Là à l’ouest des tabous

Là dans votre verre de thé

Là au nord-est de votre conscience

Là dans les hanches du pain quotidien

Vous avez vu sur vos gratte-ciel,
sur mes jazz gratte-ancêtres

La raison carbonique et le feu doré

Du cosmocide1.

« Cosmocide ». En 1973, ce mot fait son apparition chez Sony Labou Tansi (poète, dramaturge, romancier). Si d’autres en ont fait usage avant lui, sous sa plume il prend une forme radicalement nouvelle. C’est un réquisitoire contre les violences infligées aux corps, aux esprits, à la nature par un capitalisme sauvage, contre la colonisation et le néocolonialisme, les États sanguinaires, les juntes, les polices de tous bords, la mise en charpie des démocraties et du futur.

Pour Sony, nommer le cosmocide, c’est le prendre à bras-le-corps. Écrire est affaire de chaos, car du chaos seul peut advenir un autre monde et, donc, écrire revient à poser une bombe. Le poète, « bombe à hydrogène qui parle », fait table rase, éradique la « mocheté », crée des espaces de respiration, des possibles, fait monde. « Pourquoi avez-vous si peur d’apprendre qu’on existe ? Effectivement, je vous le dis, on existe. Si vous avez peur, c’est que vous êtes dans le camp de la catastrophe. C’est que vous fuyez la vie et ça ne suffit pas pour inexister ». Inexister, c’est-à-dire croupir dans « la mort de la vie », rester engoncé dans l’« horrible machine nommée société d’engraissement ». Disons-le autrement : pour Sony, l’horreur c’est « être humain en catastrophe… alors qu’on se voudrait humain à charge, sans circonstance atténuante, humain par la grande porte2 ».

Prophétique, la parole de Sony. Anthropocène, ou encore capitalocène ; éco- et urbicides ; apartheids ; mers et déserts, cimetières de réfugiées ; coltan, dioxine et autres perturbateurs, de communautés, de rêves, de systèmes endocriniens ; camps et geôles ; Covid ; collapse : nous sommes bien aujourd’hui humains en catastrophe.

Pour Sony, être humain passe par une écoute du cri du monde. À l’ère de la catastrophe, « il ne revient plus qu’à la terre… de prendre la parole et de dire, c’est-à-dire de faire signe, de crier3 ». Cri qu’il nous faut entendre ; le cosmos en dépend.

Les flamboyants de la place d’arme écoutaient de toutes leurs feuilles. Nous lisions dans leur soudaine immobilité les signes d’une grande prédiction […] Les falaises avaient crié trois fois… les fleuves avaient opéré une volte-face…

En créole, on parle de lyannaj des mondes, d’un aller au-delà de l’homme, pour aller à la rencontre du Cosmos. « Je m’arrache à la merde généralisée… Et chaque jour devient pour moi des milliards de jours. Et je vois plus loin. C’est beau. Que c’est beau là-bas. Que c’est beau d’être le petit frère des saules pleureurs. Après, on devient souche. Après, on devient bois, mais on devient toujours quelque chose. Et on a eu le temps de le savoir ».

Au cœur de la chose : le temps, élargi aux dimensions du cosmos, est émancipé de tout amarrage. On est à la fois au passé, dans des univers d’anticipation, et au présent. La prophétie fait de nous des êtres en devenir et nous ré-ancre dans une mémoire du Tout :

L’homme n’est pas que végétation effrénée de cellules, il est doué de mémoire cinétique, d’émotion poétique – une mémoire qui tranche avec le temps et l’espace – lieux communs de l’Histoire officielle – mémoire qui survivra à l’humanité physiologique.

[voir Littérature, Pathologies]

1 Sony Labou Tansi, « La vie privée de Satan », Poèmes. Édition critique, Paris, Éditions du CNRS, 2015, p. 430-431.

2 Respectivement Sony Labou Tansi, « Lettre à Françoise Ligier », L’Atelier de Sony Labou Tansi, Vol. I, Correspondance 1973-1983, Paris, Éditions Revue noire, 2005, p. 122 ; Encre, sueur, salive, sang, Paris, Éditions du Seuil, 2015, p. 28 ; « L’Afrique vierge », Africa international, no 215, avril 1989 ; et Encre, sueur, salive, sang, Parsi, Éditions du Seuil, 2015, p. 81.

3 Patrice Yengo, « Entretien avec Nicolas Martin-Granel, Jean-Christophe Goddard et Julie Peghini », décembre 2018.