90. Multitudes 90. Printemps 2023
Majeure 90. Étendre la démocratie

Réassembler les peuples, redessiner les forêts, reforester la démocratie

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Introduction

Tenue à la fin de l’année 2021, la 26e édition de la Conférence des Parties, plus connue sous le nom de COP26, s’est terminée une fois de plus dans l’attente de résultats concrets concernant les émissions mondiales de CO2. À l’assemblée de l’ONU et dans les rues de Glasgow, les forêts étaient présentes de manière quelque peu abstraite et indirecte par l’intermédiaire de leurs porte-parole. Aujourd’hui, elles sont peut-être le point le plus sensible des tensions environnementales et politiques actuelles : au Brésil, par exemple, la façon dont le gouvernement Bolsonaro s’est distingué par les incendies et la déforestation montre à quel point le négationnisme environnemental et le négationnisme démocratique sont étroitement liés.

Cette relation nous amène à associer la nécessité de renforcement des démocraties mondiales et l’urgence de la reforestation dans le monde. Nous proposons ici la possibilité d’une reforestation de la démocratie par le biais du design. Pour ce faire, à la suite de certains auteurs, nous proposons un rassemblement des peuples de la forêt qui puisse inspirer un redesign de la démocratie tout comme les forêts réalisent un codesign d’elles-mêmes. En principe, la suite de cette recherche exploratoire pourrait conduire à un redesign non seulement des processus démocratiques mais aussi de l’idée même de démocratie.

Déni du changement climatique et déni démocratique : l’urgence d’un réassemblage (ou réassemblement ?)

Dans Où atterrir ? Comment s’orienter en politique 1, Bruno Latour écrit sur la désorientation politique en cours. Le livre a été écrit peu après le choc de l’élection de Donald Trump aux États-Unis. L’élection de Trump en 2016, ainsi que celle de Bolsonaro en 2018, ont été le résultat de nombreux facteurs, et parmi eux, une insatisfaction populaire à l’égard de la démocratie représentative a fini par trouver un dangereux exutoire dans les attaques contre ce système. Pour saisir certains aspects de ce piège, Latour aborde la tension spatiale et temporelle qui caractérise l’âge moderne : un premier vecteur d’impulsion vers le « global » au sens de la modernisation entre continuellement en conflit avec un second vecteur de retour au « local » au sens de la tradition. Ce conflit est déjà complexe en soi, et lorsqu’il englobe non seulement des questions économiques mais aussi des aspects comportementaux précédemment classés comme typiques de « droite » ou de « gauche », il devient encore plus confus. Lorsqu’un troisième vecteur s’ajoute à toute cette tension, il absorbe toute notre attention en compliquant encore plus les orientations précédentes. Latour le désigne comme le « Terrestre » et affirme qu’une des meilleures façons de le saisir est d’observer ceux qui le nient. En opposition au « Terrestre », le « Hors Sol » constitue la base du déni du changement climatique et, non par hasard, du déni démocratique.

Ces considérations de Latour sont récentes, mais il travaille depuis un certain temps sur une proposition d’écologie politique. L’un des axes centraux de sa proposition est de « faire entrer les sciences en démocratie2 ». Dans ce sens, il considère qu’il est nécessaire de se débarrasser de la distinction traditionnelle entre « nature » comme domaine des sciences avec ses objets non-humains et ses certitudes éternelles et « culture » comme domaine de la politique avec ses sujets humains et ses discussions interminables. Il critique cette division en deux « chambres », l’une qui bavarde sans savoir (la sphère politique et, plus précisément, les espaces de représentation) et l’autre qui sait mais qui ne parle jamais (la nature). Il critique donc aussi bien la « nature » conçue par les scientifiques comme quelque chose d’indiscutable, que la « nature » conçue par les écologistes comme quelque chose à préserver. Sa proposition d’écologie politique ne vise donc pas la nature mais les associations d’êtres aux formes complexes. Elle vise surtout à réunir les deux assemblées – celle des politiques et celle des scientifiques – en un seul collectif d’humains et de non-humains fondé sur d’autres notions d’énonciation et d’action, ainsi que sur un autre rapport entre intériorité et extériorité. En ce qui concerne ce qu’est un collectif, il dit seulement savoir que Cosmos était le nom que les Grecs donnaient aux collectifs bien composés. Passons donc aux tentatives de bonne composition à travers un design qui embrasse diverses cosmologies.

