56. Multitudes 56
A chaud 56.

Accélérer la gauche écologiste ?

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Faut-il être fou pour prôner « l’accélérationnisme » en une époque où chacun se plaint que tout aille trop vite ? Faut-il être retardé pour agiter la bannière du futurisme après qu’un siècle d’aventurisme technoscientifique a empilé ses montagnes de pollutions industrielles, de déchets nucléaires et de surveillance généralisée ? Comment ne pas se reconnaître dans le slow food, le repli sur les circuits courts, la décroissance ? Qui sont donc ces hurluberlus qui en appellent à l’accélération, alors même que l’accélération brûle quotidiennement nos esprits (burnout) et notre planète (réchauffement climatique) ?

Et si cette folie était éclairante ? L’une des descriptions les plus saisissantes – et peut-être les plus réalistes – du capitalisme n’est-elle pas celle qu’esquissait Nick Land dès 1993, et que rappelle Matteo Pasquinelli dans l’article publié dans ce dossier : celle d’un organisme fondamentalement machinique, anhumain, formé par les productions humaines successives, animé depuis le futur, et qui nous ferait assembler à son service ce dont il aura besoin pour prospérer, réchauffant notre planète à la température qui lui convient, la farcissant des déchets nucléaires dont il s’énergise et des matières plastiques dont il se délecte ? Plutôt que de résister à la force machinique dans une impuissance croissante qui ne fait qu’accroître réchauffement et déchets, ne convient-il pas de prendre la tangente de la folie accélérationniste pour atteindre une vitesse de libération des conditionnements du passé ? Le Manifeste accélérationniste nous invite avec optimisme à nous approprier certaines innovations capitalistes dans un rapport fondamentalement conflictuel pour en développer toutes les potentialités sociales étouffées…

 

 

Quelle accélération ?

Avec leur Manifeste pour une politique accélérationniste, publié en 2013, Alex Williams et Nick Srnicek ne se situent nullement du côté des climato-négationnistes et autres fanatiques de la croissance. Leur point de départ est au contraire que « le dérèglement du système climatique planétaire est l’élément le plus important de la situation actuelle [qui], à terme, menace la poursuite de l’existence de la population humaine globale » (§ I.2). Mais ils estiment que la soif évidente de ralentissement, de calme et de sérénité, et les mesures prises pour l’étancher, ne font que conforter le capitalisme néolibéral dans les entraves qu’il met au progrès. Notre course folle, nos sauts d’obstacles de plus en plus fréquents, nous essoufflent en vain et nous font en fait rester sur place. Tel est le renversement de perspective promu par le Manifeste accélérationniste : les forces de la gauche écologiste ont besoin d’impulser une accélération historique d’ordre politique, pour sortir d’un capitalisme qui s’accélère désormais à vide, condamné à patiner sur une croissance étroitement économiste, désorientée, suicidaire, et de toute façon introuvable.

Pourquoi ce message mérite-t-il d’être entendu dans la France de 2014 – et pourquoi publions-nous une traduction française de ce manifeste dans Multitudes ? Ce qui reste de la gauche « traditionnelle » n’en finit pas de regretter les glorieuses années du fordisme, avec son plein-emploi, ses contrats stables, ses syndicats puissants, ses conquêtes sociales et son État-providence généreux. Le Manifeste démonte sévèrement les illusions de ce passéisme à courte vue : non seulement l’envers des Trente Glorieuses était un impérialisme colonial indéfendable, un familialisme sexiste, un asservissement mutilant à la chaîne de montage, ainsi qu’une destruction insouciante de notre environnement vital, mais – même si l’on estimait que l’endroit de la médaille a de quoi racheter son envers – il n’est simplement pas possible de revenir en arrière ! Le capitalisme cognitif est venu reconfigurer le capitalisme industriel – et c’est converger avec les tendances les plus rétrogrades du capitalisme que de prôner un retour à l’âge d’or du fordisme triomphant, que de refuser les nouvelles formes de coopération productive.

La gauche écologiste est elle-même en train de patiner entre l’ornière de la nostalgie et celle de l’incapacité programmatique. Le Manifeste est un peu cruel, mais malheureusement assez lucide, lorsqu’il épingle certains courants issus de la décroissance, des circuits courts, de la néo-ruralité et des résistances « zadistes », comme relevant d’un « localisme néoprimitiviste », très compréhensible en tant que formation réactive, mais guère prometteur face aux enjeux inéluctablement globaux auxquels doit faire face notre troisième millénaire. Le Manifeste est assez imperméable à la dialectique entre le local et le global qu’essaient de mettre en œuvre les mouvements sociaux. Apprendre à cultiver des jardins individuels et collectifs, développer l’agriculture urbaine, est indispensable pour faire face aux transformations des modes de vie, aux nouvelles répartitions des ressources, mais ça ne suffira pas à renverser les tendances massives et puissantes à l’autodestruction environnementale qui exigent des réponses à une autre échelle.

