À une époque où de nombreuses hypothèses sur la communication et l’information sont remises en question, il est difficile de dire exactement de quoi les journalistes peuvent ou doivent être libres1. Plutôt que de se focaliser sur la liberté d’expression, une meilleure question à poser serait peut-être la suivante : « Comment la presse en réseau – journalistes, ingénieurs en informatique, algorithmes, bases de données relationnelles, plates-formes de médias sociaux et audiences quantifiées – crée-t-elle des séparations et des dépendances capables d’assurer un droit du public à entendre, de rendre certains publics plus probables que d’autres, et d’aller au-delà de l’image que les journalistes se font du public ? » […]
Mon principal argument est que l’auto-gouvernance démocratique exige davantage qu’un droit individuel à la parole ; elle exige aussi un droit du public à entendre. L’autonomie démocratique ne peut pas être obtenue en se contentant de protéger la parole individuelle et en supposant ensuite qu’un marché produira d’une manière ou d’une autre la qualité, la diversité et les relations dont les gens ont besoin pour comprendre comment et pourquoi vivre ensemble. L’auto-gouvernance vient de la rencontre de personnes et d’idées que vous n’avez pas choisi de prendre en considération, mais que vous devez rencontrer si vous voulez découvrir et gérer les conséquences inévitablement partagées de la vie commune. L’idée que la démocratie pourrait émerger d’individus qui se sont faits tout seuls et qui ont le droit de s’exprimer sans entraves est une façon inadéquate de penser à l’auto-gouvernance collective. L’autonomie est une question de libertés négatives et positives – un droit de poursuivre des idées, des relations et des actions sans contraintes déraisonnables et une capacité de réaliser des versions de soi-même que l’on ne pourrait pas développer de façon indépendante et qui ne viennent que par le biais de relations avec les autres. […]
Si la presse pouvait se considérer non seulement comme une utilisatrice de technologies mais aussi comme une infrastructure, elle serait mieux à même de voir comment sa dynamique sociale et matérielle conduit à différents types de publics. Il est insuffisant de dire que la presse en réseau atteint des publics par l’entremise des technologies ; sa dynamique infrastructurelle crée des publics. Pour comprendre quel genre de publics elle pourrait créer, la presse en réseau a besoin de comprendre comment ses séparations et ses dépendances – puissantes et invisibles comme le sont habituellement les relations infrastructurelles – génèrent de nouveaux types de rencontres entre humains et non-humains, entre personnes et machines qui, ensemble, créent l’information à l’occasion de laquelle les gens rencontrent des idées, des conséquences, des tensions et des individus qu’ils n’auraient pas recherchés par eux-mêmes. Ainsi, la presse en réseau – en tant qu’infrastructure – n’est pas séparée des publics, mais profondément entrelacée avec eux. […]
Si nous n’aimons pas les publics que la presse en réseau crée, nous devrions examiner son infrastructure et y apporter des changements. Si nous n’aimons pas l’infrastructure actuelle de la presse en réseau, nous devrions montrer pourquoi elle conduit à des publics inacceptables. Si un nouvel élément de la presse en réseau apparaît, nous devrions être capables de dire rapidement et de manière réfléchie quelles sont les relations qui s’y entrelacent et comment elles créent de nouveaux publics. Et si nous avons une idée d’un nouvel élément qui, selon nous, devrait faire partie de la presse en réseau, nous devrions pouvoir dire pourquoi nous avons besoin du nouveau public qu’il pourrait contribuer à créer.
La valeur démocratique de l’écoute
L’autonomie démocratique exige non seulement que les individus soient libres de s’exprimer, mais aussi que les collectifs aient la liberté de parole. Bien que la première proposition soit une dimension clé de la façon dont la liberté est généralement considérée aux États-Unis (en tant que possession individuelle s’apparentant à un droit de propriété), la seconde proposition est mieux perçue comme un droit du public à entendre, droit que la presse peut aider à réaliser – en fait, elle devrait aider à garantir ce droit si elle entend pouvoir revendiquer légitimement ses protections constitutionnelles en tant qu’institution démocratique de communication publique, et non pas simplement en tant que courtier privé d’informations individuelles. Mais quelle est, exactement, la valeur démocratique de l’écoute ? Quelle est cette activité que la presse devrait garantir, quel rôle joue-t-elle dans la vie civique, et pourquoi est-elle cruciale pour une défense normative de la production contemporaine d’informations en réseau ?