Du 1er au 12 novembre, nous avons observé la COP 26 à travers la presse et surtout à travers les images diffusées. Il s’agissait d’un exercice très limité mais significatif, où il a été possible de constater non seulement la difficile compatibilité entre les questions scientifiques et politiques rapportées par Latour, mais aussi la relation conflictuelle entre, d’une part, l’assemblée officielle des Nations Unies avec les représentants des États et, d’autre part, les manifestations de rue avec leurs militants, qui sont souvent le résultat de nombreuses assemblées. Mais les porosités qui permettaient à certains invités ou même à des non-invités de circuler entre les deux, et les coïncidences de certaines images qui appelaient à une réduction concrète des émissions de gaz à effet de serre à travers des messages quelque peu abstraits – « Sauvez la planète ! » ou « Il n’y a pas de planète B ! » – ne sont pas passées inaperçues. Le président Bolsonaro n’était pas présent à la COP26 : si son absence est regrettable puisque le Brésil a joué un rôle clé dans les décisions climatiques par le passé, elle a permis à des acteurs comme Txai Suruí, coordinatrice du Movimento da Juventude Indígena (Mouvement de la Jeunesse Indigène), de montrer au monde que d’autres Brésiliens existent et résistent encore. Dans les rues, une découpe en carton du ministre de l’Environnement était exposée ainsi que des affiches présentant les biomes menacés. La forêt amazonienne est aujourd’hui l’un des endroits les plus sensibles du monde.

Tout au long de la COP26, les forêts et les populations forestières du Brésil ont continué à être menacées par les incendies, la déforestation et diverses formes d’appropriation et d’exploitation des territoires. Elles étaient également menacées par le coronavirus, entre autres maladies, y compris celles dérivées de l’exploitation aurifère, c’est-à-dire l’empoisonnement au mercure littéral. Les forêts ne sont pas vierges, elles sont peuplées. Ces populations, outre les indigènes et les traditionnels, comprennent actuellement de nombreux autres acteurs aux activités légales ou illégales, bénéfiques ou nuisibles et, finalement, ambiguës. Prenons l’exemple des mineurs : d’un côté, ils sont responsables d’une pollution mortelle et donc criminelle, mais de l’autre, ils sont soumis à une exploitation inhumaine, y compris par des trafiquants de drogue. Ainsi, face à des situations très concrètes, il est inutile de soulever des affiches avec des slogans abstraits. Beaucoup de ces personnes sont plus préoccupées par la fin du mois que par la fin du monde. Face à eux, nous insistons en interrogeant : si la démocratie est « le pouvoir du peuple », qui sont les « peuples des forêts », et comment peuvent-ils, à travers différentes manières de s’assembler et de se réassembler, contribuer directement ou indirectement à une reforestation non seulement de leur environnement mais aussi de la démocratie elle-même ? Si nous comprenons que cette contribution peut se faire non seulement en termes de contenu, mais aussi de formes et de structures, nous voyons un vaste champ d’action pour un design ouvert à différentes cosmologies3.

Réassembler les peuples pour le climat,
réassembler les peuples des forêts

Nous savons que la démocratie athénienne était directe dans la mesure où elle reposait sur des assemblées formées par tous les citoyens âgés de plus de dix-huit ans et, en même temps, très excluante : les femmes, les esclaves et les étrangers ne participaient pas. Ces dernières années, les assemblées sont revenues sur la scène politique en raison d’un énorme mécontentement à l’égard de la démocratie représentative : Printemps Arabe en 2010, Occupy Wall Street en 20114, 15M Puerta del Sol en 2012, manifestations de juin 2013 au Brésil5, entre autres dans le monde entier. Fruits du désir de démocratie directe ou d’une plus grande participation à la démocratie représentative, ce cycle d’assemblées n’a pas toujours abouti à des avancées démocratiques, mais ce dénouement ne nous amène pas à y renoncer. Bien au contraire, nous insisterons ici sur celles qui se concentrent sur les questions liées au climat et, surtout, aux forêts.

