91. Multitudes 91. Eté 2023
Mineure 91. Chili, dynamiques démocratiques

Notes sur l’« alternative mapuche »
Voies métisses ou voies de rupture

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Mapuche signifie « homme de la terre ».

Notre résistance ne vient pas de nous, mais de la terre avec nous,

la défense dune tendresse pour
et avec la terre.

L’histoire mapuche des trente dernières années a été marquée à la fois par l’intensification de la violence dans la région de l’Araucanía – dont ont profité de manière croissante les forces conservatrices – et par le développement politique et intellectuel de certains membres de la communauté mapuche qui ont proposé des voies d’insertion à travers l’institution1.

Le mouvement mapuche est devenu un laboratoire d’idées sur l’humanité qui a donné de l’oxygène à la période post-dictatoriale et a conduit à des convergences entre les revendications (proprement) indigènes et nos aspirations (communes) à un nouveau rapport à la terre. La réponse de l’État, avec sa double politique de reconnaissance et de criminalisation, a cependant fini par accentuer les options les plus radicales. La récente proposition constitutionnelle plurinationale (qui a échoué) affirmait justement que, pour nous rapprocher de la soi-disant « pacification de l’Araucanie », il était nécessaire d’admettre la coexistence de différents modes de vie sur notre territoire.

La voie de l’intégration (qui, comme l’expose Salvador Millaleo dans son article, reste à considérer) est non seulement une façon d’institutionnaliser la reconnaissance des Mapuche, mais aussi une façon de donner de l’espace au « métis ». Sans exclure la spécificité culturelle des Mapuche, il s’agit de proposer une voie possible de dialogue entre ce qui nous est propre et ce qui nous est étranger, de reconnaissance de notre morenidad (caractère culturel métis qui fait référence à la couleur brune de la peau) commune entre Chiliens, Mapuche et membres d’autres nations indigènes.

Ce rapprochement entre la reconnaissance du métis en nous et l’»intégration» résonne, nous semble-t-il, avec la question de la démocratie comme moyen de parvenir à des accords. Si la discussion sur la meilleure « voie » pour consolider l’autodétermination du peuple mapuche est toujours en cours, le mécanisme démocratique semble en effet mieux adapté que d’autres à une coexistence capable de durer, de nourrir nos cultures.

Les voies de la violence

Ces dernières années, les faits de violence en Araucanie ont continué à remplir les pages des journaux et des bulletins d’information. Certains sont effectivement le fait de groupes autonomistes, mais il ne fait aucun doute que de nombreux autres, présentés comme tels, sont le fait d’autres types d’intérêts (l’activité des entreprises forestières et leur relation avec certains incendies n’est pas à exclure). Les visites ratées de membres de l’actuel gouvernement progressiste au début de son mandat (avec de bonnes intentions mais une organisation improvisée) et, bien sûr, la proposition constitutionnelle rejetée, ont renforcé la tendance rupturiste, qui ne reconnaît pas dans la démocratie institutionnelle et la notion de « métis » une possibilité d’émancipation.

La violence politique des groupes autonomistes a d’abord été défensive et limitée aux terres usurpées par l’État chilien, mais elle s’est ensuite exercée aussi contre les grands propriétaires terriens, les entreprises forestières, les projets énergétiques et les investissements (il convient de noter ici que les entreprises forestières possèdent deux millions d’hectares alors que l’ensemble des communautés mapuches, fortes de 1 600 000 personnes, disposent de six cent mille hectares). Les origines de cette violence peuvent alors être comprises comme une réponse au projet politique civilisateur de l’État-nation, qui s’est transformé en un dispositif d’exclusion lorsque les élites libérales et conservatrices de la société chilienne ont considéré l’»Indien» comme un barbare dangereux et sauvage qui devait être dissous dans le système économique, éducatif et politico-militaire de la république. Dans l’état actuel de désaffection institutionnelle, ceux qui se déclarent pour le « Contrôle territorial » mapuche ne partagent pas l’option plurinationale, mais s’inscrivent dans une révolution anticoloniale et anticapitaliste.

