En rajoutant à la médiasphère une nouvelle couche de communications globales, instantanées et modulables à l’infini, les technologies numériques ont commencé à restructurer drastiquement toutes les couches de l’économie mondiale. Depuis les emballements du trading automatique dans les plus hauts cercles de la finance jusqu’à la vente de poissons par téléphone portable dans les plus petits ports d’Afrique, de nouvelles sources de profits et de nouvelles formes d’exploitation viennent se superposer à celles que connaissait (et que connaît toujours) le capitalisme industriel. Quelle est la nature de ces nouveaux modes d’exploitation ? Comment les contrer ? Comment l’économie de l’attention vient-elle surdéterminer les conflits d’intérêts de l’économie classique ? Quelles nouvelles luttes entre quelles nouvelles classes prennent forme sous nos yeux, à l’occasion du déploiement du capitalisme cognitif ? Voilà les questions auxquelles ce dossier tente d’apporter quelques réponses.
Du Mechanical Turk
au free labor
Le simple fait de pouvoir communiquer à travers la planète à un coût marginal virtuellement nul suffit à entraîner des conséquences dramatiques pour des pans entiers du travail intellectuel et relationnel. Tout le monde connaît la délocalisation des centres d’appels téléphoniques vers l’Inde ou le Maghreb. On connaît moins bien, pour le moment, les différentes agences transnationales qui proposent de délocaliser sur une base ponctuelle les opérations intellectuelles les plus diverses. Vous devez traduire une vidéo de 22 minutes de l’anglais en espagnol ? Pourquoi payer un traducteur européen au prix fort alors que vous pouvez passer par le Mechanical Turk (lancé par amazon.com), Elance.com ou oDesk.com, qui vous mettent en contact avec un intellectuel précaire latino-américain, très heureux de faire pour moins de 50 $ ce qui vous en aurait coûté 1 500 au tarif conventionné ? La qualité de la traduction sera calamiteuse ? Pas forcément, dès lors que ces agences mettent en place un système d’évaluation par les utilisateurs. Alors qu’un étudiant uruguayen fera un piètre travail pour 22 $, un traducteur doté d’un rating de 4,9 étoiles (sur un maximum de 5) monnaiera ses services haut de gamme pour 33 $. Évalué à un milliard de dollars en 2012, ce type d’emploi devrait se monter à 5 milliards en 2018.
Ces chiffres sont encore assez faibles au niveau de l’économie mondiale, et le numérique ne fait ici rien de bien nouveau. Comme le remarque Trebor Scholz dans un excellent volume collectif consacré à ces questions, on a affaire dans de pareils cas « à de nouvelles formes de main-d’œuvre, mais à d’anciennes formes d’exploitation » : en baissant le coût et en accélérant la vitesse de la mise en communication entre les points du réseau, Internet élargit le domaine de la mise en concurrence, tire les hauts salaires vers le bas (mais aussi les bas salaires vers le haut) – accroissant au passage les profits de ceux qui sont en position de jouer sur cette concurrence élargie. Comme le remarque le même auteur, en se focalisant sur ce type de phénomènes, on en risquerait d’oublier une forme bien plus massive d’exploitation, celle qui rend « le travail numérique [digital labor] du monde surdéveloppé dépendant de la sueur du travail exploité dans un pays comme la Chine ».
Plus intéressante est la catégorie du free labor (travail gratuit). Comme l’a bien analysé Tiziana Terranova depuis plus d’une décennie, le free labor sur Internet « comprend les activités de construire des sites, de modifier des logiciels, de lire et de participer à des mailing lists, de construire toute sorte d’espaces virtuels » : « le free labor est ce moment où toute une consommation avisée de culture se traduit en un excès d’activités productives, qui sont embrassées avec plaisir, mais qui se trouvent en même temps souvent exploitées de façon éhontée ».