Le point le plus simple mais le plus fondamental à faire valoir au sujet de l’écoute est qu’elle est une forme à la fois nécessaire et suffisante de participation démocratique. Les démocraties ont besoin de personnes qui écoutent ; « se contenter d’écouter » est une façon pleinement légitime d’appartenir à une sphère publique. Bien que l’écoute « ait tendance à être considérée comme un mode de réception naturel plus passif qu’actif 2 », l’écoute peut être un acte politique. Lorsque vous écoutez, vous reconnaissez l’existence des autres en leur accordant votre attention – en « leur concédant la possibilité de contrôle » et la « quête de certitude3 » et en participant à un phénomène collectif qui nous montre comment nous sommes simultanément des individus et des membres de nos sociétés. Comme l’écrit Hannah Arendt, « la présence d’autres personnes qui voient ce que nous voyons et entendent ce que nous entendons nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes4 ».
Idéalement, écouter signifie suspendre temporairement la poursuite des préférences personnelles et permettre la possibilité de résultats qui viennent des autres, à mesure de l’empathie que l’on éprouve pour eux et de notre capacité à imaginer ce que cela pourrait être d’adopter ou d’aider à réaliser leurs préférences. Ce genre d’écoute généreuse et réfléchie peut nous aider à bénéficier de sources de différence qui, selon Iris Marion Young, nous créent et nous enrichissent5 – et nous ne nous privons de ces enrichissements qu’au risque de perdre en autonomie autoréflexive qui nous rend plus libres que le simple fait d’être autorisés à parler.
L’écoute est donc à la fois une « expérience privée et une activité publique6 ». Bien que les individus interprètent certainement la parole à travers le prisme de leur identité et de leurs expériences personnelles, ils le font souvent dans le cadre d’un collectif : « Ils deviennent une entité agrégée – un public – et qu’ils soient ou non tous d’accord avec ce qu’ils entendent ou qu’ils l’aiment, ils sont unifiés autour de cette expérience commune7 ». Une expérience d’écoute commune crée la possibilité de conséquences partagées. Lorsque des personnes écoutent les mêmes perspectives sur un sujet commun, par le même medium, et peut-être même en même temps, elles sont amenées à exister en tant que public8. Elles constituent un public convoqué par leur attention active à la parole et « leur conscience des autres absents9 ».
Si Facebook devait se reconcevoir en tant que lieu de constitution de publics valorisés pour leur écoute, il ne prioriserait pas le triage des gens en fonction de leurs préférences individuelles en matière d’information, ni de la rentabilité commerciale de celle-ci. Facebook assumerait sa responsabilité normative sur ce que ses publics sont capables d’entendre et sur le type de public créé par le fait d’entendre ce qu’il distribue. La reconnaissance de cette responsabilité apparaîtrait non seulement dans la conception de ses algorithmes et de ses marchés publicitaires, mais aussi dans ses relations avec les organismes de presse et les autres plateformes de médias sociaux. Cela impliquerait de reconnaître que Facebook est davantage qu’une entreprise de technologie qui organise le discours des autres, et que c’est une organisation médiatique qui a ses intérêts et des valeurs propres, qui parle par le biais de ses choix curatoriaux – agissant de fait comme une puissance dominante qui crée les conditions sous lesquelles les gens entendent et, par conséquent, qui crée les publics qui entendent cela. Le type de public que les gens peuvent devenir dépend de la façon dont ils écoutent – comment ils adoptent ou rejettent les points de vue de l’orateur, comment ils partagent son interprétation du monde et créent un consensus, ou au contraire se divisent en sous-groupes dissidents avec des interprétations différentes. Ces dynamiques relatives au public ne sont visibles que si nous considérons que l’écoute est tout aussi essentielle que la parole.
Plutôt que de considérer l’écoute comme une « étape préparatoire » à la création d’un public – où l’objectif serait de convertir les auditeurs en orateurs – nous pourrions plutôt considérer l’écoute comme une forme de participation à part entière, constitutive d’un « devoir civique difficile et discipliné » de prendre en compte de façon significative « des opinions qui contredisent, remettent en question, testent notre propre opinion10 ». En fait, l’expression « se mettre à l’écoute » (listening in) est utilisée par les chercheurs en éducation pour décrire la « participation intentionnelle » – ce qui peut se produire dans les environnements d’apprentissage qui valorisent « l’observation comme un aspect de la participation11 ».
L’activité d’écoute nous rappelle que l’autonomie démocratique ne découle pas spontanément des marchés de la parole qui interdisent les restrictions illégitimes à l’expression individuelle. L’écoute et l’autonomie sont des phénomènes collectifs qui nécessitent de rejeter l’idée qu’une liberté individuelle de parler crée automatiquement une liberté collective de parler. […]
Il y a au moins deux façons dont les institutions peuvent fonctionner comme des structures d’écoute. La première, esquissée ci-dessus, souligne la capacité des institutions à nous apporter des informations et des interprétations que nous n’aurions peut-être pas rencontrées par nous-mêmes – leur capacité à écouter pour nous et à orienter ensuite notre attention sur des expériences et des idées que nous n’aurions probablement pas choisies par nous-mêmes.
