Résistance plurielle
Il y a eu les grandes manifestations politiques du Mouvement vert de 2009 en faveur de l’élection à la présidence du réformiste Moussavi. Principalement constitué de la classe moyenne, le Mouvement vert voulait tourner la page des années noires de la révolution de 1979 et de la guerre Iran-Irak. Il réclamait plus de démocratie et moins de théocratie. Les manifestants revendiquaient une émancipation que l’organisation du mouvement leur donnait l’occasion de mettre en œuvre. Les élections truquées d’Ahmadinejad suscitèrent des protestations dans les rues et sur internet pendant plus d’une année. Bravant la peur, les Iraniens et Iraniennes envahissent les voies de communication urbaines et réseaux sociaux, prennent la ville contre le coup d’État1. La place Azadi (liberté) n’est plus une tour monumentale ni un musée, ni même une entrée de ville mais la liberté politique in vivo dont le régime bafoue l’expression démocratique et qu’il veut contraindre. Les arrestations des activistes rappellent les années de la terreur postrévolutionnaire.
Il y a les colères qui explosent dans les rues, comme ce fut le cas en 2019, quand le prix des œufs augmenta puis celui l’essence. L’essence est un aliment presque aussi vital que les œufs car elle est l’énergie nécessaire à la mobilité des habitants, comme elle l’est aux travaux des champs, donc à la production des denrées alimentaires. Ces manifestations ont éclaté à l’intérieur d’un contexte de crise économique consécutive aux sanctions américaines qui ont privé le pays des ventes de pétrole. La disparition de la rente pétrolière a entraîné une diminution des aides versées aux populations les plus pauvres. Elles ont été rétablies mais restent très insuffisantes, créant par là même plus qu’un mécontentement, une révolte.
Si les premières manifestations ont été soutenues, sinon déclenchées par des adversaires conservateurs du président Rohani dont la crédibilité s’était affaiblie suite au retrait des Américains de l’accord nucléaire, la seconde série de manifestations liées au pétrole a exprimé un désarroi et un ressentiment vis-à-vis du régime qui abandonnait ses cohortes de partisans fidélisés par l’argent.
Il y a les résistances individuelles, délibérées, exemplaires. Une jeune femme circule ostensiblement dans le bus et le métro tête nue. Elle remplit les autres passagers d’effroi, d’admiration ou de désapprobation. S’exposer ainsi au regard public est, sinon suicidaire, un acte de contestation et de courage exceptionnel, mais pas unique. Cette audace fait écho à celle d’une autre jeune fille qui, en décembre 2018, juchée sur une sorte piédestal telle une statue, porte, tête nue, son voile au bout d’un bâton. Son défi fut repris et répété par des dizaines de femmes, et vu par des millions d’internautes. Les contemptrices furent incarcérées ainsi que leur avocate, un an plus tard, pour avoir défendu ces femmes.
Il y a aussi des rébellions feutrées, désobéissances déguisées, infractions dissimulées, transgressions voilées, en fait, des indisciplines routinières ; elles constituent un faisceau de stratégies contre les interdits qui dévitalisent la vie quotidienne. Elles entretiennent le feu couvert d’une résistance permanente. Elles sont le terreau de la résistance.
