Ce tissage à deux voix est traversé de nombreuses autres conversations, constituées d’une multitude de formes et d’une infinité de fragments qui sans cesse nous transforment ; avec Yosra Ghliss et Marc Jahjah depuis plus d’un an et demi, à la Bergerie de Villarceaux avec Juliette Lancel, Fanny Pelvet, Elsa Marty, Clémentine Robach, Amélie Tehel, Ludivine Demol, Rose Ndengue et Emmanuel Bodinier ; avec nos voix, nos morts, nos fantômes et les esprits qui nous peuplent.
Ces enquêtes qui nous mènent
À la bascule entre juin et juillet, nous avons fait l’expérience d’une résidence collective, avec le souhait de trouver de nouvelles manières d’être en recherche, de faire enquête, de nous relier – à partir des mondes que nous portons et que nous emmenons avec nous dans chaque interaction, chaque échange et toute recherche, dans l’infra-ordinaire ; nous rencontrer à partir de nos questions, de nos élans, de nos pesanteurs. C’est depuis cette résidence, lors d’une marche matinale, les pieds dans la boue, que nous avons tenté de démêler ce que nous étions en train de vivre, de désirer et d’agencer.
Par le tissage à partir du dialogue, nous ouvrons un nouvel espace de conversation, comme un lieu de régénération et d’élaboration de la pensée – et non comme celui de la réinstauration des rapports de pouvoir comme c’est si souvent le cas dans nos expériences de recherches universitaires. Au cœur de notre échange, cette phrase héritée de discussions antérieures, formulée à partir de nos vécus en tension : faire le deuil de ce que l’on ne désire pas. À partir d’elle, une multitude, une digue qui saute, des interrogations en pagaille et la nécessité de penser de nouveaux agencements :
À partir de quoi nous relions-nous ?
Comment partir de soi pour penser ?
Qu’est-ce que cela signifie ?
Qu’est-ce qui en nous se relie avec autre chose ou d’autres êtres pour créer de la pensée, et comment ?
Qu’est-ce qui nous en empêche dans les pratiques dites « normales » de la recherche ?
En quoi notre manière de nous relier peut-elle être considérée comme « alternative » ?
Cette forme de recherche ne serait-elle pas plutôt une normalité alternative, ou une norme de la marge, principalement caractérisée par l’absence d’espaces universitaires pour l’accueillir dans nos quotidiens ?
Comment se rejoindre, ne plus rester seul·es dans nos pratiques marginalisées, qui nous importent tant puisqu’elles nous sont vitales ?
Nous pensons nos manières d’enquêter comme un mode d’existence qui cherche sa place dans les manières instituées de faire de la recherche, ou plus exactement de faire recherche. Parce que ces façons – et donc nos modes d’existences – n’entrent pas dans les normes dominantes actuelles, parce qu’elles nécessitent du temps, des moyens, des conditions matérielles et des espaces sécurisants, nous les pratiquons pour l’instant dans les interstices du monde, protégé·es dans les angles morts des hégémonies dominantes.
C’est au sujet de ces manières vives et ancrées d’enquêter que nous conversons, qui n’attendent pas l’institution pour exister, mais qui attendent de l’institution qu’elle les reconnaisse pour ne pas exister qu’au bout de nos bras, souvent fatigués de « tenir », de s’adapter. Ce sont ces manières d’enquêter que nous avons partagées pendant cette résidence, comme une normalité qu’il nous a été offert de vivre ensemble collectivement, sans avoir à la défendre, à la légitimer dans un ordre des choses qui précisément ne lui donne pas de place. C’est depuis ce mode et de ce mode d’existence que nous vous parlons. Des formes, des conversations, des espaces ouverts qui permettent à chacun.e de s’accueillir soi-même là où nous sommes, bien souvent sans le savoir nous-mêmes à l’avance.
« Va où tu es »
#hypnographie1, Marc Jahjah, 25 septembre 2020
Des formes qui se donnent de la place les unes aux autres, s’auto-légitiment, tracent un territoire au fil de l’enquête, cartographiant des espaces que nous découvrons à mesure que nous les explorons. Ces formes, parce qu’elles sont enfin accueillies, parce qu’elles se rendent mutuellement l’accueil qui ne leur a pas été offert, donnent accès à de nouvelles manières de penser et d’activer des dispositifs, de donner du temps à ce qui nous importe, d’ouvrir l’espace à l’inattendu. Des formes qui donnent accès à de nouveaux agencements, expression des mondes que nous désirons, activant des possibles2 qui n’avaient ou ne trouvaient pas de place. Renouons avec la joie, cette puissance d’agir3.