Comme le soulignent Fernando Pairicán, historien, et d’autres analystes, les Mapuche ont été intégrés dans les systèmes économiques, sociaux et symboliques dominants. Des milliers d’entre eux ont migré vers les villes, perdant leurs schémas de référence traditionnels et subissant une perte culturelle, ainsi qu’une marginalisation sociale et une discrimination de la part de ceux qui les considéraient comme des « étrangers moraux ». Ceux qui sont restés dans le monde paysan ont été réduit à une économie de subsistance, et ont subi la paupérisation des campagnes chiliennes au cours du XXe siècle. Le métis d’»origine» indigène, le « champurreado », par opposition au métis d’»origine» européenne ou « créole », vit en ville dans une situation précaire. Le Chilien moyen, métis qui a su oublier ses origines indiennes, quelle que soit sa classe sociale, est un métis d’un ordre supérieur à celui de l’« origine » mapuche, car il se reconnaît comme le produit de la culture de l’État.

La (ré)émergence des Mapuche dans la société « chilienne » et la voie métisse

La densité culturelle chilienne semble indifférente à l’histoire propre des Mapuche, mais d’aucuns pensent que cela n’est pas décisif, car les Mapuche continuent d’exister et de varier, et malgré la relative assimilation, ielles ont perduré. Les Mapuche ont toujours une identité identifiable par leur religion, leur langue et d’autres codes symboliques. En ce sens, ils représentent une alternative au modèle occidental dominant, qui se distingue également par des aspects liés à la communauté et à la relation entre les êtres de la nature en tant que continuité.

Lors des mobilisations de 2019, il y a eu des confluences évidentes entre les revendications historiques des Mapuche et les différentes luttes qui se sont exprimées dans le 18 Octobre (féministes, retraites, logement décent, dette, étudiants, etc.) Avec les zapatistes au Mexique et les avancées en Bolivie, il y a eu des expériences similaires d’alliances entre les luttes sociales, les expériences de marginalisation et les demandes indigènes pour une démocratie inclusive qui inclut des éléments de ces cultures. Elisa Loncon (linguiste et ancienne présidente de la convention constitutionnelle) a noté l’utilisation du mapuzungun (langue mapuche) sur les murs de Santiago. Cette « mapucheisation » de la révolte s’est traduite, outre les nombreux drapeaux multicolores, par l’installation d’un Rewe (totem) sur la place Baquedano-Dignidad symbolisant la lutte pour la reconnaissance, la liberté des prisonniers autonomistes et la fin de l’exclusion.

Pour certains jeunes Chiliens d’origine non mapuche, métisse ou « champurreado », le mode de vie qu’incarne le Mapuche originel semble ouvrir un espace pour un « autre type » de vie en commun. C’est la question que le texte de Millaleo laisse ouverte lorsqu’il suggère l’idée d’une « alternative mapuche ». L’identification à cette alternative de la part du monde non mapuche s’est probablement produite aussi pour d’autres raisons complémentaires, entre autres : 1) les politiques publiques d’affirmation mapuche, qui ont facilité l’accès à l’éducation universitaire et à des espaces de travail diversifiés, générant des rencontres et un tournant social dans l’avenir mapuche, 2) la force du mouvement soutenant l’autodétermination comme un droit et qui résonne avec les demandes d’autres mouvements.

Quant au « métis », il faut noter que les avis sont partagés dans le monde mapuche, constituant ce que Fernando Pairicán appelle le « bord extérieur du Mapuche », valable seulement dans la mesure où il ne le nie pas ou ne le sous-estime pas. Le poète Ellikura Chihuailaf évoque, par exemple, l’oralité traditionnelle mapuche comme une écriture qui ne nie pas l’oralité des ancêtres, mais l’accompagne. Il appelle cela oralitura, un mot écrit non pas comme un simple artifice linguistique, mais comme l’engagement du présent entre le rêve et la mémoire. La voie que Chihuailaf semble proposer avec son oralitura est celle d’un mestizaje, d’une morenidad qui à la fois reste mapuche et s’assume comme dynamique, à l’instar de toutes les cultures.