La seconde se concentre sur la façon dont les institutions peuvent nous libérer de certains types de discours, en créant des pauses pour des silences significatifs. Plutôt que d’être le symptôme d’un consensus, d’un désintérêt, d’une participation ratée, de la non-utilisation des technologies médiatiques ou d’un dysfonctionnement des marchés de la parole, le silence peut être entendu comme une absence réfléchie de parole12, et même comme une façon d’exercer sa liberté de ne pas utiliser un langage qui peut avoir des connotations oppressives. Comme le soutient Wendy Brown13, le silence est parfois préférable parce qu’il crée des ambiguïtés qui peuvent résister à un discours oppressif. Il peut créer des pauses pour réfléchir à ce qui a été entendu et l’intégrer. Le silence est « ce qui permet à la parole d’avoir lieu. Il confère à la parole la capacité de porter un sens14 » et aide à créer une « vie intérieure » – quelque part entre l’isolement complet et le bruit constant.
Trois suggestions
Cette façon de voir la liberté de la presse en réseau se veut un défi constructif pour repenser ce que la presse pourrait être, dans trois directions. Premièrement, les designers peuvent réfléchir à ce que pourraient être les publics – quel genre de publics ils souhaitent que la presse crée – et réunir des acteurs humains et non-humains pour y parvenir. Les publics délibératifs, agonistiques, de niche, décentrés, affectifs, récursifs, participatifs et les contre-publics requièrent tous différents types de presse – et donc différents types de séparations et de dépendances sociotechniques. Comment les différentes dimensions de l’autonomie de la presse en réseau pourraient-elles être combinées et remixées pour réaliser différents types de publics ?
Ces dimensions ne sont le domaine exclusif ni des journalistes ni des technologues. Elles recoupent des questions de conception, d’optimisation, d’éthique, de publics et de démocratie. Je ne dis pas que les journalistes et les technologues doivent simplement collaborer pour créer de nouveaux outils de narration ou transformer les décisions éditoriales en algorithmes. Je plaide pour une éthique de production entièrement nouvelle, axée sur la compréhension, la fabrication et la défense de publics sociotechniques. Les jugements éditoriaux et les décisions de conception technologique seront de plus en plus étroitement liées, et je crains que l’accent mis sur les publics ne souffre irrévocablement – aux mains de concepts dominants comme « audiences », « utilisateurs », « clients » et « communautés » – si les designers de presse, les universitaires et les décideurs en réseau ne les mettent pas au premier plan et ne leur donnent pas la priorité.
Deuxièmement, cette façon de repenser ce que la presse peut être n’est pas seulement une affaire de design, mais aussi une affaire de critique axée sur le public. Si le public ne parvient pas à produire des résultats acceptables sur le plan normatif – par exemple, si les gens sont systématiquement exclus ou opprimés, si les idées sont régulièrement marginalisées, si la dissidence est écrasée, si les ressources sont mal gérées ou si les élections sont volées – alors nous pourrions examiner les conditions sociotechniques dans lesquelles les gens sont constitués en public et servis par la presse.
Si la presse en réseau est perçue comme un système de relations entre humains et non-humains, avec différents degrés de liberté et de contrôle, alors ses insuffisances pourraient être diagnostiquées comme des échecs qui peuvent être améliorés grâce à un ensemble différent de séparations ou de dépendances. Les lacunes des plateformes de médias sociaux pourraient être perçues non pas comme des échecs à se conformer aux traditions du journalisme – elles ne veulent de toute façon pas être des organes de presse – mais comme des lacunes du « système de liberté d’expression15 » qui révèlent comment le pouvoir de créer les conditions dans lesquelles les gens peuvent entendre est inégalement distribué. Plus simplement, comment Facebook pourrait-il être tenu responsable en tant que plateforme d’écoute ? Comment Twitter aide-t-il ou nuit-il au droit du public à entendre ? De quels nouveaux types de pouvoir les organismes de presse auraient-ils besoin auprès de ces entreprises s’ils devaient utiliser leur expertise de créateurs de publics sociotechniques pour changer les médias sociaux ?