« Couve ton désir »
#hypnographie, Marc Jahjah, 10 septembre 2020
« Ce qu’on me vole
je te le rends »
#hypnographie, Marc Jahjah, 2019
Penser à partir de soi, de ses émotions, pour se relier aux autres
Si nous esquissons les lieux interstitiels de notre champ d’action – tout en entretenant avec vigilance leur indéfinition –, c’est que nous écrivons les espaces liminaux de nos souhaits d’émancipation. Par ce geste, nous nous autorisons à partir, à quitter la trame serrée, éprouvée dans l’infra-ordinaire des pratiques de recherche institutionnalisées. Celles-là même que nous avons tant convoitées, apprises, intériorisées – précisément pour trouver une place, s’intégrer – mais jamais digérées. Ces pratiques qui nous éloignent de nous-même et des mondes qu’elles prétendent appréhender. Ces pratiques ultra-normatives que nous pensions désirer faute de mieux, faute d’alternatives, faute d’allié·es, fautes de vécus collectifs différents. Nous devons faire le deuil de ces pratiques que nous ne désirons pas ; pour renouer avec la joie et la vitalité de l’enquête, offrir de l’air à nos existences et aux savoirs qu’elles nous permettent de fabriquer, à partir de nos vécus, nos émotions, nos corps. Revenir à nous-même, aux autres et aux mondes (se remembrer – remember chez Haraway4), quitter la prétention de l’objectivité et de la distance, pour penser au contact, faire appel aux mondes réels et entretenir notre capacité à répondre (respons-ability chez Haraway) à l’insistance des possibles dans un même geste revitalisant.
« Hériter, Haraway ne cesse de le rappeler, est une tâche. Re-member, se souvenir et recomposer ; ré-appeler, pourrait-on proposer dans la gamme des inflexions métaplasmiques possibles, au double sens de faire mémoire avec – de rappeler –, et d’appeler, de faire revenir ensemble (battre le rappel), tout en sachant que l’appel peut espérer une réponse et doit l’attendre, et qu’il suppose une inquiétude pour ceux qui ne répondent pas, ceux qu’on aurait oubliés, ou ceux qui se trouve hors d’appel. »
Ce geste peut être considéré comme le mouvement inaugural vers une sortie de l’ontopolitique5, ou tout au moins la création de vacuoles d’émancipation en son sein. Car la recherche où nous avons d’abord tenté de nous faire une place, c’est aussi et surtout cette matrice de domination intériorisée, ce dispositif structurel et structurant reproduit inlassablement en nous-même et sur nous-même. Cette extériorité intériorisée se loge dans nos corps, nous obligeant à trouver des modes de survie contre la menace de la disparition de la pensée, de soi. C’est précisément cette résistance à l’anéantissement – matérielle et cognitive – que nous re-qualifions comme recherche alternative.
Nous qui voulons simplement être.
Cette résistance est également un lieu – interstitiel, liminal – un seuil à partir duquel nous percevons la trame au-delà des seules expériences individuelles ; l’endroit qui nous permet de comprendre et formuler distinctement ce que le système nous fait et nous empêche de faire, d’être. Ce séjour nous a douloureusement renvoyé à tous les empêchements existants, à toutes les raisons pour lesquelles envisager cette façon d’être et de se connecter au monde est impossible la plupart du temps. Nous avons mesuré l’ampleur de nos déconnexions ; avec nos sensibilités, nos ressentis, nos émotions, l’absence de confiance dans nos expériences de vie, dans ce que le corps nous dit de ce qui est juste à un moment donné. La violence de notre relation à nous-même, et la précision des motifs aliénants que nous rejouons sans cesse. Cette résidence a parfois provoqué chez nous une immense tristesse. La sensation de se tenir dans les décombres de ce monde et d’être face à l’étendue du désastre, avec cette impression pourtant, que la prise de conscience de ces dégâts irréversibles constitue la condition même à partir de laquelle nous pouvons nous relever et activer d’autres choses.
« Combien de fois faudra-t-il mourir pour être en vie ?6»
Tisser à deux voix à partir de la conversation orale, c’est donc une manière de tracer trait à trait les contours de notre cartographie de l’enquête, où relations à soi, aux autres et au monde se mêlent, s’incorporent, nous donnent forme dans un dedans-dehors7 que nous ne cherchons pas à rompre, ni à circonscrire. Le travail de remembrement se déploie par le récit, nos fragments s’agencent dans un dedans-dehors respirable, désirable, nous permettant de devenir nos propres dispositifs.
« Quête, carte et enquête se définissent en même temps »
Marc Jahjah, tweet du 17 mai 2021
« Nous avons oublié l’assurance, l’équilibre que donne une vie en relation et en réciprocité, nourries d’histoires et de chants, avec la myriade des choses, la myriade d’êtres qui nous entourent et participent à nos perceptions.