Si les mouvements décoloniaux, les préoccupations écologiques, les politiques du soin et les visions féministes ont fait de l’indigène quelque chose de désirable, lié au naturel, au pur et au rebelle face à la culture globale, le poète (unique) lauréat mapuche du prix national de littérature, rappelle aussi que les Mapuche y « sont parfois présentés comme des fossiles, comme ce qui doit être préservé dans sa condition primitive (…) comme si notre culture n’était pas un organisme doté de dynamisme. »

La vision mapuche comme alternative et modèle de vie

Il est souvent « reproché » à la culture mapuche (par le monde chilien lui-même) de ne pas avoir développé d’« artefacts », de constructions architecturales, des projets d’ensemencement ou des objets semblables à ceux créés par d’autres cultures préhispaniques. C’est que les fondements du mode de vie Mapuche se situent ailleurs, ou plutôt DANS les lieux qu’ielles habitent, dans un être-avec-la-terre. Et s’ielles ne produisent que peu d’»artefacts» culturels, c’est surtout dans leur langue qu’elles construisent leurs « motifs » et leurs « formes ». À l’image de certains animaux, leur « oraliture » semble non seulement façonner le monde, mais aussi une manière de le créer pour ensuite pouvoir le dire, l’écrire, le parler.

Dans Recado a los chilenos (message aux chiliens), Chihuailaf écrit : « C’est pourquoi les étoiles ont pleuré, elles ont pleuré longtemps, dit-on. Leurs larmes ont formé les rivières, les lacs et les mers. C’est alors que le premier esprit mapuche est venu du Bleu. Rêvant, il contempla l’immense surface inhabitée de la Terre sur laquelle nous marchons aujourd’hui. Sa Mère, dit-on, fut attristée par sa solitude. Alors, pour l’accompagner, l’Esprit puissant envoya une belle étoile brillante. Elle vola et marcha sur les pierres jusqu’à ce que ses pieds saignent. Son sang s’est transformé en herbe, en fleurs, dit-on ».

Le continuum vivant de la cosmovision mapuche inspire ainsi des alternatives terrestres. Ouvrant une réflexion sur notre métissage – « négritude », qui, au Chili, n’est pas celle du « criollismo » (mode de vie subalterne de l’européen) –, ce récit évoque la rencontre, le mélange du sang avec la terre et avec les fleurs et de l’eau avec elle. Les fluides, comme le flux de la langue, semblent ici être le principe des formes.

Le poète dit aussi que l’acquisition du savoir et de la connaissance dans la culture mapuche se fait à travers lInazwam (le soin de parler), le Rakizwam (la réflexion) et le Kimvn (la connaissance), que le concept de Ñor signifie à la fois les directions de relation entre humain.es et nature et l’application de l’ordre de la nature elle-même, que le Tuwvn (fondement de la famille,) est ancré dans l’espace physique dans lequel les personnes sont nées, ont grandi et se sont développées et le Kvpalme, désigne le lien du sang qui unit la communauté des frères et sœurs, tous enfants de la Terre mère.

Au-delà du partage entre voies autonomistes et voies institutionnelles, il est certain que cette importance accordée à la continuité du vivant, à la tendresse comme manière d’aborder ses différentes formes et au territoire comme lieu où les liens se tissent, offre à nos imaginaires la possibilité d’une alternative de vie symbiotique où à la place de la propriété se trouve la cohabitation et à la place des biens matériels se trouve l’infini partage de et entre les langues.

1Cf. Fernando Pairicán La via Mapuche, 2022, Paidos. Elicura Chihuailaf, Recado confidencial a los chilenos, 2015, Lom ediciones. Fernando Pairican dans Ciper: https://www.ciperchile.cl/author/fernando-pairican/