Ce n’est pas parce qu’on travaille gratuitement qu’on se trouve nécessairement en position d’être exploité. Il est des configurations où chacun peut bénéficier du travail augmentant la puissance collective du commun, même s’il n’est pas rémunéré directement dans le cadre d’un emploi salarié. Un des emblèmes les plus suggestifs de ce travail productif gratuit est le captcha (Completely Automated Public Turing test to tell Computers and Humans Apart) inventé par Luis von Ahn en 2000, alors qu’il avait à peine 22 ans. Lorsque vous souhaitez payer en ligne ou télécharger un livre numérisé par Google Books, vous voyez parfois apparaître quelques lettres tordues, que vous pouvez retranscrire pour vous identifier comme un humain (c’est-à-dire un utilisateur de bonne foi), puisque les logiciels destinés à saturer les services de demandes paralysantes sont actuellement incapables d’identifier ces caractères déformés. Si chacun de nous utilise captcha comme une clé donnant accès à un service restreint, le programme nous utilise en retour pour constituer un logiciel de reconnaissance de caractères infiniment plus puissant que ceux qui existent à ce jour : en déchiffrant humainement des lettres tordues, nous travaillons pour apprendre à la machine à affiner ses capacités de déchiffrement. Avec 200 millions de mots traités ainsi chaque jour sur Internet, le logiciel issu de ce programme (recaptcha) a pu faire des progrès considérables, dont nous sommes tous susceptibles de profiter à travers des numérisations plus exactes des textes scannés.
Comme l’illustre cet exemple, lorsque nous interagissons sur Internet, l’intelligence individuelle propre à nos comportements humains constitue une source constante et une puissance énorme d’intelligence commune diffuse, qu’un algorithme bien conçu peut parfois rendre étonnamment productive. L’émergence du numérique, c’est d’abord le jaillissement (souvent passionné et ludique) de cette intelligence diffuse, dont la mise en réseaux en temps réel permet de multiplier merveilleusement la puissance libératrice et culturellement enrichissante.
Du playbor
au parasitisme vectorialiste
Et pourtant, le capitalisme contemporain est agencé autour de la capture parasitaire de la productivité (plus ou moins diffuse) de ce travail gratuit : « le free labor est le travail immanent au capitalisme tardif, et le capitalisme tardif est ce mode de production qui tout à la fois favorise le travail gratuit et qui l’épuise ». Fans, blogueurs, contributeurs à des sites collectifs ou à des listes de diffusion, voire invités de téléréalité : autant de formes de main-d’œuvre non rémunérée qui relèvent du « playbor », mélange indissociable de plaisir ludique (play) et de travail productif (labor), faisant d’Internet un mixte instable et déroutant de terrain de jeu et d’usine.
Comment définir et mesurer les nouvelles formes d’exploitation auxquelles nous soumet l’appareil de capture capitaliste ? Matteo Pasquinelli, dans son ouvrage Animal Spirit. A Bestiary of the Commons – dont un chapitre constitue sa contribution à ce dossier – propose de les saisir par une critique du « digitalisme ». L’idéologie digitaliste représente Internet comme un réseau horizontal, constitué de rapports symétriques et fondamentalement démocratiques, au sein duquel les nœuds/agents produisent et échangent sur une base égalitaire, dont le peer-to-peer représente le modèle général. S’inspirant de la théorie du parasite formulée par Michel Serres en 1980, Matteo Pasquinelli souligne qu’on ne peut bien comprendre la reconfiguration de nos modes de production par le numérique qu’en y reconnaissant une structure ternaire (et non binaire comme le peer-to-peer), asymétrique, dans laquelle un parasite immatériel extrait un surplus d’énergie (qui peut prendre la forme de travail, de profit ou d’investissements libidinaux) pour l’attribuer à un tiers, qui se trouve ainsi bénéficier d’une rente de monopole. L’évolution récente de l’industrie musicale illustre son analyse : « les échanges et réseaux de pair-à-pair ont certes affaibli l’industrie musicale, mais le surplus a été réalloué en faveur d’entreprises produisant de nouvelles formes de hardware [baladeurs mp3, iPods] ou contrôlant l’accès à Internet [Verizon, Orange, SFR] ».
