Il est 19 heures. La manifestation, qui a débuté à 14 heures, est terminée. Ryota Sono vient de mener, à vive allure, un cortège contre TEPCO et le gouvernement japonais sur un parcours de sept kilomètres. Il s’est réfugié sous une des tentes du campement Occupy Kasumigaseki (dans le quartier des ministères) auquel se sont ralliées de nombreuses associations dont celle des Femmes de Fukushima contre le nucléaire, devant le ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Commerce en charge de la politique nucléaire. Les occupants comptent y demeurer pour les dix mois et dix jours à venir, durée correspondant à la durée d’une grossesse pour les Japonaises. Ils réclament la fin des centrales nucléaires au Japon, le droit d’évacuer pour tous les enfants vivant dans des zones très contaminées et le paiement de dédommagements par le gouvernement pour permettre aux enfants d’être évacués et protégés. Ryota Sono a 30 ans. Il a fait ses armes dans les mouvements contre l’engagement de l’armée japonaise d’auto-défense dans la guerre en Afghanistan en 2002, puis contre la guerre en Irak en 2003, avant de devenir représentant du Syndicat des Freeters, syndicat des travailleurs précaires. Fin 2008, suite au « choc Lehman Brothers », qui se solde par le licenciement de nombreux travailleurs intérimaires, Ryota participe, avec les syndicats de travailleurs précaires, à la mise en place d’un « village » d’accueil dans le parc de Hibiya à Tokyo : « C’était un grand événement pour la lutte contre la pauvreté », dit-il. Une semaine après le début du désastre nucléaire du 11 mars 2011, Ryota Sono installe sa tente devant le siège de TEPCO, où elle se trouve toujours. Il a publié Pourquoi j’ai commencé à planter ma tente devant TEPCO, aux éditions Shobo, Tokyo, 2011.
Ryota Sono : Je n’ai jamais été engagé dans la lutte antinucléaire auparavant. Je ne connaissais rien au nucléaire. J’ai donc commencé par m’informer et par apprendre. Dans le passé, mon engagement visait le pouvoir et les médias qui cachent la vérité. J’ai été arrêté parce que je faisais partie de ceux qui voulaient dévoiler les tromperies du gouvernement qui applique une politique libérale. Après la catastrophe, les choses continuent : le gouvernement et TEPCO ont essayé de contrôler l’information pour freiner la lutte antinucléaire. Ils ont minimisé la gravité de l’accident et répété ce message à l’encan. Beaucoup de gens étaient tétanisés par les images de la catastrophe. TEPCO a aussi lancé une série de coupures d’électricité programmées. Les transports étaient aussi coupés. Tout cela a freiné la participation des gens aux mouvements.
Thierry Ribault : Une paralysie sociale a donc été créée de toutes pièces ?
R. S. : La paralysie a été l’une des conséquences. Je pense que l’objectif était de montrer que l’on ne peut pas se passer de l’électricité d’origine nucléaire. De fait, à présent, chacun sait que, même si on arrête la centrale de Fukushima, il y a suffisamment d’électricité. Aussitôt après la catastrophe, on vivait dans une ambiance de guerre et de couvre-feu. Dans la région sinistrée, seules les forces d’auto-défense japonaises et l’armée américaine ont pu pénétrer. C’était un acte de propagande gouvernementale dont l’objectif était de montrer que l’armée a tout pouvoir ; que, sans armée, on ne peut pas vivre. Les militaires ont été irradiés, mais personne n’en parle et on a préféré sacraliser les travailleurs du nucléaire, comme on a sacralisé les kamikazes durant la guerre. Les médias ont parlé d’un peuple japonais organisé, calme, civique, peu touché par la panique, solidaire. C’est faux. Il y a eu des agressions sexuelles. Des personnes âgées sont mortes dans leur refuge parce que la vie n’était pas si solidaire que ça. Une semaine après la catastrophe, je voulais contester ce silence et cet auto-bâillonnage. J’ai appelé les gens à sortir et contester l’attitude de TEPCO, car à l’époque le mot d’ordre était : « Soyez solidaires avec ceux qui travaillent dans la centrale nucléaire. » Je voulais que les gens viennent protester contre l’entreprise responsable. Le 18 mars, j’ai installé ma tente devant le siège de TEPCO et j’ai baptisé mon action : « Action Devant TEPCO. » Je m’y rends chaque jour depuis, sauf quand il y a des manifestations comme aujourd’hui.
T. R. : Il s’agissait donc pour vous de dire que vous refusiez le silence et la soumission ?
R. S. : Je proteste contre la domination exercée par l’État japonais et par le lobby nucléaire sur les Japonais, qui est aussi une domination sur le reste du monde. Le gouvernement et TEPCO veulent dominer par le capitalisme. Après le 11 septembre 2001, aux États-Unis, la même chose s’est produite. On a poursuivi la domination par le capitalisme. C’est toujours la même chose : lorsqu’une guerre commence, on contrôle d’abord l’opinion publique.
T. R. : Où est l’ennemi, en ce moment, pour l’État japonais ?
R. S. : L’ennemi, ce sont les habitants des régions contaminées. En France ou en Allemagne, dans un tel cas, il y aurait de vives protestations auprès du gouvernement. Les gens feraient grève. Le gouvernement japonais a voulu que les gens restent chez eux et acceptent la situation parce qu’il a craint la mobilisation, la fuite, la paralysie, le blocage économique du pays. Pas de contestation, pas de déménagement : voilà la domination.
T. R. : Comment les gens peuvent-ils accepter une telle domination ?
R. S. : Si le gouvernement dit qu’il n’y a pas de danger immédiat, étant donné qu’on ne sent pas le danger des éléments radioactifs, les gens ne se sentent pas en danger. Les médias ont certes diffusé quelques informations, mais le gouvernement a mobilisé des scientifiques, des experts, qui ont rassuré la population. J’ai voulu, moi, convaincre les gens dans l’autre sens, mais il n’y avait personne. J’ai demandé à des amis de diffuser ma prise de parole devant TEPCO sur la TV par Internet. Il n’y avait que deux ou trois personnes au début. Puis, petit à petit, les gens se sont mobilisés. Ensuite nous avons adressé une lettre à TEPCO leur demandant d’assumer leur part de responsabilité de la contamination, et réclamé la dissolution de l’entreprise. Nous avons rencontré des managers mais pas le PDG. En 2008, j’ai été arrêté parce que je faisais partie du groupe qui, dans le cadre de son « tour de la maison des riches », a rendu visite à la demeure du premier ministre, Taro Aso. Ce 25 décembre 2011, nous organiserons un autre tour qui passera cette fois devant la maison du PDG de TEPCO.
T. R. : Pensez-vous que les manifestations peuvent influer sur la décision d’arrêter les centrales nucléaires ou bien faut-il envisager d’autres types d’actions ?
R. S. : Il faudrait que les travailleurs du nucléaire se mettent en grève. Nous y pensons, nous en discutons. Mais les gens qui mènent les mouvements sociaux au Japon ont trop peu d’imagination. Le campement actuel à Kasumigaseki, c’est une action menée devant le ministère responsable, le METI. C’est important, car au Japon il y a très peu de lieux de rassemblement. Ici, c’est donc un point nodal. L’espace public est rare dans ce pays. Nous sommes donc en face des ministères responsables et par notre présence, nous les accusons. Il faut développer la solidarité avec les Femmes de Fukushima et les autres habitants de Fukushima. Il faut que ces gens et nous-mêmes occupions cet espace et fassions quelque chose de spectaculaire.