Contournement : le jeu du privé-public
Une conception de l’urbanisme répartissant les quartiers en trois genres d’espace, du plus visible au plus caché, du plus public au plus intime, favorise une graduation des transgressions de fait et encourage même un affinement des stratégies de dissimulation. En effet, les quartiers sont formés d’espaces publics, comme les avenues qui communiquent avec les autres secteurs urbains, et qui sont bordées de bâtiments ouverts au public/frères telles que les mosquées, les bâtiments administratifs, les squares ; ensuite, latéralement, des rues secondaires desservent les écoles, les bains, les petites échoppes, les façades d’immeubles et enfin, les entrées de ruelles, en fait, des impasses sur lesquelles donnent quelques portes d’entrée s’ouvrant sur un couloir qui mène aux étages. Antérieurement la porte donnait sur un conduit coudé très obscur qui ouvrait sur une cour intérieure éclairée. Cette distribution des espaces urbains a été abandonnée dans les années 80 mais est reprise par une nouvelle génération d’architectes. Cette séparation traditionnelle entre le public et le privé est reprise par les interdits touchant les comportements vestimentaires, gestuels, culturels qui varient selon qu’on est en privé ou en public. La loi islamique, à laquelle doit se conformer la législation républicaine, est très intrusive ; elle régente les modes d’habillement, la vie sexuelle, la consommation, le temps, la localisation spatiale des hommes et des femmes, les gestes, les genres, la culture. Sa rigueur génère beaucoup d’entorses qui se jouent, à leur tour, de la distinction privé-public.
Les prohibitions tombent souvent quand le seuil des maisons est franchi. Non qu’elles soient légitimement levées, mais parce qu’à l’insu des regards inquisiteurs, les personnes s’autorisent d’elles-mêmes à enfreindre les règles. Certaines pratiques interdites aujourd’hui comme la consommation de vin, sont très répandues et communes, sauf chez les religieux pratiquants – de moins en moins nombreux. Offrir du vin, fumer la chicha appartiennent aux rites de l’hospitalité et sont traditionnellement un adjuvant au plaisir spirituel. Et, quand par temps de crise économique, le commerce du vin se raréfie, un remède se trouve la fabrication artisanale et clandestine. Des familles achètent le raisin et le pressent dans leur maison. L’attitude des Iraniens et des Iraniennes est d’autant plus duale que la consommation du vin appartient à la culture persane, dont les traces sont présentes dans la poésie persane et les fresques du XVIe du XVIIe. Ces peintures sont visibles dans les musées iraniens et sur les murs des pavillons des jardins d’Ispahan, orgueil de la culture persane, visités par les groupes scolaires, autant sinon plus que par les touristes.
Outre le vin, d’autres subtiles et volatiles essences se partagent entre ami·es, comme la musique. Chanter, jouer du tar, sont des plaisirs que s’offrent les Iraniens et Iraniennes en privé, alors qu’il est interdit de chanter et de jouer de la musique, sauf en concert. Si les hommes sont simplement rappelés à l’ordre lorsqu’ils chantent, les femmes, elle, sont particulièrement stigmatisées. Leur voix, trop sensuelle, est bannie du répertoire musical et des réjouissances honnêtes. Ainsi, les divas iraniennes comme Googosh, Hayedeh ou Parissa ont dû quitter l’Iran pour donner des concerts à l’étranger ; et le destin de la célèbre Ghamar-ol-Molouk Vaziri du début du XXe est de tomber dans l’oubli. Mais tou·tes les Iranien·nes ne l’entendent pas ainsi. Et il n’est pas rare que des Iranien·nes se reçoivent pour regarder ensemble des films réalisés sur des divas mortes ou exilées. Les salons en Iran, comme en Orient, ont des dimensions qui permettent de recevoir plus d’une trentaine de personnes assises. Ils deviennent pour l’occasion un espace public/privé où se mêlent les invités connus et inconnus (ce qui oblige les femmes à garder leur voile !). Des documentaires, films, interviews interdits y sont projetés ; la transmission d’une culture proscrite est ainsi assurée. Si ces espaces de réception sont propres aux personnes âgées, il en est d’autres où les jeunes de différents milieux se rejoignent plus facilement ; ce sont les caves, les toits, les montagnes éloignées, le désert. À quelques encablures de la ville, désert et montagnes – au pied desquelles sont captées des sources d’eau qui alimentent les villes –, font partie intégrante du paysage urbain. Ils en sont aussi une soupape de liberté. Relativement épargnés par la surveillance policière, déserts et montagnes sont des lieux de prédilection pour les jeunes en quête d’espaces de liberté. D’anciens caravansérails, des campements nomades, des territoires balisés ou aux limites indéfinies les accueillent. Ils s’y retrouvent pour faire ensemble et à découvert ce qu’ils font cachés en privé : chanter, fumer, boire, s’aimer, mais aussi contempler le ciel.
