Libération vendredi 24 février 2006Un an plus tard, on croyait l’affaire terminée. L’affaire, c’est cette loi du 23 février 2005, selon laquelle «les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord». Elle déclencha une véritable guerre des mémoires, elle suscita pétitions et contre-pétitions, le passé colonial fit irruption dans les débats, le ministre de l’Intérieur fut déclaré persona non grata aux Antilles, le traité d’amitié franco-algérien fut suspendu, et la France donna au monde entier le spectacle affligeant d’un pays passéiste regrettant encore le bon vieux temps des colonies.
Heureusement, le Président vint et, tel Zorro, sauva la France de l’embrasement général. Il demanda au Conseil constitutionnel d’abroger l’article incriminé, annonça qu’il avait retenu le 10 mai pour commémorer l’abolition de l’esclavage et donna ainsi le sentiment rassurant d’un royal thaumaturge, capable de soulager les consciences et mémoires blessées.
Malheureusement, la question n’est pas réglée. Dans une lettre récemment adressée au ministre de l’Education, la Ligue des droits de l’homme s’inquiétait, à juste titre, de «l’application immédiate» décidée depuis novembre 2003 de la disposition retirée en apparence ; elle s’interrogeait sur les consignes manifestes données aux éditeurs et évoquait par exemple ce manuel de 5e (Nathan, 2005) dont l’auteur expose «les effets positifs et négatifs de la colonisation» avec quatre paragraphes consacrés aux dits «effets positifs» et un dernier qui se voudrait plus nuancé. Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue, interpellait aussi le ministre à propos de la «Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie», mise en oeuvre par l’article 3 de la loi du 23 février, et qui semble travailler à valoriser le rôle supposément positif de la présence française outre-mer.
Bref, un an après, la loi du 23 février pose toujours problème. La difficulté tient au fait que le Président a refusé d’affronter la réalité. Sa prise de décision est en réalité une sorte de contorsion : au lieu d’une abrogation pure et simple au nom de la vérité historique, il propose une saisine du Conseil constitutionnel pour établir que la loi est plutôt d’ordre réglementaire, ce qui permettra ensuite de l’abroger par décret. Ce faisant, il se contente de critiquer la forme pour ne rien dire du fond. Et il refuse d’affronter le passé colonial. Refoulé sous le tapis de la République.
Or le problème n’est pas qu’il y ait en France quelques députés isolés capables de faire voter nuitamment un amendement célébrant la colonisation. Ni même que le gouvernement se soit cru obligé de le maintenir coûte que coûte, que ce soit vraiment pour des raisons idéologiques ou juste pour sauver la face ou contenter des clientèles. Le véritable problème, c’est que, d’après un sondage CSA-le Figaro réalisé le 30 novembre, 65 % des Français étaient favorables à cette loi. Ce chiffre donne à réfléchir. Pour ce qui est de la colonisation, il montre de façon cruelle la faillite de l’enseignement de l’histoire dans ce pays. Les travaux de qualité existent, mais ne sont guère enseignés dans les classes, et c’est pourquoi deux Français sur trois jugent que la colonisation a été une action positive.
La loi du 23 février a sans doute été la plus odieuse jamais votée en France depuis Vichy. Laissons le crime contre l’humanité, cette barbarie à grande échelle que fut «l’esclavage des nègres» et ne parlons que du Maghreb, puisque la loi concerne «la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord». Ceux qui soutiennent ce texte parlent des routes tracées, des terres mises en valeur, des hôpitaux construits. Certes, mais que dire des massacres, des expropriations, des exactions, des vexations ? Faudra-t-il dès lors concéder qu’il y eut dans la colonisation à la fois du positif et du négatif, comme l’affirment certains «modérés» ? Un petit apologue pourrait peut-être expliquer à nos compatriotes à quel point la loi était scélérate, à quel point son «application immédiate» dans les manuels, malgré l’abrogation finalement décidée, constitue un outrage à la réalité historique et à la dignité humaine.
Imaginons une famille, tranquille, vivant dans sa petite maison. Surviennent des soldats. Trucident le père, violent la mère, et les filles, battent les fils et les boutent hors de céans. Les soldats s’installent, se sentent chez eux. La mère est désormais la bonne. Ils réparent le toit, plantent des pétunias dans le jardin, des vignes dans les champs alentour, construisent des routes pour acheminer la marchandise vers la ville. Mais, vingt ans plus tard, les fils reviennent en force, portent secours à leur mère et à leurs soeurs et chassent les importuns hors de la maison natale. «Comment, disent les soldats-entrepreneurs, On nous chasse de chez nous ? Après tout ce que nous avons fait ? Notre rôle dans la maison n’était-il pas positif ?»
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