Malgré les reprises et les réinterprétations régulières du titre de la conférence de Cedric Price en 1966, « Technology is the answer, but what was the question ? », on cite rarement la dernière diapositive de son intervention, où il fait allusion à un début de solution du problème en déclarant : « L’utilité de cette architecture est de rappeler à ses utilisateurs que la principale ressource qui devrait être conservée est l’esprit humain1. »
Si le design est la réponse, la question à laquelle il répond est sans doute non seulement de savoir comment conserver mais aussi comment améliorer la condition humaine à travers le projet d’un monde meilleur. En ce sens, le design pense et agit comme s’il était un médicament : en améliorant les choses par la recherche scientifique. Si le design est fondé sur la promesse d’améliorer les choses, les « designers » sont donc des personnes qui ressemblent à des médecins, bien qu’ils ne soient pas des scientifiques et bien qu’en général, ils ne travaillent pas dans le domaine de la santé. Ainsi, pour continuer à croire au projet d’un monde meilleur, les designers doivent s’occuper de « concevoir » des sorts ou des charmes qui, comme le dit Vilém Flusser, ont pour tâche de nous faire croire qu’il s’agit de design2.
Depuis que Price a formulé son énigme, elle a été appliquée à un vaste éventail de domaines. Même les cosmologistes cherchent la question à laquelle l’univers est la réponse. Il apparaît maintenant que les réponses nous entourent déjà. C’est la question que nous ne connaissons pas. Seule une organisation aussi zélée et optimiste que le Design Council (UK) pouvait récemment résoudre cette énigme universelle en affirmant avec confiance que « quelle que soit la question, le design a une réponse3. »
Devrions-nous considérer le design comme la réponse universelle à toute question ? Comme l’amour ? Comment mettre fin à toutes les guerres ? Le design ! Comment construire un monde meilleur ? Le design ! Comment être heureux ensemble ? Le design ! Mais, lorsqu’un seul terme est utilisé pour satisfaire tant de besoins et répondre à tant de questions – et tant de vastes questions –, il implose, tout simplement. Son implosion signifie qu’il disparaît, sans même laisser de vide derrière lui. L’espace qui était autrefois occupé par le design comme discipline spécifique est maintenant revendiqué par des spécialistes du marketing, des PDG, des stratèges et même des universitaires, qui présentent à longueur de conférences, de réunions de conseil d’administration et de power point, les images d’un design « salvateur » – chanteurs d’un karaoké bien rôdé dans un pub rempli de clients ivres.
Cela fait longtemps que le design a appris à détester sa propre nature commerciale, utilitaire, gaspilleuse et déshumanisante. Des personnalités comme Victor Papanek, Ken Garland et, plus récemment, Anthony Dunne et Fiona Raby (et bien d’autres) ont critiqué la quantité de temps et d’énergie que les designers consacrent à polir les rouages de la machine capitaliste. Des labels tels que « design social », « design critique » et « design spéculatif » sont apparus et se concentrent sur les « grandes questions » de notre époque4. Ici, les super-héros du design s’attaquent aux problèmes sociétaux lors d’événements tels que le What Design Can Do (WDCD) néerlandais, un événement récurrent depuis 2015 qui dit avoir été créé pour « démontrer le pouvoir du design, montrer qu’il peut faire plus que rendre les choses jolies et appeler les designers à se lever, à prendre leurs responsabilités et à considérer la contribution bénéfique qu’ils peuvent apporter à la société. » Chaque année, le WDCD promet ainsi d’expliquer ce que le design peut apporter, mais en explorant son site web, aucune réponse claire ne semble apparaître. Au lieu de réponses, nous trouvons une liste de défis urgents et difficiles auxquels le design doit faire face : « Clean Energy Challenge » (Le challenge de l’énergie propre), « Climate Action Challenge » (Le challenge de l’action sur le climat), « Refugee Challenge » (Le challenge des réfugiés)…
Le design semble pouvoir répondre à tous ces défis mais a-t-il jamais réussi à le faire ? What Design Can Do (ce que le design peut faire) ressemble plus à une question implicite, avec une réponse autoréférentielle : tout ce que peut faire le design, c’est de faire du design (design can design). Comme l’a déclaré avec audace le designer et écrivain Ruben Pater, le design se positionne comme la « discipline ultime de la résolution des problèmes », supérieure aux gouvernements ou aux ONG.