À l’intérieur de la ville, les toits-terrasses privés, mais faciles d’accès, sont subrepticement visités par les amoureux mais également investis par des manifestants quand les rues sont occupées par les bassijs et la police. Ils jouent alors un rôle important de lieux d’émission, de réception et de relai des informations. Ces points hauts, surplombant la rue et les commandos de la police, remplissent donc aussi le rôle d’espaces privés-publics, quand nécessaire. Ce changement d’affectation de lieux, la pluralisation de leurs usages, constitue un enrichissement sémantique volontaire contre une monosémie morale dévitalisante imposée, et à laquelle les Iraniens et Iraniennes refusent de se soumettre. Ces formes de résistance consistent à contourner plutôt qu’à affronter, à complexifier plutôt qu’à s’opposer.
Une autre forme de retournement du partage privé-public est jouée par le taxi. Cette maison ambulante, dont la fonction première est de passer d’un espace privé à un autre espace privé (ou public mais choisi) en évitant le contact avec le public, en protégeant même les individus transportés de tout contact avec le public, a pu se transformer, à l’usage, en son contraire : un lieu privé à usage public. C’est l’utilisation qu’en fait souvent le cinéaste Jafar Panahi. Pour celui qui est surveillé et assigné à résidence, le taxi est le moyen privé de circuler incognito dans le public, et même de l’accueillir dans son véhicule ; ainsi rencontre-t-on des inconnus avec lesquels discuter. Cet artifice pour garder le contact avec l’espace public, pour filmer la ville, ses habitants, leur quotidien, est emprunté au phénomène réel des taxis collectifs. Destinés à pallier l’insuffisance des transports publics à moindre coût, les taxis collectifs sont autorisés à véhiculer plusieurs personnes à la fois. Ainsi fournissent-ils l’occasion de rencontres, d’échanges et de rapprochements physiques entre sexes opposés, habituellement interdits. À l’abri du regard, ils sont devenus des espaces privés-publics, possiblement de transmission d’information et de messages pendant les périodes de rébellion.
Toutes ces transgressions sont évidemment connues des services de police et tolérées, jusqu’aux représailles, jusqu’aux arrestations – dont on ne peut jamais prévoir ni la date ni l’heure ni même si elles vont se produire. Incertitudes qui instillent la peur, expédient habituel des régimes autoritaires pour maintenir la population en état d’apnée politique.
Résister c’est créer2
Parallèlement aux luttes avérées, dont illles peinent à voir les bénéfices alors qu’illes comptent leurs morts, les Iraniennes et Iraniens engagent aussi d’autres formes de résistance qui, sous couvert de contestation courageuse mais consensuelle, produisent ce dont illes sont privées : la joie, la sensualité, le chant, la musique, l’imaginaire, la liberté créatrice. Les films No land’s song de Ayat Najafi et Sara Najafi (2016), Chats persans de Bahman Ghobadi (2009),) Hidden de Jafar Panahi (2020) sont des exemples qui témoignent de censures touchant la voix des femmes, la musique underground, la réalisation cinématographique sans licence. Mais ces films, qui documentent aussi les démarches à entreprendre pour obtenir une autorisation « du ministère de la culture et de l’orientation islamique » – et généralement qu’ils n’obtiennent pas ou de manière sibylline –, sont construits de telle sorte que ce pour quoi les cinéastes s’enquièrent d’une licence, le film le produit.