 

 

Comment écologiser la plateforme technologique ?

Au lieu de regretter la calme solitude des pâturages et la fausse sécurité du fordisme, le Manifeste appelle la gauche écologiste à accélérer un progrès historique et technologique auquel le capitalisme néolibéral fait désormais obstacle. Notre productivité en réseaux, rendue possible par les microprocesseurs et la fibre optique, appelle nos modes de collaboration et nos régimes de propriété à passer à une vitesse supérieure. Un nouveau progressivisme doit exiger l’accélération de la transformation de nos institutions sociales, pour les adapter aux nouveaux potentiels déployés par nos nouvelles technologies. C’est sans doute le point § III.5 du Manifeste qui causera les débats les plus vifs du côté des sensibilités écologistes : « Les accélérationnistes veulent libérer les forces productives latentes. Au sein de ce programme, la plateforme matérielle du néolibéralisme n’a pas besoin d’être détruite. Elle demande à être détournée et réappropriée vers des finalités communes. L’infrastructure actuellement existante ne constitue pas les tréteaux capitalistes d’une scène à abattre, mais un tremplin sur lequel s’élancer vers une société post-capitaliste. »

Stimulantes par leur côté provocateur, qui prend à contre-pied une sensibilité technophobe catastrophiste surreprésentée à gauche de la gauche, de telles formulations s’exposent par contre à la critique car elles semblent englober des technologies qui restent à détruire absolument (voir Multitudes 47, « Prométhée contre Areva »). Une centrale nucléaire est une saloperie, héritée d’un prométhéisme dément, et vouée à saloper la vie de milliers d’êtres vivants pendant des centaines de milliers d’années. Il n’y a rien de bon à en tirer, sinon la sagesse de ne pas retomber dans la même démence avec les nouvelles nanotechnologies de demain. Et il y a sans doute des centaines d’éléments et de rouages de « la plateforme matérielle du néolibéralisme » qui constituent d’aussi sinistres saloperies – irrécupérables pour aucune « finalité commune ». Le Manifeste reste d’ailleurs muet sur les éléments concrets dont se compose cette plate-forme, et sur les transformations des relations sociales que permettrait l’accélération. Seule l’innovation et la diffusion technologiques semblent prises en compte. Or l’enjeu de l’accélération n’est-il pas l’intellectualisation de l’ensemble des activités productives, dans tous les domaines ?

En contrepoids (et contrepoison) à la technophilie indiscriminée dont fait preuve ponctuellement le Manifeste accélérationniste, nous publions ici même un article de Frédéric Neyrat qui accomplit une tâche exemplaire et indispensable pour qu’une accélération politique ne se laisse pas embourber dans un prométhéisme calamiteux. Il montre que les discours actuellement tenus sur « l’anthropocène » doivent être finement analysés, filtrés et re-traités en fonction des leçons qu’ils ont su ou n’ont pas su tirer des démences du passé. Croire qu’on liquidera les problèmes du dérèglement climatique à force de géo-ingénierie, comme croire qu’on se débarrassera des déchets nucléaires en les envoyant dans l’espace, c’est répéter la même techno-folie qui nous retombe aujourd’hui sur le nez, sous forme de pluies acides ou de dioxyde de carbone. Conditionnée par le capitalisme à la recherche du profit à courte vue, cette accélération ne prélève sur le phylum machinique que les solutions rustiques, génératrices d’un maximum de déchets car inadaptées à la complexité du réel. Elle ne constitue pas un horizon politique souhaitable.

Comment globaliser les alternatives concrètes ?

Mais ce serait rater le mérite essentiel du Manifeste accélérationniste que de le liquider au nom d’un écologisme radical mal compris. Même si, comme tout manifeste, il privilégie les formules cinglantes, le texte d’Alex Williams et de Nick Srnicek vise moins à condamner certaines impasses de la gauche écologiste, qu’à souligner les insuffisances d’un activisme politique parfaitement justifié en lui-même.

Oui, on se portera d’autant mieux que davantage d’entre nous se dégageront de l’accélération consumériste pour mieux tirer parti de leur environnement propre. Mais non, cela ne suffira évidemment pas à esquiver les menaces globales que le capitalisme amoncelle tout autour de nous. Nous n’avons pas d’autre choix que de développer certaines des technologies innovantes et des institutions supranationales à une échelle nécessairement globale qu’aucun localisme ne nous aide à envisager.