Dunne et Raby, dans leur essai « What If… », affirment qu’en raison de la complexité de notre monde, « il n’y a pas de solutions… ni même de réponses… juste beaucoup de questions, de pensées, d’idées et de possibilités, toutes exprimées à travers le langage du design5 ». Ils considèrent le design comme une chose qui peut sonder nos croyances et nos valeurs, remettre en question nos hypothèses et nous encourager à imaginer comment ce que nous appelons « réalité » pourrait être différente. Le design nous aide à voir que la façon dont les choses sont faites n’est qu’une possibilité, et pas nécessairement la meilleure.
Ainsi, d’un côté, les non-designers (y compris les spécialistes du marketing, les PDG, les stratèges, le monde des affaires et même les universitaires) présentent le design comme la réponse à toutes les questions. Mais, de l’autre, les designers proposent le design comme une question. Par conséquent, nous pourrions dire que les designers sont passés du statut du design-dépanneur (solutionneur de problèmes) à celui du design-perturbateur (créateur de problèmes).
Il n’est peut-être pas si important d’identifier le moment où ce changement s’est produit. Il est peut-être plus utile de comprendre à qui les designers posent leurs questions. Et aussi, qui auparavant posait les questions que le design pose aujourd’hui ?
Le design en questions
Commençons par ce dernier point. Si le design s’est historiquement intéressé à l’industrie et à son programme de rentabilité, il est probable que ceux qui posaient les questions étaient les PDG, les fabricants, les clients et, plus largement, les agents de la machine capitaliste qui alimentent et affament simultanément l’industrie. Leurs questions étaient probablement formulées comme suit : « Comment pouvons-nous vendre plus ? », « Comment pouvons-nous produire moins cher ? », « Comment pouvons-nous rendre le produit plus attrayant ? ». C’est à cette époque que Raymond Loewy a lancé la fameuse boutade, « la plus belle courbe est celle d’un graphique des ventes en hausse6. » Les designers n’ont jamais vraiment apporté de réponses à ces questions – et c’est compréhensible. Par conséquent, les mêmes PDG, propriétaires et agents financiers qui posaient ces questions ont décidé de garder le micro et de fournir le design comme réponse. Cela signifie-t-il que les designers n’ont pas été impliqués dans la construction de ce récit autoréférentiel et quelque peu suprématiste ? Sans doute, ceux d’entre les designers qui ont été impliqués dans ce récit se sont-ils pris au piège. Après tout, si vous êtes un designer et que vous entendez vos patrons déclarer que le monde a besoin de plus de design, il est très probable que vous finissiez par les croire et par le répéter à votre tour.
Le design devient simultanément la question et la réponse, se plaçant ainsi aux deux extrémités de la chaîne du travail, les designers devenant finalement à la fois les clients et les fournisseurs, les émetteurs et les récepteurs. Il s’agit d’un court-circuit qui – comme tout court-circuit – ne génère pas de différence aux deux extrémités de la chaîne de travail, mais qui provoque une tension, un stress dans tout le système. Le stress généré dans le système peut ne pas être complètement ou toujours mauvais. Entre les deux extrémités de ce système, on peut trouver des scientifiques, des décideurs politiques, des ingénieurs… Le résultat, dans certains cas, est que le court-circuit généré par le design pousse celui qui se trouve au milieu de la chaîne à s’opposer au design, à proposer des alternatives, à améliorer le statu quo.
N’oublions pas que la relation question/réponse a été codifiée sous la forme du catéchisme, le livre élémentaire de questions-réponses de l’instruction religieuse. Si l’on remonte à son étymologie, le terme « catéchisme » est dissocié de l’instruction religieuse. Il vient du grec katekhein qui signifie « résonner », « réverbérer » et que nous interprétons aujourd’hui comme « faire écho » et « chanter les louanges de ». Chanter les louanges du design est une pratique en plein essor ; et sans doute c’est là, aussi, une pratique bien creuse qui sonne vide7. Mais si le design est une chambre d’écho, quel est le son d’origine qui s’y réverbère ? Il est d’une importance vitale de placer avant cette question/réponse, proche de la nôtre, le simple fait que chaque designer crée rétrospectivement ses propres précurseurs. Le travail des designers aujourd’hui modifie notre conception du passé, comme il modifiera le futur. Cedric Price a demandé ce qu’ÉTAIT la question et tous ceux qui sont venus après lui demandent ce qu’EST la question, comme s’il n’y avait pas de passé. Le passé (ce que le design ÉTAIT) fait référence au design d’un monde totalement artificiel et à un futur dont nous serions infiniment responsables. Alors que le présent (ce que le design EST) fait davantage référence au design d’un monde totalement financiarisé et à un avenir déjà hypothéqué pour lequel les générations successives paieront pour toujours. Nous demandons : le passé était-il simple et le présent est-il parfait ? Si tel est le cas, qu’en est-il du design ?