No land’s song est rythmé par les écarts et les reprises d’une série de séquences. Des conversations entre chanteuses et compositrices iraniennes qui font un retour sur les voix lyriques iraniennes d’avant 1979. Des répétitions avec les musiciens et chanteuses francais·es que l’initiatrice du projet, Sara Najafi, veut inviter en Iran afin d’hybrider les cultures (elle pense aussi qu’intégrer des musiciens étrangers au concert facilitera son autorisation). Des successions d’écrans noirs – pas d’images autre que la voix du mollah lors des rendez-vous au « ministère de la culture et de l’orientation islamique, cette voix qui dit « oui » qui dit « non » qui dit « pas de soliste », mais plusieurs choristes qui éventuellement, feront mine de chanter pendant le solo. Enfin, des visites à l’imam qui explique pourquoi la voix des femmes est maléfique. En dehors des visites officielles, les scènes filmées sont des prétextes à faire entendre des voix du passé et à écouter des chanteuses contemporaines comme Parvin Namazi, Sayeh Sodeyfi, Élise Caron, Jeanne Cherhal, Emel Mathlouthi. Ces voix qui nous charment tout au long du film, ces voix féminines accompagnées de tar et de tombak légitiment le combat de cette compositrice iranienne et de ses amies pour mener à terme ce projet d’un concert public de solistes femmes – réduites au silence depuis la révolution. Avec un humour certain, la caméra fait des incursions dans la ville de Téhéran, rue, café, bazar dévoilant les pensées ambigües de l’homme de la rue qui serait plutôt favorable aux voix féminines mais ne peut le dire.
Si les musiques de No land’s song puisent dans un répertoire traditionnel iranien, il en va tout autrement de celles de Chats persans qui empruntent aux rocks alternatifs apparus aux États-Unis et au Royaume-Uni dans les années 70. Ces musiques, qui ont inspiré de nombreux groupes iraniens, sont deux fois « underground », en raison de leurs accointances avec la contre-culture punk, et en raison de leur condamnation par le régime des mollahs qui, la jugeant immorale et anti-islamiste, obligent leurs interprètes à se réfugier dans les sous-sols ou sur toits, les champs et les étables en bordure de ville. Le film commence par la sortie de prison d’un couple de jeunes musiciens qui avaient organisé un concert d’indie rock (rock indépendant) auquel étaient venues des centaines de personnes. Cette musique, mal vue en Iran, est la matière du film. Le cinéaste, épousant les pérégrinations de deux jeunes musiciens à la recherche d’instrumentistes, batteur, guitariste, bassiste, afin de former un groupe et de partir en Angleterre où un concert les attend, offre au spectateur l’opportunité d’aller de studios en studios, de caves en no man’s lands, et d’assister à des répétitions informelles de divers groupes de rock, heavy metal et de rap. Le film entrecroise deux séries de trajectoires, l’une, vers la recherche d’une autorisation du comité de censure et l’attente de faux papiers pour sortir du territoire, l’autre, qui traverse la ville en zigzag en vue des visites et des auditions d’instrumentistes. Ce qu’on entend n’est pas différent de la musique occidentale, ici et là, les jeunes sont également férus de guitare électrique, de percussions, de synthétiseurs, d’orgue électrique ; par contre, le contexte diffère puisqu’en Iran, ces musiciens sont menacés d’arrestation et leurs instruments, de confiscation. Ils vont jusqu’à couvrir la batterie de tissus pour échapper aux représailles, ce qui ne manque pas d’arriver. Le faussaire de documents, sur qui repose la sortie du territoire des musiciens, est arrêté ; conséquence immédiate, celui qui servit d’intermédiaire aux musiciens, un génie des affaires dont la vitesse d’élocution tranche avec ses solos de ténor, perd la face. Sa renommée de génie capable de se sortir de toutes les situations, tombe à l’eau. C’est le reflet tremblant de son visage sur la surface de l’eau du bassin qui révèle son tumulte intérieur. Le film s’achève, sans autorisation de concert ni visas pour les jeunes musiciens, ni licence de filmer ! Et pourtant le concert a eu lieu, et le film, avec la connivence de tous les instrumentistes, a été tourné.