C’est seulement si nous pouvons renouveler cette réciprocité – enraciner notre toute récente capacité d’abstraction lettrée dans les formes plus anciennes, orales d’expérience –, c’est seulement alors que l’intellect abstrait trouvera sa vraie valeur8. »
Poursuivre les recherches ; les mener en artistes9
Se re-confronter à ces matrices mortifères, nécropolitiques, nécessite de partir du monde que l’on porte, qui nous tient et auquel nous tenons, et non plus de celui que nous avons intériorisé. Cela signifie ressentir ce qui a traversé nos corps. Faire circuler au-delà de notre peau la honte, la violence que nous nous sommes infligées, afin de repriser la narration de nous-même.
Et dans cette nouvelle attention portée à soi dans le monde, nous percevons l’espoir. L’espoir de se repeupler.
Accueillir les voix, les êtres qui peuvent nous aider ; tout ce qui constitue notre monde. Retrouver le contact avec les mondes que nous portons, et des manières de les protéger, de se relier à partir d’eux. Notre façon de faire enquête est celle-ci : être en relation avec quelque chose au dehors qui change immédiatement la relation que l’on a avec soi en dedans. Et inversement. L’alignement des agencements dedans-dehors.
« Il faut profiter du moi divisé – du moi fêlé, des splited identities – et avec lui explorer le terrain jusqu’à ce qu’une connexion se fasse. Ensuite […] il faut oser aller jusqu’au bout de cette connexion, c’est-à-dire cultiver la connexion jusqu’à ce qu’un univers intéressant s’en dégage10. »
Nous ne sommes pas à distance des êtres et des choses, et c’est pour cela que nous n’imaginons pas être au contact de paroles recueillies sur un terrain sans que cela ne nous transforme, sans que cela transforme nos existences. Cette manière d’être en quête, c’est notre manière de vivre, elle crée du savoir tout autant qu’elle active des possibles. Elle en appelle à la multitude des réels, dans le même temps, dans le même mouvement. Elle donne de la joie dans la relation au cœur de l’enquête, nous transforme profondément, dans le corps et dans nos manières d’être aux autres et aux mondes. Elle permet de faire récit, de faire sens autrement, elle fabrique une connaissance précieuse afin d’habiter et co-habiter, pour prendre soin, entretenir ce qui nous importe dans la conversation et la conservation11.
« Vous ne passerez pas »
#hypnographie, lou dimay, 2 décembre 2020
Dans une résidence comme celle-ci, nous vivons une forme collective d’éveil, de réveil, de vitalité, de bourrasque – que nous vivons le plus souvent isolément – avec toute la tristesse et la honte que cela charrie, qui habituellement n’ont pas de place au cœur du groupe. Ici, le collectif cherche (et parfois échoue) à devenir ressource pour rendre ce qui ne nous appartient pas : plutôt que la lutte ne passe par nos corps, nous assiège et nous mette au sol, nous la déposons et la rendons au monde qui nous fait violence. Ce refus de parvenir dans un monde non désirable est le premier pas vers d’autres agencements, une manière d’être en recherche qui se construit au contact et en relation, qui n’est pas un luxe tant elle est liée à notre survie – dans nos corps et dans nos âmes, pour sortir de la capture et des alternatives infernales, pour se désenvoûter12.
« dans le corps trop plein
danse par la voix »
#hypnographie, lou dimay, 8 juillet 2021
1 Voir « #imaginal » et « #hypnographie » sur le blog de Marc Jahjah.
2 Isabelle Stengers, Activer les possibles – dialogue avec Frédérique Dolphijn, Noville-sur-Mehaigne, Éditions esperluète, 2018.
3 Mélodie Faury, “Vers une philosophie des sciences, du commun et de la joie politique”, L’infusoir (carnet de recherche).
4 Vinciane Despret, « En finir avec l’innocence – Dialogue avec Isabelle Stengers et Donna Haraway » in Dorlin, Elsa et Rodriguez, Eva (dirs), Penser avec Donna Haraway, Paris, PUF, 2012, p. 23-45.
5 Léna Dormeau, « Histoire d’émotions néolibérales : pédagogie d’une émancipation individuelle, dialectique d’une aliénation collective », Cahiers d’Histoire, Volume 36, Numéro 2, Hiver 2019, p. 129-149.
6 lou dimay, Le souffle, Toulouse, Blast, 2021.
7 David Abram, Comment la terre s’est tue – Pour une écologie des sens, Paris, La Découverte, 2013 (1996).
8 Coda – Mettre le dedans dehors chez David Abram op. cit.
9 Référence à Vinciane Despret dans Autobiographie d’un poulpe : « Nous devrons continuer les recherches, mais nous devrons les mener en artistes. »
10 Benedikte Zitouni au sujet du Manifeste Cyborg de Donna Haraway, 2010.
11 Sandra Laugier, « L’éthique du care en trois subversions », Multitudes, , no 42, 2010, pp. 112-125.
12 Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste – Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2007.
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