L’un des vecteurs qui façonnent le devenir du design provient des programmes actuels de recherche sur le design, où la majorité des recherches financées par des fonds publics au Royaume-Uni portent sur la formation du designer. Dans un article récent, Rodgers, Mazzarella et Courney ont montré que, même si la recherche actuelle en design ne se concentre pas sur les nombreuses crises planétaires, elle joue un rôle dans la génération de changements sociaux, culturels, économiques et environnementaux8. Les crises planétaires ne sont pas près de disparaître, de sorte que l’accent mis sur l’enseignement du design pourrait éventuellement redéfinir le profil du futur diplômé, et le futur designer qui en résultera pourra être en meilleur position pour faire face à l’écologie étrange et aux changements indésirables qui façonnent un monde de plus en plus impensable.
La recherche de Rodgers, Mazzarella et Courney met en lumière l’évolution du paysage de la recherche en design (au Royaume-Uni) au cours des douze dernières années. Elle montre comment les chercheurs en design, en collaboration avec d’autres, s’attaquent à d’importantes questions socio-économiques, y compris celles qui sont énoncées dans les Objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies. Cet ensemble de 67 projets montre que les chercheurs en design apportent de la valeur à l’économie d’un pays, soutiennent la compétitivité industrielle, l’innovation, la politique sociale, et génèrent des connaissances qui sont appliquées dans les domaines des soins de santé, de l’urbanisme, de l’ingénierie, de l’informatique et des affaires. Il est souvent difficile de mesurer les résultats intangibles (valeur) de la recherche en design en termes quantitatifs, car l’impact prend souvent beaucoup de temps à se manifester et peut être généré par une multitude d’acteurs.
Plus d’un tiers des projets contribuent au changement social, par exemple, en donnant aux groupes défavorisés les moyens d’agir, en améliorant la qualité de leur vie, en améliorant le bien-être social par de meilleures interactions sociales. Plus d’un quart des projets contribuent à la valeur culturelle, en assurant la préservation et la revitalisation du patrimoine culturel par des études d’archives. Enfin, plus de 20 % des projets génèrent une valeur économique, notamment en favorisant l’emploi dans l’économie créative et en intégrant des innovations technologiques au sein des entreprises et des entreprises manufacturières. Étonnamment, seul un des 67 projets de cette étude crée une valeur environnementale, ce qui renvoie ici à l’utilisation durable des ressources, à la protection de la biodiversité et des écosystèmes, et à l’adoption de processus de production qui réduisent les impacts négatifs de l’activité humaine sur le bien-être de la société et de l’environnement. Il convient toutefois de noter que la plupart des projets de cette étude créent en synergie plus d’un type de valeur – générant un mélange intéressant de valeur sociale, culturelle, économique et environnementale.
Revenons à la question que nous avons posée dans le titre de cet article : si le design n’est pas la réponse, que pourrait-il être ? Pendant trop longtemps, le design n’a eu de cesse de s’interroger : « qu’est-ce que le design ? », et pendant trop longtemps, il n’a eu de cesse de répondre avec assurance : « le design est ceci ou cela… ». Cette certitude est résumée dans la récente affirmation du Design Council britannique selon laquelle, quelle que soit la question, le design a la réponse. Nous sommes surpris de voir que le design continue à projeter sa certitude pour le projet dépassé de concevoir un monde-pour-nous (a world-for-us). Nous regardons autour de nous et nous demandons où sont les preuves que le design est tout ou partie de ce qu’il prétend être, s’il a fait tout ou partie de ce qu’il prétend faire. Ce qui est encore plus surprenant, c’est que cette certitude apparente n’ait pas tenu compte de l’avertissement inscrit sur le temple d’Apollon à Delphes : « La certitude amène la ruine. »
La question de Price (la technologie est la réponse, mais quelle est la question ?) renvoie à une vieille promesse de l’économiste John Maynard Keynes qui, en 1942, suggérait que « tout ce que nous pouvons réellement faire, nous pouvons nous le permettre9 ». Cette promesse aurait pu donner une réponse à la question de Price : « l’argent », c’est l’argent (pas la technologie) qui est la réponse. L’argent, en effet, n’a jamais eu besoin de questions, car la seule question qui concerne l’argent est de savoir comment en accumuler davantage.
