une utopie, « car le design, lorsqu’il est pratiqué, constitue une composante qui vise à augmenter l’efficacité de l’exploitation du capital15 ». L’une des différences cruciales par rapport aux pratiques de conception capitaliste, soulignée à maintes reprises par la revue, réside dans le fait que le designer devrait être toujours guidé par les besoins fondamentaux de la société, qui, après tout, inclut toujours l’individu. Par cette vocation, le design pour la société socialiste s’éloignerait automatiquement du design de consommation, modèle du monde riche occidental, en conduisant aussi à des conceptions formelles et esthétiques différentes16.

L’année 1975 est une année importante pour l’histoire du positionnement du design dans le contexte politique mondial, puisque le 9e congrès de l’ICSID17 sous le titre Design for Man, Design and Society a lieu à Moscou et donc, pour la première fois, dans un pays socialiste. L’invitation vient de l’institut de design russe VNIITE et de son dynamique directeur et fondateur, Yuri Soloviev18. Et, comme prévu, la question de la relation entre le design et l’État s’impose vite dans le congrès. Comme l’explique Soloviev, dans une interview publiée sur forme + zweck : « Dans la plus importante conférence internationale sur ce sujet, le design est défini comme un moyen nécessaire pour exploiter plus efficacement les ressources de chaque pays. Il s’agit, bien entendu, de problèmes qui relèvent de la planification et de la gestion de l’État19. »

Le directeur du VNIITE n’hésite pas à prendre position par rapport au rôle des designers. S’il confirme que, sans leur apport, aucun problème social ne peut être résolu, il situe l’État toujours au-dessus, avec sa responsabilité sociale : « Sans une utilisation ciblée des possibilités du design à l’échelle de l’État, le progrès social est rendu beaucoup plus difficile20. »

Sur ce point, lors de la préparation de ce congrès, émergent des désaccords entre Soloviev et Tomás Maldonado, qui, alors qu’il n’était invité qu’à discuter de l’environnement, voulait également présenter des propositions pour une politique de conception pour les pays socialistes et ceux en transition vers le socialisme21. La revue form + zweck, qui a largement rendu compte du congrès, a résumé la contribution de Maldonado comme suit : « Son objectif était […] la planification sociale et le contrôle des besoins, auxquels le designer doit participer activement, au lieu de se contenter de multiplier les produits par des variantes22… »

Pour sa part, Martin Kelm, le directeur de l’Amt für industrielle Formgestaltung (AIF), la plus importante institution de design de l’ex-RDA, prône la création d’un groupe de travail au sein de l’ICSID même, autour du thème « design et politique d’État », si central dans la perspective socialiste, afin de développer des pratiques de coopération dans la réalisation des « intentions humanistes aussi dans des États capitalistes23. »

La question de l’humain dans, avec et par le design a donc toujours été centrale, même dans des systèmes politiquement antagonistes, et reste encore aujourd’hui l’une des questions essentielles dans toute recherche de solutions aux multiples crises. Mais, dans les discours, un paradoxe s’est progressivement affirmé : le design industriel est à la fois accusé d’être responsable de l’échec du rêve néolibéral de la société de l’abondance et de la globalisation, et pointé comme le moyen pour une possible solution. Si, dans l’enquête IDZ citée avant, Otl Aicher fait le constat d’un statu quo, vingt ans plus tard, dans sa conférence de Londres en 1993, Tomás Maldonado résume les évolutions des discours sur le design : « Ces dernières années, […] des théories ont été développées pour suggérer qu’il existe deux types de design différents et opposés : d’une part le design froid, qui appartient au monde de la production industrielle et de la consommation de masse, et d’autre part, le design chaud, le produit parcimonieux destiné à la gratification artistique et culturelle de quelques privilégiés. La valeur de jugement implicite dans l’utilisation de notions telles que froid et chaud est évidente : le design froid est clairement non humain, tandis que le design chaud est humain jusqu’à un certain point24. »

Intitulée Are we human ?, la troisième Biennale du design d’Istanbul (2016) ne se demande plus ce qu’il y a d’humain dans le design, mais reprend la thèse de Bruno Latour citée plus haut selon laquelle le design a remplacé la révolution et la modernisation : au moment où « le design est devenu le monde » – postulent les deux commissaires Beatriz Colomina et Mark Wigley –, sa véritable ambition est désormais de « redessiner l’humain25 ». Le voyage archéologique qu’ils proposent, dans les généalogies profondes du design, se termine par l’affirmation qu’il faut désormais mettre le design « sur le divan » pour en révéler la véritable psyché : « Le design est rempli par ce qu’il veut cacher. La simple question “Sommes-nous humains ?” n’est qu’une façon de dire “Qu’est-ce que le design26 ?” »