De nombreuses réflexions de Latour s’inscrivent dans un contexte français de grande mobilisation écologique, mais aussi de réaction. Le protagonisme de la France à la COP 21 en 2015 avec la signature de l’Accord de Paris n’a pas réussi à dissiper les contradictions internes. À partir de 2018, les dénommés « Gilets Jaunes » ont commencé à manifester chaque semaine, pendant des mois, contre l’augmentation de la taxe carbone qui rendait leur circulation plus chère. Ce type de manifestation a commencé à avoir lieu dans plusieurs pays du monde et elles reflètent de réelles difficultés de transition vers d’autres formes d’énergie et d’adaptation à d’autres modes de vie. Les politiques climatiques votées par une forte majorité de représentants et soutenues par de nombreux experts se sont heurtées à une énorme résistance sociale, notamment au sein des classes populaires. Les principes abstraits se sont effondrés face aux demandes concrètes. Face à cette impasse de gouvernance, en 2019, une initiative organisée par le gouvernement français et la société civile est née avec l’intention non seulement d’apporter des réponses mais aussi de poser des questions : une Convention citoyenne sur le climat. Une Convention n’est pas un référendum, c’est-à-dire un sondage auprès des citoyens sur une question spécifique formulée par le gouvernement, ni une assemblée parlementaire composée de représentants des citoyens. C’est quelque chose de nouveau, mais pas tant que ça. La première étape a consisté à sélectionner les citoyens. Cette sélection a été entamée par un tirage au sort et a été poursuivie par la composition délicate d’une représentativité hétérogène que nous pouvons appeler la socio-diversité. Le CCC a finalement été composé de 150 personnes selon 6 variables (sexe, âge, niveau d’éducation, catégorie socioprofessionnelle, type de territoire et région de résidence) sans pratiquement aucune exclusion a priori : ni étrangers, ni personnes ayant des activités productrices de gaz à effet de serre, ni même ceux qui sont hostiles à la transition écologique.

Le processus de sélection a transformé le « quelconque » en « quelqu’un6 », c’est-à-dire en un citoyen actif. Une fois finalisé, le processus de délibération a été ouvert. Selon Peck, il s’agissait de concevoir un prototype qui puisse permettre aux citoyens sélectionnés de « pré-légiférer » sur les grandes politiques publiques, et pas seulement de choisir entre les options existantes ou de faire des recommandations générales. Les conventions ont une temporalité et une mission spécifiques. Dans le cas de la Convention des citoyens pour le climat, la temporalité était de 4 mois, et la mission était de promouvoir la réduction des émissions de gaz à effet de serre, ou plutôt d’aller vers des engagements basés sur le diagnostic du réchauffement climatique. Les processus de délibération étaient basés sur des connaissances scientifiques et des informations qualifiées, mais laissant toujours une place à l’incertitude. Les processus de décision étaient basés sur le vote majoritaire, mais avec de longues périodes d’argumentation et une attention particulière à l’expression des minorités. Avec ses débats, la CCC a obtenu une importante répercussion dans la sphère publique qui a permis d’élargir en quelque sorte la participation tout en provoquant une certaine concurrence avec les institutions existantes comme le Parlement qui a mené à l’application de certaines de ses décisions.