Dès ses débuts, le design a été fondé sur la promesse selon laquelle tout ce que nous sommes susceptibles d’imaginer, nous pouvons le faire. Mais Isabelle Stengers nous met en garde sur les mésusages de nos imaginaires : « L’heure est donc aux connaissances mineures qui remettent en question les mots d’ordre de la modernisation prométhéenne. Les gardiens gardent les vannes – telles qu’ils les voient – fermées au questionnement. Nous devons apprendre à poser nos propres questions. Et refuser les réponses lorsque les questions auxquelles elles répondent ne sont des réponses pour personne, pour qui que ce soit, plutôt que des réponses pour nous. Et tout cela sans investir trop de foi dans l’une ou l’autre croyance que nous savons ce que nous faisons. Il ne s’agit pas de nous convertir, mais de repeupler le désert dévasté de nos imaginations10. »
Cette interrogation nous ramène à la conférence de Cedric Price. Peut-être devons-nous poser à nouveau sa question. Et nous disons « à nouveau » parce qu’il ne semble pas que, depuis la première fois où elle a été posée, elle soit restée dans le lexique du design. La question est peut-être en effet de savoir comment le design peut conserver l’esprit humain : si la plupart des recherches en design se concentrent sur la formation des designers, peut-être faut-il développer un nouveau catéchisme, un nouvel ensemble de questions-réponses, non pas pour chanter les louanges du design (il y en a déjà assez), non pas pour convertir le design en imaginant qu’il est quelque chose qu’il n’est pas, mais pour capter les réverbérations de notre relation avec tout le monde et tout ce qui se trouve sur la planète que nous partageons – notre maison commune – et pour s’interroger sur ce qu’il pourrait bien devenir dans un monde sans nous – un monde impensable.
1Cedric Price, « Technology is the Answer, But What Was the Question ? », Pidgeon Audio Visual Library, World Microfilms Publications Ltd, 1979.
2Vilém Flusser, « On the Word Design : An Etymological Essay », Design Issues, vol. 11, Issue 3, Autumn 1995, pp. 50-53.
3www.designcouncil.org.uk/news-opinion/councils-across-uk-learn-whatever-challenge-design-has-answer
4Silvio Lorusso, « On Design and Disillusion », in Paul A. Rodgers and Craig Bremner (eds.), Design School : After Boundaries and Disciplines, Vernon Press, Delaware, 2019, pp. 108-115.
5Anthony Dunne & Fiona Raby, « What if… », Speculative Everything : Design, Fiction, and Social Dreaming. MIT press, 2013 ; http://dunneandraby.co.uk/content/bydandr/496/0
6http://raymondloewy.com/about/quotes
7Paul A. Rodgers, Giovanni Innella & Craig Bremner, « Paradoxes in Design Thinking », The Design Journal, Volume 20, Supplement 1, 2017.
8Paul A. Rodgers, Francesco Mazzarella and Loura Conerney, « Interrogating the Value of Design Research for Change », The Design Journal, Volume 23, Issue 4, 2020.
9John Maynard Keynes, « How Much Does Finance Matter ? », The Listener, 2 April 1942.
10Isabelle Stengers, In Catastrophic Times : Resisting the Coming Barbarism, London, Open Humanities Press, 2015, p. 132.
Sur le même sujet
- Écrire de l’autre rive
Fictions politiques pour dire la traversée - La scène cinématographique libanaise
Temporalités de la fragmentation et de la création - Pour l’Etat japonais, l’ennemi ce sont les habitants des régions contaminées
- Appropriations constituantes de la ville productive
- Le vivant et l’artificiel
Articles les plus consultés
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Le partage du sensible
- Les circuits courts alimentaires De la complexité à la coopération logistiques
- Des écoles d’art et design en lutte Contribution à une (re)politisation du champ de l’art
- Genre is Obsolete