Michel Bauwens parle de capitalisme « netarchique » – replaçant le sacré (hiéros) du « hiér-archique » par le réseau (net) de la « net-archie » – pour désigner « ce secteur du capital qui comprend la nature hyperproductive de la production de pair-à-pair, et qui aide cette production sociale à se réaliser, mais qui la conditionne à la possibilité d’en extraire de la valeur au profit des détenteurs de capital ».
McKenzie Wark, qui contribue également à ce dossier par un chapitre de son dernier ouvrage, élabore depuis son Manifeste Hacker de 2004 une analyse socio-économique opposant deux entités collectives qui structurent une nouvelle forme de lutte des classes à l’âge du numérique. La classe des hackers, en se livrant à des bricolages de divers types (technologiques, conceptuels, esthétiques, politiques), produit de nouvelles connaissances et de nouvelles cultures – autrement dit, un surplus d’« information » – mais sans posséder les moyens de réaliser la valeur de ce qu’elle crée. En face d’elle, « la classe vectorialiste ne produit rien de nouveau. Sa fonction est de tout rendre équivalent, en transformant la nouveauté en marchandise. Elle peut le faire parce qu’elle possède les moyens de réaliser la valeur de ce qui est nouveau ». Car « l’information n’est jamais immatérielle. Elle ne peut pas ne pas être incorporée matériellement (embodied). Elle n’a pas d’existence en dehors du matériel ». Les vecteurs, ce sont justement les câbles, les disques, les serveurs, les entreprises, les flux d’investissement dont l’information a besoin pour pouvoir être stockée, classée, retrouvée, et pour pouvoir circuler dans l’espace et le temps entre les humains.
La classe vectorialiste est donc constituée par tous ceux qui contrôlent et qui profitent de la nécessaire vectorialisation matérielle de l’information – que ce soit à travers la production industrielle d’iPads, de câbles ou de microprocesseurs (Foxconn, Sony, Apple), à travers le déploiement de réseaux de communication monopolisés par des multinationales privées (Orange, Verizon, Google, Facebook), à travers la marchandisation de l’information elle-même par les artifices légaux de la propriété intellectuelle (Microsoft, Universal), ou à travers le contrôle des vecteurs par lesquels passe la financiarisation des investissements qui abreuvent toutes ces entreprises (Goldman Sachs).
Cinq types d’exploitation superposés dans les strates du numérique
Les nouvelles luttes de classe qui se déroulent sur le terrain instable de l’usine-terrain-de-jeux numérique relèvent d’au moins cinq types différents d’exploitation. D’une part – parce que le capitalisme cognitif n’a nullement remplacé le capitalisme industriel, mais s’est simplement superposé à lui – les anciens modes d’exploitation si clairement analysés par Marx continuent à opérer partout où des corps humains sont soumis, dans des usines qui n’ont rien de terrains de jeux, à l’extraction de profit sur les chaînes de montage dont émanent nos différents gadgets électroniques à rapide obsolescence programmée. On passe d’habitude trop rapidement sur cette réalité énorme, qui participe pleinement de l’économie numérique, dès lors que l’information doit être « incorporée matériellement » pour être stockée ou mise en circulation. Ce premier type d’exploitation salariale n’en constitue pas moins – en Chine, mais aussi dans l’ensemble du monde « sous-développé », à travers les extractions minières ou les besoins énergétiques nécessaires à cette production industrielle – la base première des autres formes d’exploitation numérique.