En bref, la Convention des citoyens pour le climat a rempli plusieurs fonctions : épistémique (produire une opinion bien informée), éthique (promouvoir le respect entre les citoyens) et démocratique (inclure des voix et des revendications différentes sur une base égale). Plus précisément, quelle est sa fonction au sein de la démocratie représentative ? Il ne s’agit pas d’une fonction consultative (comme les référendums), car cela serait trop étroit, ni d’une fonction législative (comme les parlements), car cela serait trop large. En tant qu’assemblée de citoyens, le CCC était un projet de composition socialement diversifiée et de participation politique directe, sans presque aucune intermédiation entre les participants, et donc soumis aux frictions inhérentes à la pratique démocratique, mais il a atteint des objectifs cohérents. Une écologie populaire n’est pas facile, mais les participants à la CCC ont été satisfaits de son utilité tant en termes de lutte contre la crise climatique qu’en termes d’amélioration de la vie démocratique. Cette expérience nationale pourrait être articulée avec les COP internationales. Désormais, les enjeux deviennent plus concrets dans la mesure où les acteurs (ou actants, selon Latour) se retrouvent dans des territoires tels que les forêts et, plus encore, lorsque des projets de développement sont en jeu. Face à la perception de la relation forte entre le déni climatique et le déni démocratique, nous parions sur la possibilité de délier l’un par l’autre et vice-versa. Avec l’avancée de la réflexion, nous parions sur la singularité de la forêt pour créer d’autres assemblées.

Dans son ethnographie des connexions mondiales7, Anna L. Tsing nous raconte des histoires provenant des montagnes Maratus en Indonésie. En 1989, ses habitants étaient déjà confrontés à la destruction de la forêt. Une décennie plus tard, en 1999, Tsing observe les positions de deux jeunes hommes de la même famille (Ma Igul et Ma Salam) contre la Korean Development Company (Kodeco). Représenté par Ma Igul, le groupe pro-Kodeco défendait un droit au développement multinational incluant les produits forestiers. Parmi eux se trouvaient le gouverneur et d’autres autorités. Ils devaient dissimuler leur transnationalisme pour que les participants imaginent un populisme local. Pour cette raison, ils ont utilisé un dialecte – le banjar – plutôt que la langue nationale. Représenté par Ma Salam, le groupe anti-Kodeco préconisait la conservation de la forêt par le biais d’un développement basé sur les villages. Il s’allie aux ONG et à l’industrie touristique, qui se sent menacée par la destruction des forêts. Les anti-Kodeco utilisent des concepts anglais et transnationaux : pour eux, la conservation des montagnes Meratus et de sa biodiversité est liée à « l’intérêt public » et à « la responsabilité intergénérationnelle ». Tsing analyse les divisions des groupes à l’intérieur d’eux-mêmes et entre eux, notamment entre la génération qui a lutté contre les colonisateurs et la nouvelle génération, qui est également divisée entre ceux qui ont embrassé l’esprit d’entreprise et ceux qui ont choisi la politique.

Cette expérience a conduit Tsing à la conclusion qu’il n’y avait pas sur place quelque chose comme une force culturelle unifiée aussi bien qu’à la conviction de la nécessité de considérer tous les fragments des frictions présentes sur le territoire. Par friction, elle n’entend pas l’antagonisme typique de la lutte des classes, mais plutôt les différences qui, paradoxalement, peuvent renforcer les universalismes. Les frictions n’empêchent pas, au contraire, elles renforcent les collaborations entre les acteurs ayant des points de vue et des expériences différents sur la forêt (indigènes, activistes, universitaires, amoureux de la nature, et même entrepreneurs), considérant que la forêt elle-même est un assemblage de plantes en coopération. En effet, pour Stefano Mancuso8, le corps des plantes diffère complètement de celui des animaux. Alors que le corps des animaux produit du CO2, celui des plantes l’absorbe. Alors que les animaux ont des organes aux fonctions spécifiques, les plantes ont leurs fonctions vitales réparties dans tout le corps. Ainsi, par exemple, elles respirent avec tout leur corps et non par un organe spécifique comme le poumon. Plus étonnant encore, face aux variations de l’environnement, leurs racines agissent collectivement, de manière totalement décentralisée et déhiérarchisée. Dans la nature, les grandes organisations sont distribuées, sans centre de contrôle, tout simplement parce qu’elles sont ainsi plus efficaces et résilientes. Toujours selon Mancuso, les démocraties devraient abandonner le modèle animal et adopter le modèle végétal. Nous soupçonnons que, même sous ce modèle, en raison de la diversité des habitants de la forêt et d’ailleurs, le réassemblage est toujours un défi. Que peut faire le design – et tout particulièrement le codesign ou design collaboratif – pour la démocratie dans des forêts parsemées de conflits, mais aussi de collaborations entre animaux et plantes, humains et non-humains, et au-delà de ces catégories ?