L’enjeu principal du Manifeste accélérationniste n’est donc pas de critiquer la gauche écologiste, telle qu’elle se met trop lentement en place à des niveaux très différents et sous des formes généralement très prometteuses. Son enjeu est de supplémenter ce tramage d’alternatives concrètes émergées par le bas – en posant comme une tâche urgente et incontournable d’articuler ces alternatives locales au sein d’une lutte globale contre la paralysie où nous enferre l’accélération à vide du capitalisme consumériste. Un des grands mérites du Manifeste est de souligner trois objectifs immédiats concrets, auxquels Multitudes appelle déjà depuis de nombreuses années.

 Construire une infrastructure intellectuelle capable de contrer à l’échelle transnationale l’hégémonie actuelle de la pensée néolibérale – laquelle a bénéficié d’institutions comme la Société du Mont Pèlerin et The Economist (aujourd’hui présent sur la table de chevet de tous les « décideurs »).

 Construire une réforme à grande échelle des médias : il est simplement hallucinant (et indéfendable) de voir les manifestations de gauche continuer à se promener tranquillement entre République et Bastille, alors que c’est en bloquant le bâtiment de TF1 ou le téléjournal de France 2 qu’on pourrait contribuer bien plus directement à accélérer l’Histoire et son storytelling (voir Multitudes 51, « Envoûtements médiatiques »).

 Reconstruire différentes formes de composition de classes : qu’il s’agisse des cadres mal à l’aise de devoir accomplir les sales besognes du management néo-libéral (Erick Schmitt, Neuilly, 1995), du cognitariat administrant la saisie, la production et la circulation des données qui nous aliènent (Edward Snowden, Hong Kong, 2013), ou des conflits croissants entre des hackers et des « vectorialistes » (propriétaires des serveurs, voir Multitudes 54, « Luttes de classes sur le Web ») – on voit de partout émerger de nouvelles compositions de classe qu’on se voue à rater en regrettant la bonne vieille classe ouvrière ossifiée dans le fordisme.

Nous y rajoutons pour notre part au moins deux revendications qui nous paraissent capables de faire bouger les cadres dans lesquels s’est laissée enfermer la gauche actuelle :

 Instaurer un revenu universel garanti qui permette à la fois (a) de gagner en égalité en sécurisant pour chacun et chacune un revenu de base (généralement complémenté par un emploi salarié), (b) d’économiser les dépenses entraînées par les dispositifs actuels de flicage (et de culpabilisation) des chômeurs, (c) d’encourager les formes d’activités socialement utiles mais non rémunérées par la conception capitaliste du salariat (travail dans les associations, recherche indépendante, travail quotidien du care), et (d) de susciter une revalorisation générale des salaires dont la répartition soit moins injuste qu’actuellement – sur les enjeux anthropologiques aussi bien que sur la faisabilité concrète d’une telle mesure, voir Multitudes 8 et 27.

 Remplacer la fiscalité actuelle, obsolète, par une « taxe pollen », qui pourrait remplir plus abondamment les coffres des politiques publiques en substituant à la bureaucratie inquisitoriale actuelle une taxe unique, d’un ou deux pour cent, prélevée sur toutes les transactions financières, depuis le retrait de 50 euros d’un distributeur de billets et l’achat d’un livre en ligne, jusqu’aux milliards qui sont transférés quotidiennement entre les grosses entreprises ou les fonds spéculatifs – dont les mouvements déstabilisants seraient ainsi atténués (voir sur ce point Multitudes 39 et 46). Cet impôt permettrait aux États-providence de remplir leurs poches de façon simple, massive et relativement indolore, et de se livrer à des politiques ambitieuses de redistribution, d’investissements écologiques ou éducatifs.

Comment faire ce qu’on dit ?

La diffusion du Manifeste accélérationniste fait entrevoir la possibilité de réaliser concrètement les trois objectifs qu’il prône théoriquement. Il a déjà réussi à susciter des débats larges et enrichissants en Allemagne, aux USA, en Italie. En le traduisant en français, Multitudes espère contribuer activement à la constitution d’une plateforme de discussion translinguistique permettant aux mouvements de différents pays de coopérer autour de finalités et d’urgences communes.

Le débat est nécessaire car le manifeste pêche par un recours trop fort à la forme État en prônant même une maîtrise maximale sur la société par une planification verticale quantitative qui est parfaitement contraire aux exigences de coopération dans la société cognitive d’aujourd’hui. La mise en œuvre du projet accélérationniste exige une invention politique démocratique en relation avec les mouvements sociaux qui voudront s’en saisir.