Le deuxième type, discuté dans ce dossier par les articles de Matteo Pasquinelli et McKenzie Wark, repose non directement sur le travail corporel de la matière, mais sur l’appropriation du travail humain par les droits de propriété intellectuels. Parasitisme immatériel, netarchie et vectorialisation consistent ici à restreindre et à contrôler par des dispositifs légaux l’utilisation des différents types d’« informations » (au sens très large) produits par la classe des hackers. Lorsqu’un artiste, un ingénieur, un designer, un concepteur, un chercheur « invente » quelque chose d’inédit, il peut soit l’offrir au libre accès et à la libre utilisation de tous, comme c’est le cas des logiciels libres, des inventions placées sous copyleft ou sous les régimes relevant des Creative Commons, soit le monnayer sous les auspices d’une entreprise vectorialiste, qui aura pour charge d’en « réaliser la valeur » en le soumettant au régime du droit d’auteur et du copyright. Ce deuxième type d’exploitation relève de ce que l’économie classique identifie comme une rente de monopole : on ne s’enrichit plus de la sueur de travailleurs auxquels on soustrait la plus-value générée par leur travail salarié ; on s’assure des profits en restreignant, par un dispositif légal relevant du droit de propriété privée, l’accès à des biens affectés d’une rareté parfaitement artificielle.
Le numérique connaît toutefois, comme on l’a entrevu plus haut, un troisième type d’exploitation reposant sur des mécanismes assez différents. Lorsqu’un internaute transcrit les lettres d’une clé captcha, lorsqu’un fan aide les scénaristes d’une série télévisée à imaginer un épisode à venir, lorsqu’une blogueuse lance une idée qu’un chercheur fera fructifier au sein d’un laboratoire pharmaceutique, aucun de ces producteurs ne travaille dans le cadre d’un rapport salarial. Il produit de l’« information » par plaisir, dans le cadre d’une forme de playbor qui ne se conçoit pas elle-même comme productive mais plutôt comme ludique.
Cette information peut toutefois se faire capturer en aval, à la suite de sa diffusion dans le commun d’Internet, par des dispositifs relevant du droit de propriété – lorsque Google vend son logiciel de reconnaissance de caractères, lorsque la chaîne de télévision vend sa série, lorsque le laboratoire met un brevet sur le médicament. Il n’est pas absolument nouveau de voir des (micro-) inventions humaines originellement gratuites se trouver produire des effets lointains, appropriés par dispositifs marchands – cette dynamique est à la source d’innombrables développements industriels. L’usine-terrain-de-jeu planétaire qu’est en passe de devenir Internet donne toutefois à cette troisième forme d’exploitation netarchique une généralisation, une richesse potentielle et une intensification radicalement nouvelles, qu’analysent Tiziana Terranova ou Andrew Ross dans leurs travaux respectifs.
Mark Andrejevic souligne pour sa part l’importance d’une quatrième forme d’exploitation, qui ne porte plus directement sur une plus-value spoliée par un détournement parasitaire envers ceux qui la produisent, mais sur la perte de contrôle et sur la forme d’emprisonnement que subissent les internautes en se trouvant enfermés dans des dispositifs dont les paramétrages leur échappent. « L’exploitation n’a pas seulement trait à la perte de valeur monétaire, mais aussi à une perte de contrôle sur sa propre activité productive et créatrice. […] Une critique de l’exploitation du travail gratuit devrait mettre en lumière les modalités très réelles selon lesquelles le contrôle des nouvelles ressources productives est concentré dans les mains d’une toute petite minorité, ce qui leur permet de s’approprier pour leur profit l’activité du plus grand nombre, qui doivent brader leurs informations personnelles afin de s’assurer l’accès aux ressources productives et informationnelles de l’ère numérique ».
Ce quatrième mode d’exploitation, que je qualifierai de protocolaire, souligne donc l’aliénation que je subis en me trouvant soumis à ce qu’Alexander Galloway a précisément défini comme des « protocoles » communicationnels, dont (sauf à devenir hacker moi-même) je ne peux pas modifier les paramètres qui me soumettent pieds et poings liés aux manipulations et aux exploitations diverses imaginées par la classe vectorialiste pour maximiser ses profits. Une fois que j’ai numérisé toute ma collection de cds sur Windows Media Center ou que j’ai commencé à encoder mes textes sous Word, je suis prisonnier des protocoles développés par Microsoft, avec des coûts considérables en termes de temps d’apprentissage et de transcodage si je souhaite basculer d’un régime protocolaire à un autre – voir sur ce point la contribution d’Alicia Amilec à ce dossier, qui explore les enjeux et les moyens de transpercer cette exploitation protocolaire.