Redesign des forêts :
de l’infrastructure au réassemblage

La forêt amazonienne est habitée et pratiquée par de nombreuses activités économiques et est donc ouverte à diverses activités de design ou de codesign participatifs. Parmi les actions menées dans certaines régions de l’Amazonie, il convient de mentionner le travail du studio Mapinguari Design au Pará, l’un des États brésiliens qui partagent cette forêt. Selon les designers responsables du studio, leurs projets visent objectivement à développer l’identité visuelle des produits et services locaux, mais la portée est bien plus large. Il s’agit d’accroître la créativité individuelle en retrouvant l’estime de soi, ainsi que, par le biais de processus participatifs, d’une intégration entre les producteurs pour valoriser la culture locale et la qualité de la production elle-même. Parmi les projets, nous pouvons citer « Ver-as-Ervas » (Voir les herbes), avec une association d’herboristes, « Mulheres de Barro » (Femmes d’argile) avec un groupe de femmes artisans en céramique, et « Acoalfa », avec une association communautaire de lapidaires, tous développés au Pará. Tous ces acteurs, humains et non-humains, participent à l’écosystème amazonien et, chacun à leur manière, persistent dans la production de la biodiversité, sur le plan social et environnemental.

Nous pouvons également considérer ici un cas de design collaboratif dans cette « forêt » qu’est Rio de Janeiro. La ville possède en effet plusieurs forêts et chaînes de montagnes. De plus, on peut dire qu’avec ses collines et ses favelas, elle est elle-même un enchevêtrement de zones urbaines et rurales. Au Complexo da Penha, le Centre d’Éducation Multiculturelle (CEM) s’est articulé avec plusieurs partenaires locaux à l’initiative d’Ana Santos : une école municipale, une école technique, une clinique familiale, un parc public, un espace culturel, un centre d’assistance sociale et un réseau agro-écologique. En dehors du territoire, le CEM s’est rapproché de l’Instituto Nacional de Tecnologia (Institut national de technologie) et de l’Escola Superior de Desenho Industrial (École supérieure de design industriel). Ce vaste arrangement a été appelé Arranjo Local Penha et a lancé un projet visant à encourager les habitants de Penha à pratiquer l’agriculture urbaine. Les activités vont du compostage et de la plantation de semis comestibles qui améliorent le régime alimentaire de la population locale, au design de services visant à vendre et à échanger les plantes qui génèrent des revenus. Étant donné que les processus ont été conçus petit à petit par tous les participants, on peut dire que l’ALP s’est effectivement rapproché d’un codesign.

Les cas de design collaboratif ou codesign dans les forêts ne sont donc pas rares. Il s’agit en grande partie d’expériences très riches, concernant des besoins directs et immédiats comme l’alimentation (et ce n’est pas rien dans un pays comme le Brésil qui, grand pourvoyeur de nourriture, est malheureusement revenu sur la carte de la faim dans le monde) ainsi que des aspects culturels plus larges. De manière générale, on peut dire qu’il s’agit de projets de développement durable, avec leurs qualités et leurs défauts et, dans certains cas, d’expériences de transition de systèmes de production (chaînes de production) à des systèmes d’engendrement (arrangements mixtes) plus axés sur la qualité de vie et fondés sur une perception différente de la relation « culture contre nature ». Ces cas de design en collaboration ou codesign dans la forêt amazonienne et dans les forêts particulières que sont les villes brésiliennes – entrelacement formel et informel de mailles urbaines et rurales quand ce ne sont pas littéralement des mailles forestières – appliquent d’une certaine manière ce qu’on appelle « infrastructuring » dans le champ du PD (Participatory Design ou design participatif).