Ivresse et sagesse
Ce film n’est pas un documentaire qui met bout à bout des enregistrements, il est porté par une dynamique générée par l’urgence de la situation (le départ imminent des jeunes musiciens), qui se traduit par des déplacements multiples, des dialogues plus ou moins énervés, des enchaînements d’auditions et surtout, des scansions musicales (pop, indie rock, metal, rap) percutées à grande vitesse par des clips de la ville de Téhéran. Ces rafales d’images qui se surimposent à la musique, l’hybrident, créent une atmosphère survoltée, celle d’une discothèque, d’une salle de concert galvanisée par la sono et les lumières stroboscopiques. Le montage visuel/sonore grise le spectateur comme le ferait de l’ecstasy. Et c’est bien dans cet état émotionnel extrême qu’il s’agit de conduire le spectateur. Les poètes appelaient cet état « l’ivresse », car elle était censée transporter l’esprit au-delà des pesanteurs terrestres. Et pour ce, ils recommandaient de boire du vin rouge, cette divine boisson qui spiritualise les corps. Ivre de vin, ivre d’amour sont aussi les leitmotiv que le couple des jeunes musiciens baptisé Take it easy hospital a choisi pour trame de sa chanson « Drunk with love ». Ce titre reprend un poème de Rumi3 : « Be drunk with love, for love is all that exists4 », écrit au XIIIe siècle. D’autres versets plus incantatoires, accompagnés de musique du monde (world music), reprennent ces doubles exhortations à l’ivresse et à l’élévation5.
Pourquoi l’ivresse ? Parce qu’elle est associée à l’amour, parce que l’amour comme le vin mènent à un état psychique proche de l’extase. Les mystiques soufis ont associé l’ivresse à l’amour, et l’amour à l’union divine, parce que la première désidentifie les sujets, produit une altération physique et mentale qui prélude à une métamorphose spirituelle ; la seconde, parce qu’elle est la fusion la plus complète de deux êtres, métaphore et anticipation de la disparition de soi en un tout.
Pourquoi l’ivresse est-elle encore invoquée au XXIe siècle par des musiciens underground ? Parce qu’elle est en rupture totale avec l’esprit de la charia, parce qu’elle appartient à la culture soufi, musulmane, respectée, mais la plus éloignée des codes moraux répressifs de la loi islamique. La plupart des poètes philosophes du XIIe et XIIIe comme Rumi, Hafez ou Nezami célèbrent le vin pour ses vertus extatiques et de desubstantification, désidentification. Omar Khayyam, également poète et philosophe, considérait que l’ivresse devait mettre sur le chemin d’une lucidité incroyante et qu’elle était un contrepoison aux croyances et bigoteries des mollahs. « Préférer la taverne à la mosquée6 », recommandait-il. Le vin est un adjuvant à la destruction des illusions métaphysiques. « Bois du vin, ton corps un jour sera poussière / Et de cette poussière on fera des coupes et des jarres7… » Son mysticisme est un exercice qui conduit à un néant lucide. Deux lignes extraites de la chanson Human jungle : « People are looking for a way to survive /But we are just looking for a shortcut8 » pourraient être inspirées de ce courant mystique. Ce tropisme de la néantisation est une ligne que suivent les poètes mystiques à l’égard de l’existence terrestre, dont la fin n’est pas un au-delà mais plutôt une fusion avec le monde au terme des épreuves, au terme de la traversée9.