La tendance récente qui nous invite fortement à stocker nos données sur un « cloud » dont Google, Facebook ou Apple peuvent faire ce qu’ils désirent à notre insu – plutôt que sur des supports physiques (disques durs, cd-rom) dont nous gardons la possession et le contrôle – va dans le même sens très préoccupant d’une nouvelle aliénation artificiellement induite dans nos dispositifs médiatiques, sous la pression de logiques de captation capitalistes. Comme le soulignent pertinemment Ned Rossiter et Soenke Zehle, « en même temps que la prolifération d’appareils mobiles contrôlés par le régime propriétaire des grandes marques sépare une nouvelle génération d’utilisateurs des rapports plus localisés que les générations antérieures entretenaient avec leur ordinateur personnel, la diffusion du cloud computing comme paradigme infrastructurel premier du stockage et de l’accès aux services – en parfait accord avec les besoins du profilage et de l’extraction de données – établit un nouveau technocentralisme, qui a de quoi donner à réfléchir aux évangélistes de l’Internet comme vecteur de décentralisation démocratique. Ce qui est en jeu, c’est, encore une fois, “l’autorité d’agir” et, avec elle, la question de l’action elle-même ».
Enfin, un cinquième type d’exploitation repose sur l’adage voulant que « si un produit vous est offert gratuitement, c’est que le vrai produit, c’est vous ! ». Il n’y a plus ici ni rapport salarial, ni invention explicite, ni dynamique hyperproductive de pair-à-pair, ni nécessairement enfermement protocolaire, puisque l’exploitation ne porte même plus sur une activité productrice de bien marchand(isable)s, mais sur l’identification de l’internaute comme consommateur. On voit la nouveauté radicale de cette quatrième forme d’exploitation, qu’on peut qualifier d’attentionnelle en s’appuyant sur les travaux de Georg Franck, dont une contribution majeure est publiée dans ce dossier.
À la suite de Gabriel Tarde, de Guy Debord, de Maurizio Lazzarato et de Jonathan Crary, Jonathan Beller a bien analysé la façon dont les mass-medias fonctionnent comme une usine-terrain-de-jeux déterritorialisée en charge de produire les désirs consuméristes dont a besoin la production industrielle pour écouler ses marchandises. À la suite d’Alvin Toffler qui avait introduit dès 1980 la notion de prosumer (« prosommateur ») pour souligner « l’effacement progressif de la ligne séparant le producteur du consommateur », Christian Fuchs analyse la stratégie d’accumulation de profit par laquelle les entreprises vectorialistes « donnent au public un accès libre et gratuit à des services et plateformes, les laissent en produire le contenu et accumulent de ce fait de grandes masses de prosumers, qui peuvent alors être vendus comme une marchandise à ces tiers que sont les annonceurs et les publicitaires. Il ne s’agit plus de vendre un produit à des utilisateurs, mais de vendre des utilisateurs à des annonceurs. Plus il y a d’utilisateurs sur une plateforme, plus élevés sont les revenus qu’on peut tirer de la publicité ». C’est ici l’attention des auditeurs, spectateurs et internautes qui constitue le lieu principal d’extraction du profit.