Le concept « infrastructuring » est apparu dans le domaine des sciences de l’information (infrastructure de l’information) et a été introduit dans les années 1990 dans le domaine du design participatif 9. Il implique non seulement la reconnaissance des pratiques socioculturelles d’un territoire donné, mais surtout, par le biais du design, la mise en relation des humains et des non-humains (êtres vivants, technologies, ressources et espaces) pour l’émergence de nouvelles pratiques. Et il requiert une agence distribuée entre les différents participants pour permettre l’appropriation des opportunités et la prise de décision partagée au sein même du processus de design10. Les cas décrits ci-dessus, tous deux situés au Brésil, indiquent une participation active aux processus de co-design de chaînes ou d’arrangements productifs locaux, et le concept d « infrastructuring » tel qu’adopté dans le domaine du Design Participatif semble donc tout à fait approprié pour les analyser. Mais il est peut-être insuffisant pour aborder des initiatives telles que la Conférence des Parties (COP) et la Convention des Citoyens pour le Climat (CCC), car il ne place pas au cœur de ses préoccupations les questions de démocratie, de diversité et de différence. Dans le contexte d’urgence climatique et de crise politique que nous vivons, la proposition du « reassembling » peut toucher les nerfs les plus sensibles de la relation entre le déni du changement climatique et le déni politique, c’est-à-dire le déni continu du réchauffement climatique et des institutions démocratiques. Nous pourrions proposer l’assemblage, mais nous insistons sur le réassemblage pour souligner d’une part qu’il est nécessaire d’assembler autrement que dans les formes modernes, et d’autre part, que c’est un processus continu. Réassembler est urgent.

Reforestation de la démocratie

Sur la base de la perception d’une relation étroite entre le déni climatique et le déni démocratique, illustrée par des gouvernements tels que ceux de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, nous avons émis l’hypothèse d’une reforestation souhaitable et possible de la démocratie par le réassemblage des peuples et, en particulier, des « peuples de la forêt ». Nous avons suivi les énormes difficultés des assemblées internationales et nationales comme les dernières COP (Conférence des Parties, ONU) qui ont eu lieu en Écosse (2021) et en Égypte (2022), en même temps, le succès relatif d’initiatives comme celle de la CCC (Convention Climatique Citoyenne) qui s’est tenue en France (2019). Elles avaient toutes pour objectif de réduire les gaz à effet de serre, entre autres stratégies visant à ralentir le réchauffement climatique. Dans la sphère productive, nous avons mentionné quelques exemples récents de design collaboratif ou codesign, que ce soit au cœur de la forêt amazonienne ou au cœur d’une communauté à Rio de Janeiro. Toutefois, il semble manquer quelque chose pour mieux expliquer la relation entre les formes de déni et, surtout, la possibilité d’autres manières de se réassembler en ces temps difficiles. Revenons donc momentanément à la forêt.

Tsing raconte comment, au cours de l’été 2000, elle a fait un voyage dans les montagnes Meratus en compagnie de trois jeunes protecteurs de la forêt. Arrivés au village de Niwan, les militants ont proposé des activités sans grand succès : les habitants de la forêt étaient plus intéressés par la possibilité de gains immédiats grâce au caoutchouc que par leur organisation à moyen terme. À un moment donné, l’un des militants s’est levé et a dit : « Il y avait autrefois un homme qui s’appelait Chico ». Elle faisait référence à Chico Mendes, le leader des tapeurs de caoutchouc qui a été assassiné en 1988. Et puis elle a apporté (en quelque sorte, traduit) l’histoire à cet endroit : « Quand ils sont venus pour couper la forêt, les femmes sont sorties et ont embrassé les arbres ». Que souligne Tsing avec cette histoire ? Tout d’abord, elle confirme l’importance des alliances et des collaborations, même les plus inattendues : celle des exploitants de caoutchouc avec le mouvement syndical, avec les populations indigènes et avec les écologistes. Jusqu’alors, les exploitants de caoutchouc n’étaient pas acceptés dans ces sphères. Les « peuples de la forêt » en viennent à être conçus non seulement comme des populations traditionnelles, mais aussi comme des travailleurs ruraux, et c’est ainsi que certains d’entre eux se sont éloignés du champ de l’« exotique » pour se rapprocher de la lutte pour la justice sociale et environnementale. Deuxièmement, la conception apparemment paradoxale des « réserves extractives » qui, conçues en collaboration par ces acteurs et actants, a prouvé que « préservation » et « génération de revenus » ne s’excluent pas mutuellement. Alliances inhabituelles et concepts paradoxaux sont quelques-unes des contributions qui viennent de loin pour « reforester la démocratie ».