Traduit de l’allemand
par Emanuele Quinz

1Peter Sloterdijk, Das Zeug zur Macht : Bemerkungen zum Design als Modernisierung von Kompetenz (2006), in Der ästhetische Imperativ. Schriften zur Kunst, Berlin, Suhrkamp, 2014, p. 159.

2Tony Frey, Adam Nocek (dir.), Design in Crisis, Londres / New York, Routledge, 2021, p. 2.

3Sloterdijk, op. cit., p. 161.

4Victor Papanek, Design pour un monde réel [Design for the Real World, 1970], sous la direction d’Alison J. Clarke et Emanuele Quinz, Dijon, Les Presses du réel, 2021, p. 41.

5Bruno Latour, « A Cautious Prometheus ? A Few Steps Toward a Philosophy of Design (with Special Attention to Peter Sloterdijk) », in Fiona Hackne, Jonathn Glynne& Viv Minto (dir.) Proceedings of the 2008 Annual International Conference of the Design History Society – Falmouth, 3-6 Septembre 2009, Universal Publishers, p. 2-10.

6Ibid.

7Susan Yelavich, Barbara Adams (dir.), Design as Future-Making, Londres / New York, Bloomsbury Academic 2014.

8https://makingcrisesvisible.com (dernier accès 20 avril 2022).

9Internationales Design Zentrum IDZ (dir.), Design ? Umwelt wird in Frage gestellt, Berlin, 1970, p. 30.

10Ibid.

11Ibid., p. 10.

12Ibid.

13Khrouchtchev a fait valoir la supériorité du socialisme avec le satellite Spoutnik, avec lequel l’ex-URSS a ouvert l’ère de la course à l’espace. En revanche, selon lui, les lave-vaisselle étaient des biens de consommation carrément ridicules. Sarah T. Phillips, Shane Hamilton (dir.), The Kitchen Debate and Cold War Consumer Politics : A Brief History with Documents, Boston / New York, Bedford/St. Martins, 2014.

14« Gebrauchswerte für sozialistische Lebensweise. Vier Fragen beantwortet von Professor Dr. Fred Staufenbiel », form + zweck, 1/1970, p. 4-7, p. 5.

15Ibid.

16Katharina Pfützner : Designing for Socialist Need. Industrial Design Practice in the German Democratic Republic, Londres / New York, Routledge, 2017.

17L’International Council of Societies of Industrial Design a été fondé à Londres en 1957. Lors du premier congrès, en 1959 à Stockholm, l’organisme a adopté une définition officielle du design industriel comme « le processus de conception appliqué aux produits destinés à être fabriqués par des techniques de production de masse. Cela distingue le design industriel du design artisanal, où la forme du produit est déterminée par le créateur du produit au moment de sa création », https://wdo.org/about/history

18Sur l’importance et l’influence de VNIITE en Russie et dans les anciennes républiques soviétiques, voir également Dmitry Azriakan, « VNIITE, Dinosaur of Totalitarianism or Plato’s Academy of Design ? », Design Issues, 15/3, 1999, p. 45-77.

19« Interview mit Dr. Jurij Solowjow, Direktor des gastgebenden WNIITE, über das Thema und geplanten Ablauf des Kongresses : Design für Mensch und Gesellschaft », form + zweck, 2/1975, p. 2.

20Ibid.

21C’est ce qui ressort d’une lettre de François Burckhard, directeur de l’IDZ, à Carl Auböck, président de ICSID. Je tiens à remercier Alyona Sokolnikova pour son éclairage sur cette lettre.

22« ICSID ’75 Moskau », form + zweck, 1, 1976, p. 3-5, 4.

23Ibid.

24Tomás Maldonado, « Industrial Design. Some Present and Future Queries », Journal of Design History, Vol. 6/1, 1993, p. 2.

25Beatriz Colomina, Mark Wigley, Are we human ? Notes on an Archaeology of Design, Zurich, Lars Müller Publishers 2016, p. 9.

26Ibid., p. 275.