Économie de l’attention et capitalisme mental
C’est sur le rôle central joué par l’économie de l’attention que porte la contribution de Georg Franck à ce dossier. À la suite de ses travaux pionniers sur ce sujet, qui ont paru dès 1993 sous la forme d’un long article, puis en 1998 sous la forme d’un livre intitulé Ökonomie der Aufmerksamkeit, Georg Franck a publié en 2005 un ouvrage important, Mentaler Kapitalismus, sous-titré « Une économie politique de l’esprit », dont les lignes principales sont résumées dans l’article traduit ici pour la première fois en français. Il y montre en quoi la publicité constitue une forme d’occupation et d’exploitation de notre ressource la plus précieuse, notre attention – qui est en passe de devenir une forme de capital tout aussi déterminante dans nos logiques économiques que les formes monétaires auxquelles notre imaginaire tend toujours à réduire les notions de richesse, de profit et de capital. Les technologies de l’attraction développées à une échelle industrielle par les mass-medias (d’abord analogiques, puis désormais numériques) entraînent la mise en place d’un nouveau type de « capitalisme mental », dont Georg Franck analyse ici les nouveaux modes d’exploitation et les nouvelles sources de conflits sociaux.
En décrivant l’économie de l’attention « idéale » que constituerait la communication scientifique mesurée à l’aune des citations que les chercheurs font de leurs travaux respectifs, Georg Franck décale sensiblement le cadre des précédentes analyses proposées dans ce dossier. Il oppose la communication scientifique, décrite comme un marché (non marchand) de l’attention où les producteurs offrent des moyens de productions aux autres producteurs, à la communication mass-médiatique, qui est un marché de l’attention orienté par la marchandisation des biens de consommation. Dans les deux domaines, il analyse la façon dont des positions de domination sont acquises et contestées, renouvelant au passage les intuitions de Pierre Bourdieu relatives à l’économie des biens symboliques.
Cela lui permet d’identifier des structures profondément asymétriques d’échange de l’attention au niveau planétaire, qui constituent tout à la fois les résultats et les vecteurs de dominations géopolitiques. Que ce soit entre les régions du monde, entre les groupes sociaux, entre les individus, un bon indice des rapports de domination et d’exploitation est fourni par les asymétries attentionnelles que Georg Franck met au cœur de ses analyses : à tous les niveaux, et du fait de conditionnements structurels qui ont trait à la nature même du capitalisme mental, certains cumulent sur eux beaucoup d’attention, sans guère en accorder à ceux qui les regardent, tandis que d’autres voient leur attention se faire attirer et collecter industriellement pour se faire vendre à bas prix, sans qu’ils ne fassent pour eux-mêmes l’objet d’attention (care) de la part de quiconque.
De l’aliénation au copyfarleft
Patrick Le Lay, le patron de TF1 qui se vantait jadis de vendre « du temps de cerveau disponible » à ses annonceurs, a paru incarner la suprême déchéance d’un capitalisme mental ravageant nos sociétés et nos cultures en les vouant à la plus aliénante des misères symboliques. L’analyse de l’économie et de l’exploitation de l’attention proposée par Georg Franck s’enracine dans la critique des industries culturelles développée par l’école de Francfort à l’ère de la domination sans partage des mass-medias à diffusion centralisée. L’émergence du numérique a certes drastiquement redéfini le paysage communicationnel de nos sociétés surdéveloppées, au point que toute une génération a pu espérer vivre l’aube d’une époque « post-média ». De nombreux pionniers de l’analyse des cultures numériques, qui en avaient jadis brillamment vanté les potentiels émancipateurs, préfèrent toutefois aujourd’hui dénoncer les nouvelles formes d’aliénation induites par la marchandisation et la sécurisation croissantes d’Internet, qui ont transformé en quelques années le terrain de jeux en centre commercial doublé d’une usine fonctionnant à l’horizon d’une prison.
Yann Moulier Boutang dénonce cette tendance à la déprime constatée parmi les vétérans de la militance numérique – qu’il considère comme une forme d’acédie, cette forme de dépression qui tourmentait les religieux du Moyen Âge en tarissant en eux toute forme de désir. La grande transformation entraînée par les nouveaux modes de production induits à travers le numérique, si elle reste pour l’instant prisonnière des cadres étouffant que lui impose le capitalisme cognitif, n’en contient pas moins les germes d’une formidable révolution sociopolitique, qui continue à remuer les tréfonds de nos sociétés – même si elle ne fait surface que ponctuellement ou lorsqu’on sait gratter sous la couche de déprime que notre époque s’impose à elle-même sous couvert de « crise » et de politiques d’austérité.