Ces questions pourraient aider le journalisme à se considérer non pas comme une profession luttant pour sa légitimité culturelle ou sa viabilité économique, mais comme des créateurs et des défenseurs sociotechniques de publics en réseau. Les entreprises de médias sociaux peuvent avoir plus de pouvoir pour créer des technologies en réseau, et les régulateurs peuvent avoir plus de pouvoir pour forcer un changement normatif – mais les journalistes pourraient devenir les professionnels hybrides essentiels des publics en réseau. Ils pourraient comprendre non seulement comment les technologies fonctionnent, mais aussi comment les systèmes sociotechniques se comportent en tant qu’institutions de communication dotées d’un pouvoir normatif. […]
Troisièmement, le fait de mettre en avant la capacité de la presse en réseau à réaliser le droit du public à l’information pourrait aider les journalistes et les technologues à se pencher à nouveau sur les questions de surcharge informationnelle ou de fatigue communicationnelle. Au lieu de réduire leur profession à la production d’informations – plus rapides, plus immersives, plus choquantes – les journalistes pourraient se considérer comme des créateurs d’environnements d’écoute. Ce serait un projet de long terme et difficile à mettre en place face à la pression constante de la production, mais les journalistes pourraient dire que, parce que leur autonomie professionnelle dépend en partie de la mise en place d’un droit du public à entendre, ils ont parfois l’obligation éthique de ne pas ajouter à la surabondance d’information en ligne, et doivent plutôt créer des environnements sociotechniques qui aident le public à entendre. Un tel courage pourrait être soutenu par des rédacteurs en chef, des sociétés de technologie, des organisations professionnelles et des publics ayant une bonne connaissance de la sociotechnique qui comprennent la valeur et la nécessité d’un silence périodique.
Le travail de la presse n’est pas de nous écouter ou d’écouter pour nous, mais de nous aider à nous entendre les un·es les autres suffisamment bien pour comprendre comment nous sommes inextricablement liés. Elle ne remplit qu’une partie de sa mission – et ne mérite qu’une autonomie limitée – si elle se contente de nous parler selon ce qu’elle estime être nos besoins. Si elle se conçoit au contraire comme une infrastructure destinée à permettre à la fois de parler et d’entendre – pour l’autonomie individuelle et collective, pour la liberté positive et négative – alors c’est peut-être effectivement notre institution la plus importante, et elle a alors besoin d’une protection continue et solide.
Traduit de l’anglais (USA) par Yves Citton & Deep L
1 Cet article est tiré d’extraits du livre de Mike Ananny, Networked Press Freedom. Creating Infrastructures for a Public Right to Hear, Cambridge MA, MIT Press, 2018, situés aux pages 3-9, 40-43 et 187-191. Nous remercions l’auteur et l’éditeur qui nous ont autorisés gracieusement à traduire et publier ces extraits, dont la sélection a été approuvée par eux (NdT).
2 Lacey, K., Listening publics: The politics and experience of listening in the media age, Cambridge, Polity, 2013, p. 163.
3 Bickford, S., The dissonance of democracy: Listening, conflict, and citizenship, Ithaca, Cornell University Press, 1996, p. 5.
4 Arendt, H., The human condition, Chicago, University of Chicago Press, 1958, p. 50.
5 Young, I. M., « Difference as a resource for democratic communication » in J. Bohman & W. Rehg (Eds.), Deliberative democracy: Essays on reason and politics, Cambridge, MA, MIT Press, 1997, p. 383-406).
6 Lacey, Listening Publics, op. cit., p 17.
7 Douglas, S. J., Listening in: Radio and the American imagination, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2004, p. 29.
8 Voir sur ces questions Dobson, A., Listening for democracy: Recognition, representation, reconciliation, Oxford, UK: Oxford University Press, 2014 et Evans, K. G., « Dewey and the dialogical process: Speaking, listening and today’s media », International Journal of Public Administration, 24(7–8), 2001, p. 771-798.
9 Lacey, Listening Publics, op. cit., p. 74.
10 Lacey, Listening Publics, op. cit., p. 16 & 67.
11 Rogoff, B., Paradise, R., Arauz, R. M., Correa-Chavez, M., & Angelillo, C., « Firsthand learning through intent participation », Annual Review of Psychology, 54(1), 2003, p. 175-203.
12 Ananny, M., « The whitespace press: Designing meaningful absences into networked news », n P. J. Boczkowski & C. W. Anderson (Eds.), Remaking the news, Cambridge, MA: MIT Press, 2017, p. 129-146.
13 Brown, W., « Freedom’s silences », n R. C. Post (Ed.), Censorship and silencing: Practices of cultural regulation, Los Angeles, Getty Research Institute, 1998, p. 313-327.
14 Pinchevski, A., « Freedom from speech (or the silent demand) », Diacritics, 31(2), 2001, p. 74.
15 Thomas I. Emerson, The System of Freedom of Expression, New York, Random House, 1970.
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