80. Multitudes 80. Automne 2020
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Bio-puissance / Bio‑pouvoir

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On a beaucoup parlé, durant la crise du coronavirus, de limitation des libertés. Les libertés traditionnelles, par exemple celle d’aller et venir, de commercer. Mais aussi les nouvelles, comme le respect de la vie privée et des données personnelles sur les téléphones portables ou les logiciels d’apprentissage à distance. Giorgio Agamben, Naomi Klein, Maurizio Lazzarato, en première ligne, Michel Foucault, Toni Negri en appui arrière (à bon ou mauvais escient, ça se discutera) ont été invoqués pour expliquer les transformations de l’état d’exception issu de la lutte contre le terrorisme en état d’urgence sanitaire tout aussi exceptionnel. Le pouvoir sur la vie nue au nom du risque de mort s’est invité dans les chaumières numériques du confinement et le confessionnal des réseaux sociaux. Du gâteau pour tous ceux qui veulent faire du bio-pouvoir un nouveau type de gouvernement. Un gouvernement capable de faire dégénérer les vieilles démocraties vers la tyrannie illibérale ou néo-socialiste extrême-orientale, puisque la limitation des libertés paraît devenue un gage d’efficacité de la lutte contre notre virus. Le bio-pouvoir comme nouveaux habits du présent capitalisme. Une belle affiche pour tourner en ridicule ceux qui avaient pensé que le marché comme le commerce adouciraient forcément les passions et conduiraient à la fin de l’histoire, une généralisation de Hong-Kong à la Chine continentale ! Ou bien un gouvernement au nom de la science et des experts devenus les véritables conseillers du Prince.

Qu’est-ce qui chiffonne dans ce déroulé aussi implacable qu’apparemment logique ? Deux oublis qui se répondent. Le premier, c’est que ce capitalisme du bio-pouvoir au nom du risque épidémiologique n’a pas suspendu seulement les libertés (tout ou partie), il a suspendu aussi le capitalisme tout court, le mettant entre parenthèses pour de bon. Il s’est mis une corde au cou. Le tout à un coût astronomique, avec à la sortie une crise sociale bien plus sérieuse qu’après la crise financière de 2008-2009. Si c’était un coup d’état (sans majuscule) pour saluer le sacre du bio-pouvoir du capitalisme, il est hors de prix. L’autre oubli, c’est de penser le pouvoir sans le corrélat nécessaire à son exercice durable. Pas de pouvoir sans autorité et pas d’autorité sans puissance. Devant la suspension de l’autorité ordinaire des marchés, du sacro-saint marché mondial, réfléchir aux techniques du bio-pouvoir, c’est regarder le doigt quand on vous montre la lune.

La question n’est pas de savoir comment le gouvernement ordinaire a été changé, comment l’État couvert de dettes qui n’avait plus le sou s’est mis à en déverser des tombereaux, mais pour quoi, au nom de quoi, il l’a fait. De quelle autorité a procédé cette transformation sans équivalent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Les superlatifs s’accumulent : la plus forte dépression économique, les plus grandes dépenses publiques, le plus grand nombre de chômeurs partiels.

Ne serait-ce pas la puissance de la vie ? Ce principe a cheminé de la façon la plus crue qui soit : la vie de ceux qui approchent de la fin de la vie. Comme disait ce bon La Palisse : « tant qu’on est en vie, on est toujours vivant ! » Seulement voilà : EHPAD, pas chers, la vie n’a pas de prix ! Allait-on laisser mourir nos vieux ? Très vite on s’est aperçu que la moitié des morts, d’abord planqués ou tus, se produisaient dans ces établissements qui faisaient la fierté des États civilisés depuis qu’on a avait rejeté les « hospices » pour nécessiteux. Une sorte de Montagne pas magique du tout. Plutôt comme la Ballade de Narayama. Insupportable, intenable, imprésentable aux élections, car les retraités votent beaucoup. Désapprobation généralisée aussi quand on a bloqué les vieux dans leur chambre, sans visite de leurs enfants ou petits-enfants, déclenchant le « glissement » définitif qui les emporte sans aucune maladie apparente, Covid 19 compris. Tout se passe comme si un nouvel impératif catégorique était apparu : Il faut sauver les « ainés ». À bas le sacrifice des générations, rejet de la vilaine loi de la tribu « Que les vieux meurent pour que les jeunes vivent ! » Une nouvelle loi morale d’une société qui s’aperçoit qu’elle a les moyens de contrer la loi du plus fort. Oui, les gouvernants (pas tous hélas, mais c’est une autre histoire) ont dû dire non à la loi d’airain de la survie de l’espèce.

La défense de la vie comme puissance jusqu’au bout (rien à voir avec le sinistre acharnement thérapeutique) et pas l’amor fati. Depuis qu’on a inventé, après les boucheries de 39-45, la notion de crime contre l’humanité et l’accusation de génocide, on n’avait pas respiré enfin un tel nouvel air pour la vie, la pleine vie humaine. Et tous les petits calculs de sous, les bio-pouvoirs avares qui gouvernent d’ordinaire par les cordons de la bourse et la peur de la grande faucheuse ont dû plier.

Ce n’est pas pour moi un hasard, si cette marche pour la vie, contre la mal vie, en pleine pandémie, s’est muée en pan de vie. Et cette puissance est contagieuse. Cet air des montagnes, qui balaie les miasmes de la pollution et de l’austérité, a rendu soudain insupportable le énième meurtre légal d’un autre pan de la vie et de l’espèce humaine quand des policiers blancs débiles, serviteurs d’un système qui écrit des protocoles pour l’arrestation des classes dangereuses, ont étouffé pendant 9 longues minutes la vie de George Flyod, une vie de 46 ans, dans la force de l’âge. Alors bien mieux que les fusées d’Elon Musk, comme une traînée explosive et contagieuse, virale, mais d’un virus humain, la puissance de l’affirmation de ce qui compte s’est déployée. Confinement ou pas, vieux ou pas, noir ou pas, le droit à respirer pour tous a pris la force d’un tsunami. Quelle incroyable portée ! La vie des Noirs compte. Matter, la matière, la substance, ce qui compte, importe. Et soudain le bio-pouvoir est devenu petit, qu’il soit celui du capitalisme californien qui cherche à capter l’intelligence collective, ou celui du gros animal étatique toujours arriéré qui vit d’exercer son pouvoir par la mort sur la vie dépourvue de toute qualité. « Dominer » disait l’histrion Père Trump Ubu. Après avoir tweeté « Là où ça pille, viennent les flingues ! » et s’être fait censurer par son média favori. L’essence du pouvoir est la domination. Il cherche toujours à se ressourcer dans la puissance de la vie, comme un vampire, ne serait-ce qu’en l’empaillant comme un trophée de chasse. Mais ce coup-ci la puissance d’affirmation de la vie, en quelques mois, ne serait-ce qu’une courte éternité retrouvée, a eu raison. La lutte contre ce virus tordu a complètement débordé, pour devenir une critique en acte du pouvoir qui opprime le vivant. Puissance de Haendel : « The trumpet shall sound, and the dead shall be raised incorruptible, and we shall be changed ». Nancy Pelosi, Joe Biden ont mis genou à terre comme des dizaines de millions de manifestants dans le monde et proposé de déboulonner les statues des confédérés au Capitole. Les pandémies sont souvent des moments où la puissance change de signe. Les pouvoirs mettent du temps à enregistrer les séismes, mais le tsunami peut emporter le bio-pouvoir d’ancien régime.

[voir Survie, Zoonose]