Car les nouvelles formes d’exploitation induites par l’émergence d’Internet suscitent effectivement de nouvelles luttes de classes, qui ne sont pas vouées à être toutes gagnées par la classe vectorialiste. Outre l’augmentation significative des salaires chinois au cours des dernières années, les hackers ont développé toute une boîte à outils destinée à réorienter les profits de l’hyperproductivité numérique, actuellement privatisés, pour les faire revenir au commun dont ils émanent. Comme le précise Michel Bauwens, « le travail gratuit ne fait problème que sous les conditions de précarité et de captation non-réciproque de valeur maintenues par le capital netarchique. Sous des conditions de solidarité sociale, la participation librement accordée à des projets de valorisation commune constitue une activité hautement émancipatrice ». Or des réponses sont déjà en place pour reconfigurer la lutte de classe sur Internet : « Grâce à l’utilisation d’un nouveau type de licences de production entre pairs, les producteurs peuvent partager librement les biens communs qu’ils génèrent avec des entités soucieuses de préserver leur nature commune, tout en faisant payer des droits d’utilisation aux entreprises commerciales qui adoptent une attitude non-réciproque envers ces biens communs – créant de la sorte une boucle de renforcement positif capable de solidifier une contre-économie centrée sur le soin du commun ».
En passant en revue de tels dispositifs (copyleft, creative commons), Matteo Pasquinelli montre leurs limites, puisque laisser chacun libre de copier n’importe quoi conduit pratiquement à soumettre le travail des hackers à une exploitation sans limite de la part de la classe vectorialiste (Apple, Sony, Orange, Verizon). Des mécanismes plus discriminants doivent être mis en place pour assurer un revenu aux créateurs, que ce soit par l’intermédiaire du copyfarleft proposé par Dmytri Kleiner pour contrer la privatisation des communs, ou que ce soit par un système de services sociaux gratuits et de revenu universel garanti, repris à son compte par McKenzie Wark à la fin de sa contribution à ce dossier.
La sourde révolution de l’attention : une quadruple écologie à venir
Ces réflexions s’inscrivent dans une tendance actuelle des théoriciens du numérique à se réclamer d’un « méta-matérialisme », que Matteo Pasquinelli définit succinctement en opposition au digitalisme qu’il dénonce. En révélant l’économie parasitaire qui sous-tend le développement des technologies du réseau, « une perspective matérialiste met en avant l’asymétrie des relations entre le matériel et l’immatériel, ainsi que la direction dans laquelle se dirige la flèche d’un surplus. En prenant la mesure de la présence et de l’influence d’une couche immatérielle, ce matérialisme peut prendre le nom d’un méta-matérialisme. Le digitalisme, au contraire, se caractérise par le fait de revendiquer la primauté de l’informationnel sur la matérialité ».
Un tel méta-matérialisme risque pourtant de s’avérer réducteur s’il ne fait pas la part du nouveau statut de l’économie de l’attention au sein de nos modes de production et de nos formes de vie. L’intuition fondamentale de l’économie de l’attention relève bien d’une certaine « désillusion » envers les premières promesses de la « révolution numérique ». Alors qu’on soulignait, avec de bonnes raisons, le caractère non-rival des biens informationnels communiqués (c’est-à-dire « mis en communs ») grâce à Internet, l’économie de l’attention vient nous rappeler que l’univers numérique n’échappe pas pour autant à la rareté, puisque celle-ci s’est simplement déplacée du pôle de la production-émission-transmission vers celui de la réception. Une autre forme de rivalité apparaît en effet au point d’arrivée du dispositif communicationnel : chacun de nous n’a que 24 heures dans sa journée, et nul ne peut voir un film ou lire un livre (même fourni en libre accès) sans se priver de voir ou de lire au même moment un autre film ou un autre livre. Cette rivalité située au moment de la réception relève de ce que les économistes identifient comme un « coût d’opportunité », qui augmente de façon affolante (et potentiellement paralysante) avec l’augmentation des biens culturels qui sont à notre portée en libre accès.
