En nous confrontant au risque immédiat de la mort, le Covid 19 a remis l’église de la vie au milieu du village planétaire, reléguant le culte du profit au statut secondaire qu’il aurait toujours dû garder. En ce sens, le Covid 19 a fait triompher en quelques semaines le slogan que s’époumonaient à répéter des générations d’altermondialistes : « Nos vies valent mieux que leurs profits ! »

Aussi important que soit ce point, il mérite toutefois d’être précisé. La « vie » qui nous a préoccupées officiellement, sur nos écrans et au téléjournal du soir, se mesurait par le décompte (très précis) d’un certain nombre de morts. C’est un chiffre qui a fait peur à nos dirigeants, un chiffre qui s’est progressivement complexifié, jusqu’à se calculer en fonction de la contagiosité moyenne du virus, du nombre de contacts à moduler au sein d’une population, et du nombre de lits disponibles en salles de réanimation.

Or ce chiffre ne valorise dans « la vie » que le fait de n’être pas (encore) mort. Selon les catégories proposées par Giorgio Agamben, il ne s’agit ici que d’une approche purement quantitative de la « vie nue » (la zoé des Grecs), plutôt que de la vie considérée qualitativement selon les sensibilités culturelles, les normes sociales ou les attentes politiques (bios).

Cette zoo-politique quantitative est éminemment sélective. Le chiffre du macabre décompte quotidien n’incluait nullement toutes les cessations de vie de la journée : les morts de diarrhées dans les pays autrefois colonisés, les morts du cancer, les morts des migrants noyés en Méditerranée, les morts des femmes frappées par leur conjoint… Ce qui a confiné chez eux trois milliards d’humains de mars à mai 2020, c’est le souci de limiter à quelques dizaines de milliers le nombre de décès localisés dans quelques pays riches (au rang desquels vient de se hisser la Chine).

Pendant longtemps, nos dirigeants, nos chefs d’entreprises et nos publics ne se sont guère souciés des morts réelles, tant que celles-ci restaient cantonnées à des pays, des races, des classes ou des sexes considérés comme de valeur inférieure. La « zoopolitique » de la vie nue quantitative restait articulée à la « biopolitique » des vies socialement informées et socialement situées.

La zoonose pandémique du Covid 19 a révélé l’inséparabilité de la vie-zoé, qui qualifie l’animal dans tous les êtres vivants (chauves-souris, pangolins, abeilles, poulets, cochons et humains compris), et de la vie-bios, qui est transformée par les cultures, les économies, les politiques. Cette inséparabilité se manifeste aujourd’hui à l’échelle de la planète, c’est-à-dire à l’échelle de l’espèce humaine et de toutes les espèces avec lesquelles elle est en relation.

La pandémie nous a appris l’interpénétration planétaire des vies-zoé capables de se contacter et se contaminer à une vitesse inconnue jusqu’ici. C’est l’aboutissement des logiques extractivistes et maximisatrices de profit qui minent tous les espaces terrestres. Dans ces espaces « civilisés » (!), les animaux (zoo) sont réduits à de la viande, et débités à la tonne avec peu d’égard pour leur qualité de vie (bios).

Par un effet boomerang, ce décompte obsessionnel du nombre des morts nous a renvoyé à la figure cet aplatissement de la qualité de vie sur la quantité de vies, aplatissement que nous réservons généralement aux autres. Le confinement a fait se réjouir et s’exclamer : « Nos vies valent mieux que leurs profits ». Mais peu à peu s’est imposée aussi l’idée que nos formes de vie, celles des animaux dans leur diversité, celles des humains dans leur pluralité, sont encore plus importantes.

Cela invite à revisiter la notion de zoonose, mise au premier plan dès le début de l’épidémie. On emploie généralement ce terme pour désigner la transmission entre humains d’une maladie (-nose) transmise à l’homme par un animal (zoo-). Le traitement dominant de la crise sanitaire s’est focalisé sur la vie-zoè, sur l’isolement du corps malade ou susceptible de le devenir, aux dépens de la vie-bios, des activités économiques, culturelles et sociales qui exigent toutes le collectif. Quel est le collectif des animaux dont nous capturons ou reproduisons des spécimens pour notre consommation ? Nous n’en savons rien. Nous détruisons leurs territoires allègrement et nous les rendons impuissants, voire nuisibles. Puisse le pouvoir mortel émoussé de cette zoonose nous conduire à un nouveau respect des animaux, à une connaissance de leurs qualités propres, à une réparation des territoires dont nous les avons spoliés.

[voir Chimères, Nature, Survie]