C’est pourquoi Attar, Hafez ou Khayyam se figurent comme ivres, fous, mendiants, vagabonds, ne possédant rien, n’étant captifs de rien. Ce n’est pas du masochisme, bien au contraire, ils s’estiment d’autant plus lucides et disponibles que pauvres et désintéressés ; leur détachement allège leur esprit et les rend plus enclins à s’adapter à toutes sortes de changements, dont l’ultime métamorphose serait une dissolution de soi heureuse, ou sans illusion pour Khayyam. Le rappeur Hichkas et ses amis reprennent cette posture que leur dicte la chanson Ekhtelaf, construite autour du leitmotiv « God, wake up ! I am a garbage and I have some things to tell you10 ». Cette auto-qualification d’ordure est à la fois une profession de foi mystique et un artifice rhétorique à partir duquel il est plus aisé d’interpeller Dieu et de lui demander des comptes sur toutes les aberrations économiques et sociales. « A hobo with his bike is next to a Benz, he and his bike worth as rent of the Benz11 ». Exploitation, pauvreté, prostitution, discriminations… listent les rappeurs : à quoi bon les préceptes d’égalité et de justice prônée par la loi islamique ? Ce rappel à l’ordre de Dieu est une dénonciation féroce des mensonges perpétrés par le régime et le dévoiement de la religion par la théocratie au pouvoir en Iran. L’ivresse entretenue, ici par le vin, ici par un phrasé très cadencé doublé d’une musique répétitive, est source d’invectives et de lucidité, de colère et de sagesse. La goutte d’eau. « Me, you, him, we came from a single drop, and now, look how big is this gap between us12 ! »
Ivresse et révolte13 sont inscrites dans la langue des poètes persans dont ces jeunes musiciens du XXIe siècle vont libérer les potentialités subversives, dont ils chargent leurs chansons et leur musique indie rock, dans un geste iconoclaste de fusion de la tradition et du présent.
Les Iranien·nes jeunes puisent encore dans la culture persane des ressorts susceptibles d’accompagner leur résistance. Pour les Iraniens, la culture persane, poésie, musique, n’a pas perdu ses poètes, ses chantres, ses mystiques. Ils sont capables d’en libérer les potentialités vivantes qu’ils croisent avec les énergies dont ils nourrissent leur création.
1 Anoush Ganjipour, « Politique de la (non) violence », Mineure Multitudes no 43, hiver 2010, intitulée « Iran, travail d’un rêve ».
2 Gilles Deleuze, Abécédaire, entretiens avec Claire Parnet, documentaire réalisé par Pierre-André Boutang, 1988-89, intitulé « Lettre R comme résister ».
3 Poète mystique persan du XIIIe siècle qui a profondément influencé le soufisme et considéré en Orient comme un grand maître spirituel.
4 « Saoule-toi d’amour car l’amour est la seule chose qui existe », Jalal al-Din Rumi, Dar-al Masnavi, “Be drunk in love since love is everything that exists”, “Ghazal 555” in Mystic Poems of Rumi, traduit par A. J Arberry, Chicago Press, 2009.
5 Hamed Behdad Darkub, www.youtube.com/watch?v=ArZE4u8qZ0o&t=15s
6 Omar Khayyam, Les quatrains, trad. Charles Grolleau, Ed Ivrea, 2004, II.
7 Ibid.
8 « Les gens cherchent un moyen de survivre, mais nous, nous cherchons juste un raccourci », Take it easy hospital, « Human jungle », in No one knows Persian cats.
9 Farid ud-Din Attar, Le langage des oiseaux, trad. Garcin de Tassy, 1996.
10 « Dieu, réveille-toi, je suis un déchet et j’ai des choses à te dire ».
11 « Un clochard avec son vélo est à côté d’une Benz, lui et son vélo valent le loyer de la Benz ».
12 « Moi, toi, lui, nous sommes venus d’une même goutte d’eau, et maintenant, regarde comme l’écart entre nous est devenu grand ! »
13 O Shams-e Tabrizi, « Je suis en un tel extase dans ce monde
Que je ne sais rien conter d’autre que mon ivresse et ma révolte. »
Divani Shamsi Tabriz, cité et traduit par Daryush Shayegan in, L’âme poétique persane, Albin Michel, 9e édition, 2017, p. 99.