La révolution entraînée par le poids grandissant que prend l’économie de l’attention théorisée ici par Georg Franck reste toutefois encore largement « sourde » à nos oreilles : faute d’en avoir pris la mesure, nous la subissons au lieu de pouvoir nous appuyer sur elle pour faire pression contre les tendances aliénantes du capitalisme contemporain. C’est peut-être du côté des réflexions sur le poids éminemment matériel pris par la dimension esthétique dans nos formes de vie et dans nos habitudes de consommation qu’émergent de nouvelles perspectives de transformation sociale. Quoi de plus éloigné du matérialisme traditionnel que les réflexions sur les apparences, la frivolité, la célébrité, le prestige, la proéminence, la visibilité auxquelles se livrent des penseurs contemporains d’origines très diverses, mais de préoccupations étrangement communes ? Et pourtant, c’est certainement au niveau de l’économie des affects (et donc des sensations esthétiques, des désirs et des plaisirs) que se jouent aussi les possibilités de transformations à venir. Un méta-matérialisme conséquent doit se donner les moyens de mieux comprendre et de mieux théoriser les liens étroits qui unissent nos différentes écologies – de l’attention, de la communication et de la production matérielle – dans la mesure où leur intrication croissante les rend indissociablement solidaires.
Même si, comme le remarque ici même McKenzie Wark, l’imaginaire du jeu a été largement réapproprié au profit de la classe vectorialiste, il importe donc de reconnaître que malgré tous les efforts déployés (avec succès) par le capitalisme militaro-médiatique pour faire de l’Internet un circuit fermé (sous menace sécuritaire), enfermant les internautes dans un va-et-vient constant entre le centre commercial et l’usine, les énergies ne continuent à s’y investir que parce qu’il reste aussi un terrain de jeu (et d’activisme). Mark Andrejevic a raison de souligner que « la critique de l’exploitation ne dévalue pas davantage les plaisirs individuels que ces plaisirs n’invalident eux-mêmes la dimension d’exploitation parasitant les relations sociales qui s’y tissent ».
Le défi contemporain est bien celui de savoir reconstruire des liens nouveaux entre l’écologie des ressources matérielles, que les serveurs, écrans plats et autres smartphones d’Internet contribuent de plus en plus significativement à dévaster, l’écologie sociale (géopolitique) des rapports de production, où l’exploitation des travailleurs de l’industrie chinoise s’articule aujourd’hui très logiquement à celle des hackers de tous les pays pour le plus grand profit de la classe vectorialiste, l’écologie psychique des énergies libidinales, que le capitalisme 24/7 décrit par le dernier livre de Jonathan Crary menace d’exploiter au-delà de ses limites d’épuisement, et l’écologie médiatique de nos modes de communication, dont l’infrastructure actuelle nous condamne à détourner notre attention collective de nos problèmes les plus importants.
Repérer les différents modes d’exploitation numérique auxquels nous sommes exposés en nous branchant sur Internet, comme essaie de le faire le dossier proposé dans ce numéro de Multitudes, n’est qu’un premier pas. L’important est de saisir les voies nouvelles qui se fraient d’ores et déjà depuis les tréfonds de l’intelligence collective pour excéder et dépasser les contraintes oppressives qui en bloquent un partage solidaire et mutuellement enrichissant. Ce sont tous les processus de valorisation hérités du passé qui se trouvent mis en échec par les défis de notre présent : les questions d’économie de l’attention sont centrales précisément en ce qu’elles touchent au cœur de ces processus de valorisation, et donc au point d’articulation des quatre écologies évoquées ci-dessus. Ce sera l’objet d’un autre dossier de Multitudes.