Trente après la mort de Félix Guattari et la parution de son dernier livre, Chaosmose, réédité cette année, quel usage pouvons-nous faire de la batterie de concepts qu’il nous a légués, comme autant d’outils de singularisation dans le contexte contemporain ? Créations artistiques, luttes de terrain politiques, accueil de la folie et des nouveaux désirs sociaux, multiples sont les univers qui connaissent des « révolutions moléculaires » sans donner prise aux politiques représentatives. Par « révolutions moléculaires », Guattari entendait le changement de proche en proche des sensibilités, des rapports au corps, des modes de vie échappant au modelage des comportements par l’industrie, la publicité et les médias, et constituant des lieux originaux plus ou moins dispersés. Une invention sociale et une expérimentation qui forment une matière à option pour la politique molaire, de masse ; soit le choix est fait de réprimer cette effervescence, et elle se durcit dans des formes éventuellement violentes ; soit le choix est fait de la faciliter et de la relayer dans la production juridique, et un nouvel état social se développe.

Comme le montrent plusieurs articles de ce numéro, ce moment de bifurcation semble vraiment devant nous à l’heure actuelle, du fait du changement climatique et de la guerre en Ukraine. Nous avons choisi d’ouvrir cette Mineure aux « révolutions moléculaires » dans une diversité de situations. Avec Vincent Beaubois, nous découvrons la proposition d’adopter face aux nouvelles technologies l’attitude expérimentatrice définie par les usagers de drogues. Avec Ulysse Rabaté, nous entrons une nouvelle fois dans les quartiers populaires à la recherche des mouvements culturels autonomes et d’une révolution moléculaire qui n’impacte pas la représentation politique normale. Millaray Lobos Garcia nous montre l’existence au Chili d’une propagation de proche en proche de nouvelles sensibilités, d’imaginaires en mutation, d’une production de la politique dans les conversations, ce qui n’empêche pas l’ombre de la vieille politique, dictatoriale, de se faire menaçante. Au Brésil également, la mobilisation pour l’occupation des espaces publics se fait de proche en proche, d’après Igor Guatelli et Guillerme Wisnik, le mouvement occupe la ville comme l’avaient fait les malades mentaux du collectif de patients socialistes SPK à Heidelberg au début des années 1970, nous rappelle Quentin Dubois.

Guattari fut le seul intellectuel français à soutenir le SPK sur place, pendant que Sartre envoyait un message maladroit, peu en phase avec le contenu de la lutte. Guattari se multipliait lui-même dans toutes les luttes de l’époque, pratiquées toujours comme des entrées en amitié. Son amitié avec Edouard Glissant a déjà été racontée dans la revue Chimères. Sevald van Waald revient sur ce qui différait chez eux tout de même : le concept de rhizome n’était pas nomadique pour Edouard Glissant, mais enraciné, alliant l’arbre et les lianes ; la déterritorialisation qui donnait naissance au désir ne pouvait être considérée comme bonne à prendre lorsqu’elle était effectuée par le bateau négrier ; la relation qu’établissait le rhizome n’était pas entre des points définis mais entre des opacités, traduites par Guattari en points de singularisation, dans un accord final.

Ce sens de la synthèse se retrouve avec Yves Citton, lecteur du dernier livre de Guattari Lignes de fuite, édité de manière posthume par Liane Mozère. Yves Citton croise la problématique du démantèlement des infrastructures héritées d’Alexandre Monnin avec la définition des équipements collectifs de Guattari, qui les montre accompagnés de rapports sociaux et mentaux qu’il faut transformer peut-être en priorité pour permettre ce démantèlement. Ce n’est pas en organisant directement des collectifs de personnes qu’on peut y arriver, mais en mobilisant les nouveaux collectifs qui se développent, dans la musique et dans la danse par exemple, et sur d’autres enjeux de société. Ce ne sera pas dans des activités programmées, mais en faisant largement appel à l’improvisation. Des cartographies radicales, consignant les mouvements des uns et des autres, permettront peut-être de les coordonner.

Cartographie, c’est un autre concept remis par Guattari au goût du jour à partir de la cartographie des mouvements d’enfants autistes élaborée par l’équipe de Fernand Deligny. Guattari propose de cartographier l’inconscient en fonction de quatre domaines d’existence : les flux de matière, les territoires existentiels, les univers incorporels, le phylum machinique. Comme on le voit, il n’était pas à court de néologismes. Ont désigné de nouveaux concepts inventés par lui, outre révolution moléculaire : transversalité, inconscient machinique, déterritorialisation, schizoanalyse, agencement collectif d’énonciation, écosophie, capitalisme mondial intégré.

Rendez-vous dans ses livres pour en savoir plus.