S’il est possible de refaire des assemblées forestières, pourquoi ne serait-il pas possible de reforester des assemblées démocratiques ? Peut-être que la dichotomie persistante entre nature et culture, entre forêt et ville, explique la difficulté d’embrasser d’autres cosmologies et, par conséquent, d’avancer sur un tel chemin. L’histoire de Chico Mendes est également racontée par l’anthropologue Manuela Carneiro da Cunha11. Dans ses écrits, elle souligne que les tapeurs de caoutchouc pensaient ne produire que du caoutchouc alors que, du fait des caractéristiques mêmes de leur activité et de leur mode de vie, ils produisaient également de la biodiversité. Une partie de la biodiversité amazonienne a été « désignée » par l’activité des tapeurs de caoutchouc, mélange contradictoire d’extractivisme et de préservation, tout comme la sociodiversité de la Convention Climatique des Citoyens a été « désignée » par une interrelation conflictuelle entre gouvernement et citoyens. Un autre aspect souligné par Tsing peut peut-être nous aider : elle s’est intéressée non seulement à l’histoire de Chico Mendes lui-même, mais aussi à ses voyages, si bien qu’elle a commencé à retracer l’histoire du Chico Mendes au fur et à mesure de ses déplacements du Brésil à l’Amérique du Nord, à la Malaisie, et de là à l’Indonésie. Dans des contextes aussi disparates, les alliances de soins forestiers se sont maintenues dans leurs différences, et peut-être précisément à cause d’elles, et grâce à leur capacité à se déplacer. Nous ne parlons pas ici d’un mouvement social mais d’un mouvement qui, au-delà du local au global, établit des connexions transnationales ou, risquons-le, des connexions de type forestier.

Revenons donc aux COP parmi d’autres assemblées et au désastre environnemental qui nous accable : pour générer un tel mouvement et codifier une telle mobilisation, il faut une inspiration forte au-delà de la seule réduction des émissions de gaz à effet de serre, bref, imaginer autant que matérialiser une reforestation de la démocratie. Cela implique un effort aussi local que global, auquel le design, avec ses théories et ses pratiques, a beaucoup à apporter.

1Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.

2Bruno Latour, Politiques de la nature – comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 2004.

3Participatory Design Conference 2022 : Embracing Cosmologies : Expanding Worlds of Participatory Design : https://pdc2022.org

4David Graeber, Um Projeto de Democracia : uma história, uma crise, um movimento, São Paulo et Rio de Janeiro, Paz&Terra, 2015.

5Giuseppe Cocco, Bruno Cava, Amanhã vai ser maior : o levante da multidão no ano que não terminou, São Paulo, Annablume, 2014.

6Thierry Pech, Le Parlement des citoyens – La convention citoyenne pour le climat, Paris, Seuil et La République des Idées, 2021.

7Anna L. Tsing, Friction : an ethnography of global connection, Princeton, and Oxford, Princeton University Press, 2004.

8Stefano Mancuso, Revolução das plantas – Um novo modelo para o futuro, São Paulo, Ubu Editora, 2019.

9Helena Karasti, Infrastructuring in Participatory Design, 2014, PDC’14 : Proceed-ings of the 13th Participatory Design Conference : Research Papers – volume 1, p. 141–150. DOI : https://dl.acm.org/doi/10.1145/2661435.2661450

10Anna Seravalli, Infrastructuring Urban Commons over Time : Learnings from Two Cases, 2018, PDC’18 : Proceedings of the 15th Participatory Design Conference : Full Papers – (volume 1, p. 1–11. DOI : https://dl.acm.org/doi/10.1145/3210586.3210593

11Manuela Carneiro da Cunha, Cultura com aspas e outros ensaios, São Paulo, Cosac Naify, 2009.