Je me faisais un plaisir d’écrire sur ce qui s’est passé dans les rues, au Chili, du 18 octobre 2019 à aujourd’hui. Mais le 4 septembre 2022, lorsque la proposition du nouveau texte constitutionnel a été rejetée par les urnes1, tout est devenu sinueux. La surface, trois ans et demi après l’explosion sociale, semble aujourd’hui être celle d’une autre planète. Sans les extraterrestres qui effrayaient tant la première dame2. Y aura-t-il de l’eau, de l’oxygène, des lunes sur cette masse qui nous abrite ? Vous lisez que le mot planète dérive de deux mots : vagabond et errant. Vous voulez trouver un indice dans la racine étymologique, mais vous ne le trouvez même pas. Depuis le lointain mois d’octobre 2019, il vous semble que nous vivons dans le sillage d’une nuit qui fait converger le passé, le présent et le futur. Il nous reste une image : c’est la seule chose que vous puissiez reconstituer.
Un homme.
Un homme de soixante-huit ans, retraité, vêtu d’un costume-cravate.
Un homme de soixante-huit ans, retraité, en costume-cravate, un soda à la main et des lunettes sombres à monture dorée, au soleil, regardant l’horizon d’un geste imperturbable, vers cinq heures de l’après-midi, le mercredi 4 décembre 2019, sur la Plaza Italia ou la Plaza Baquedano ou la Plaza Dignidad ou au cœur même de Santiago3.
Un homme en costume-cravate, soixante-huit ans, retraité, lunettes noires, imperturbable, soda, soleil chaud, cinq heures de l’après-midi, skyline, décembre, Plaza Dignidad (ou tout cela à la fois). Mais derrière lui, juste derrière, encadrant presque son corps, comme s’il était son double inversé, la silhouette d’un autre homme se détache. Un policier des forces spéciales en mode combat : gilet pare-balles, tête couverte d’un casque et d’un masque de type astronaute, genouillères, coudières, arme à canon long tendue vers le haut. Alors que le premier homme, de face, reste immobile et droit, le second, de profil, est saisi en pleine course vers sa cible : un manifestant qui a réussi jusqu’à présent à échapper à ses griffes. Vu sous cet angle, les membres du second homme apparaissent comme des prolongements monstrueux, peut-être extraterrestres, du premier. Un seul corps dans lequel convergent deux mondes.
La dislocation du temps est ce que nous vivons tous les jours dans les rues en 2019. On pense aux griffures, aux cris, aux chants. Comment chacun reproduit un temps qui est actualité et mémoire. On pense à la simultanéité des couches. Comment la musique traverse les temporalités dans la rue. Dans un coin de la manifestation, on entend El derecho de vivir en paz (Le droit de vivre en paix) de Victor Jara, et les années soixante-dix vibrent dans l’espace. Plus loin, on entend El baile de los que sobran, de Los Prisioneros, et l’on se retrouve directement dans les années quatre-vingt. Puis « Y la culpa no era mía ni dónde estaba ni cómo vestiría », le refrain du spectacle Un violador en tu camino, du collectif LASTESIS, qui a fait le tour du monde en 2019 et 2020. On pense aux slogans et graffitis des temps de dictature, malheureusement toujours en vigueur : « Non à l’impunité », « Non + abus », « Paco culiao ». Vous pensez à l’image du retraité et du carabinier, capturée par le photographe serbe Goran Tomasevic le 4 décembre 2019, et à celle qui pourrait être sa cousine germaine et qui a été enregistrée par Claudio Pérez dans les années 1980 : sur cette image, nous voyons un homme atteint de nanisme, vêtu d’un costume et d’une cravate, traversant une rue du centre de Santiago avec un livre à la main, tandis qu’à l’arrière-plan, un piquet de carabiniers semble être engagé dans sa propre guerre. Vous pensez que la photographie est, en réalité, un instant concret qui s’est produit et qui a jeté son sillage dans un futur qui est maintenant le présent. Vous pensez que la mémoire n’est que cela : des vestiges, des éclats, des scènes démantelées, des mots sans queue ni tête : l’écho d’une chanson que nous fredonnons jour et nuit, comme une manière de respirer. On se dit que c’est peut-être cela, le Chili d’aujourd’hui : une photographie qui recueille, comme le dirait Roland Barthes, « les preuves de ce qui a été ».
Un retraité et un policier. L’ un en costume-cravate, l’autre en tenue de guerre. L’ un regardant vers un horizon incertain, comme l’avenir semble l’être pour la majorité des retraités de ce pays ; l’autre en pleine action répressive, comme dans le retour cauchemardesque d’un passé que l’on voudrait avoir laissé derrière soi.
L’ homme en costume-cravate s’appelle Gino Rojas. La photographie a circulé sur les réseaux sociaux en 2019 et un journaliste est tombé sur lui et l’a interviewé. Rojas déclare dans la presse : Dans toute mobilisation, il y a un moment de détente. Évidemment, dans une révolution en cours, dans un mouvement social où tout le monde crie, ça donne chaud, en costume-cravate ça donne chaud. Soudain, vous avez envie de vous mouiller les lèvres avec de l’eau. Il dit aussi qu’il gagne cent treize mille pesos par mois, qu’il vit dans la commune de San Miguel et qu’il n’a pas cessé d’aller manifester sur la place Dignidad, habillé comme sur la photo, depuis le début de la révolte. Entre jeans et baskets, entre uniformes vert olive et casques, entre cagoules et bottes, il y a Rojas dans sa garde-robe immaculée. La sérénité du costume contraste avec la désobéissance de la rue. Il y a de la dignité dans son choix.