Comment donc passer des colloques universitaires et des comités d’activistes à une diffusion plus étendue, en termes d’aires géographiques et linguistiques concernées, mais aussi plus intensifiée, en termes de pénétrations médiatiques ? La réponse dépend de chacun(e) de nous, au niveau individuel comme au niveau des collectifs dont nous faisons partie. Peu importe la bannière de l’accélérationnisme, dès lors que la gauche écologiste se confronte aux questions urgentes posées par le Manifeste – dès lors qu’elle le fait avec la visée d’établir une infrastructure intellectuelle de portée globale, dès lors qu’elle recentre ses pratiques sur les points sensibles des réseaux mass-médiatiques et dès lors qu’elle essaie de s’appuyer sur les recompositions de classes en train de s’opérer. En dénonçant la profonde insuffisance de l’éparpillement actuel, le Manifeste donne l’opportunité de construire une « écologie d’organisations » pluraliste, s’appuyant sur les innombrables associations et réseaux déjà mis en place à l’échelle internationale, aussi bien que dans les résistances et les utopies locales.

Dans le texte de soutien critique qu’il a rédigé en réaction-résonance au Manifeste accélérationniste, Antonio Negri souligne qu’au sein des modes de productions déployés par le capitalisme actuel, « l’élément coopératif devient central et peut conduire à une perspective d’hégémonie au sein des langages, algorithmes, fonctions et savoir-faire techniques qui constituent le prolétariat contemporain ». C’est cet élément coopératif que se propose d’accélérer Multitudes en traduisant le Manifeste : non pas introduire de nouveaux clivages entre les partisans de la décroissance et les avocats de la réappropriation du progrès technique, mais montrer comment tous les deux, opérant à différents niveaux, doivent coopérer pour sortir de l’accélération vide à laquelle nous condamne le capitalisme contemporain, ainsi que de la nostalgie illusoire où se complaisent de larges secteurs de gauche.

 

 

Comment se réapproprier le travail de l’abstraction ?

À travers ces trois objectifs « concrets » et à travers cet impératif de coopération, il s’agit en réalité d’élever nos pratiques à la hauteur des nouvelles formes d’abstraction qui se sont mises en place dès le xxe siècle. L’infrastructure intellectuelle de la gauche écologiste, l’emprise confortée des mass media (malgré les promesses toujours prometteuses des réseaux décentralisés), ainsi que la redistribution des compositions de classe résultent ensemble de l’intensification d’un même mouvement d’abstraction au sein duquel Matteo Pasquinelli nous aide à situer l’importance et la nouveauté de la position accélérationniste. Son article constitue le troisième élément du dossier présenté ici – il lui donne une perspective historique et théorique plus large, qui nous aide à discriminer entre différentes formes d’abstraction, dont certains usages peuvent conduire au pire, tandis que d’autres peuvent se faire réapproprier pour la (re)construction d’un monde meilleur. Comme la technologie (dont elle conditionne le développement), l’abstraction n’est ni bonne, ni mauvaise en soi. Il est aussi oiseux de se borner à s’en lamenter qu’il serait leurrant d’en faire l’éloge hébété. Comme l’avait déjà montré André Leroi-Gourhan, l’abstraction est constitutive de l’humain, même si elle peut également être le plus cruel vecteur de l’inhumain.

Et c’est peut-être ici que le vocabulaire accélérationniste trouve sa limite. La notion d’accélération reste prisonnière d’une conception assez réductrice du temps, conçu en termes de tempo : on se demande simplement si ça va plus ou moins vite. Or la vie (végétale, animale, humaine) est affaire de rythmes autant que de tempo (voir Multitudes 46, « Rythmanalyses »). Entre les différents tempos du jardinage, de l’urbanisme, du médiactivisme, de la résistance anti-bureaucratique, des élections locales, nationales, européennes, et de la mitigation à long terme du dérèglement climatique, toute coopération requiert une grande souplesse rythmique – davantage qu’un mot d’ordre simpliste nous enjoignant d’aller uniformément « plus vite ». Mais comme le remarque également Antonio Negri, l’accélération ne se contente pas d’aller plus vite : elle implique des changements de vitesses faits de débrayages et de rembrayages, elle implique des transformations cumulatives, participant d’évolutions non-linéaires.

C’est pourtant bien à accélérer de façon drastique notre lutte contre le dérèglement climatique que nous invite le dernier rapport du GIEC. Qu’on le veuille ou non, c’est l’histoire humaine qui s’accélère de façon terrifiante – mais peut-être aussi exaltante. Et c’est actuellement le mode de production capitaliste qui ralentit les adaptations indispensables à cette accélération. Depuis les pratiques les plus locales, jusqu’aux réunions d’experts consacrées aux dangers les plus globaux, c’est clairement nos capacités d’imaginer ensemble un autre avenir qu’il est urgent d’accélérer – avant que le capitalisme ultralibéral ne nous engloutisse sous ses déjections et ses pollutions, dans les flots qu’il aura déchaînés, et avant que ne se produisent de nouvelles barbaries.