Mais la photographie de Goran Tomasevic ne s’arrête pas là. De chaque côté de la double figure du retraité et du policier se trouvent des manifestants. Certains portent des masques ou des lunettes, d’autres ont le visage découvert, la plupart d’entre eux courent ou marchent rapidement, surpris par le piquet de grève des carabiniers. Car l’image suggère, même si on ne le voit pas explicitement, la présence d’autres agents en uniforme. Il y a, on l’imagine, des bombes lacrymogènes, de l’air irrespirable, des éclairs de lumière, des murs qui parlent, des slogans, des cris, des chants de la foule : « Oh, le Chili s’est réveillé, s’est réveillé, s’est réveillé, le Chili s’est réveillé ! Il y a un hors-champ qui prolonge la scène et qui nous amène aussi à penser à la prolongation de la manifestation à l’envers et à l’endroit. Un 4 décembre qui aurait pu être un 26 octobre ou un 10 novembre ou un 8 mars. Ou encore le 18 octobre 2023. Ou le 4 décembre 2666. Une temporalité qui adopte cette projection invisible et que nous imaginons comme une certitude que le pays inégal qui a incubé le mécontentement est toujours en vigueur. « La photographie répète mécaniquement ce qui ne peut jamais être répété existentiellement », disait Susan Sontag il y a plus de quarante ans. Et même si l’image exacte ne peut être répétée, nous savons que l’histoire est ouverte et que le croisement entre un carabinier et un retraité dans la rue, sous le soleil ou le ciel couvert, l’un en costume-cravate et l’autre en uniforme de guerre, avec des bombes en arrière-plan et l’air irrespirable, se reproduira probablement dans les rues de Santiago.
On pense à la double rencontre : la rencontre fortuite des contraires entre le retraité et le carabinier, et le photographe qui a saisi la scène à ce moment précis. Vous repensez aux mots de Sontag, lorsqu’elle dit que « pendant que les gens réels s’entretuent ou tuent d’autres gens réels, le photographe reste derrière l’appareil pour créer un minuscule fragment d’un autre monde : le monde des images qui essaie de survivre à tout le monde ». On pense aux propres mots de Goran Tomasevic, à sa surprise lorsqu’il a découvert les images qu’il avait capturées : « Je photographiais en continu, il y avait beaucoup de gaz, beaucoup de sueur et je ne pouvais pas vraiment regarder sur l’écran si tout était net ou non […] Je suis resté à la manifestation jusqu’à ce qu’il fasse nuit, puis je suis allé à l’hôtel et j’ai regardé les images. J’ai immédiatement remarqué celle-ci. J’étais très excité quand je l’ai vue. J’étais vraiment heureux ». Vous pensez au hasard de la prise de vue.
Vous vous dites qu’il y a quelque chose de spectral dans la photographie de Gino Rojas. On se dit que c’est une miniature de la réalité et aussi un signe d’absence. Il y a le retraité, il y a le policier, il y a les manifestants, il y a la rue, il y a le pays en état de révolte. Mais il y a aussi la sphère des silencieux, celle qui bat en dessous et que nous ne pouvons pas encore percevoir. Le pays qui, après le coup du 4 septembre 2022 et cinquante ans après le coup d’État, ressemble à un fantôme de lui-même. Et les fantômes, comme les planètes, sont des âmes errantes.
Des hommes, des femmes, des rues.
Des costumes, des jeans, des cravates, des capuches, des lumas4, un silence.
Des vagabonds, des vagabonds.
Une planète qui se mord la queue.
Des images tenaces, une étincelle latente.
Un ça a été : une histoire ouverte.
Le métal silencieux d’une voix voilée.
La rumeur de ce qui n’a pas encore de nom.
1« Le Chili est un État de droit social et démocratique. Il est plurinational, interculturel, régional et écologique. Il est constitué en république solidaire. Sa démocratie est inclusive et paritaire. Elle reconnaît comme valeurs intrinsèques et inaliénables la dignité, la liberté, l’égalité réelle des êtres humains et leur relation indissoluble avec la nature », indique le premier article de la nouvelle Constitution politique proposée, qui a été rédigée par une Convention constitutionnelle paritaire H/F, avec une représentation des peuples indigènes et une forte présence d’indépendants. Elle devait remplacer la Constitution héritée de Pinochet. Cependant, lors du plébiscite du 4 septembre 2022, 62 % de la population a voté contre le nouveau texte.
2Le 20 octobre 2019, un jour après le début de la révolte, un audio a été divulgué dans lequel la première dame, Cecilia Morel, dit à une amie d’une voix effrayée que c’est « comme une invasion étrangère, extraterrestre » et déplore que « nous allions devoir réduire nos privilèges et partager avec les autres ».
3La Plaza Baquedano est le lieu symbolique de Santiago où convergent les manifestations pour les triomphes ou les commémorations politiques, sportives, culturelles, etc. Elle constitue une sorte de frontière entre les secteurs haut et bas de la capitale. Populairement connue sous le nom de Plaza Italia, elle a été rebaptisée Plaza Dignidad par les manifestants lors de la flambée sociale et est devenue l’épicentre de la révolte.
4Lumas : bâtons d’un bois très dur, utilisés pour frapper les manifestants.
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