Mars attacks
4 juillet 2020. Après plusieurs coups de théâtre lors du « troisième tour » de scrutin pour la désignation du président du conseil municipal de Marseille, le Printemps marseillais finit par remporter la mise à une voix près, grâce au ralliement in extremis de Samia Ghali, dissidente du PS et sénatrice-maire des XVème/XVIème arrondissements de Marseille dans les « quartiers nord ». Comment la frêle Michèle Rubirola, dissidente d’EELV, à la tête d’un assemblage improbable de partis classés à gauche (PS, PC, LFI) et de certains collectifs citoyens, inconnue il y a seulement six mois, a-t-elle pu déboulonner la statue du commandeur Jean-Claude Gaudin, fermement ancré dans la fonction municipale depuis vingt-cinq ans ? Pire, sa dauphine désignée, Martine Vassal, s’est vu ravir la mairie des VIème/VIIIème arrondissements de la ville bourgeoise, réputée imperdable, par une nouvelle figure de la société civile et fondatrice du collectif citoyen Mad Mars, Olivia Fortin.
Au-delà du symbole et de la prudence requise par le fort niveau d’abstention, ce retournement signifie-t-il la fin du système d’alliances construit par Defferre dans les années 50 et prolongé par Gaudin (à l’exception de la « parenthèse magique » Vigouroux de 1989 à 1995) fait de professions libérales des quartiers sud1, de commerçants et d’artisans, de classes populaires recrutées dans les collectivités locales par voie clientéliste ?2 De ce système, les quartiers nord et le centre-ville portuaire, appauvri et immigré, étaient exclus. Dans ce système, Marseille constituait un isolat au sein du département, pourtant de gauche – SFIO puis PS – de 1945 à 2015. Marseille aujourd’hui semble contre-attaquer, les quartiers nord et le centre revenir dans le jeu, avoir accès à la parole, mais la métropole et le département, restés aux mains de Martine Vassal, l’enserrent toujours de ses tentacules vénéneux.
Le paradoxe est bien là. Nous avions caractérisé dans les années 1990 le centre et nord de Marseille, pour son appauvrissement, son absence d’emplois, sa perte de centralité urbaine et métropolitaine, de véritable « trou noir social »3 dans lequel la ville se précipitait toute entière. Cette dynamique spatiale n’avait rien d’intrinsèque mais résultait du grignotage endémique des emplois « de qualité » par les communes du reste du département. Aujourd’hui, la dynamique électorale en faveur du Printemps marseillais est clairement concentrée dans un centre dilaté en profondeur4 plus que vers le littoral et le sud. Question primordiale : le centre accédant au pouvoir, y aura-t-il reconstruction de la centralité marseillaise ? Une stratégie productive basée sur les échanges et les fonctions tertiaires d’organisation des flux est-elle envisagée comme avantage concurrentiel unique pour produire de nouveaux emplois, y compris non qualifiés ? Une stratégie d’économie résidentielle basée sur la culture pourra-t-elle faire pièce à la concurrence d’Aix, de Martigues, d’Aubagne et aux délocalisations des équipements culturels hors de la ville ? L’enjeu est de taille, d’autant que les quartiers nord sont toujours hors du champ sociologique du Printemps marseillais (même si le ralliement de Samia Ghali peut rebattre les cartes) et que la ville devient un îlot de « gauche » dans un océan de « droite ». Mais renouons les fils de l’histoire…
Le commerce industrialisant
Depuis sa fondation par les grecs de Phocée, la ville-port a toujours joué un rôle de comptoir de commerce qui la plaçait immédiatement en réseau avec un archipel de places méditerranéennes et mondiales. Aussi a-t-on pu dire (et on le dit encore !) que la ville restait excentrée par rapport au territoire national, enfermée dans sa ceinture de collines, développant une identité excluante et irrédentiste. Dès la fin du XIXème siècle, l’expansion coloniale et le protectionnisme signent la mise au pas de la fonction internationale du port et le rétrécissement de son réseau sur un marché national-colonial captif, prolongement en quelque sorte de la politique patrimoniale et terrienne au delà des mers5. L’État protectionniste veut centrer la ville sur la Nation, déplace les bassins du port au nord, organise la fluidité entre les chaînes de transport maritimes et continentales et l’arrimage à la vallée du Rhône. L’ingénieur des ponts Talabot invente la combinaison technique des Docks (le magasin) et de la voie ferrée PLM (l’accès à Paris capitale) ; plus tard, les tunnels de la Nerthe et du Rove sont percés pour projeter Marseille dans l’espace national.
Cette première nationalisation-ingéniérisation-relocalisation du port oblige la bourgeoisie commerçante à réagir. Elle n’entend pas se laisser déposséder du négoce international au profit d’un avantage techniciste national qui réduit le port à une simple fonction de quai de transit. « Ce qui intéresse Marseille dans une marchandise, c’est sa valeur de travail la tonne » (Louis Pierrein), autrement dit, l’effet induit sur l’emploi local d’activités provoquées par le passage portuaire. Puisque la marchandise risque de ne faire que traverser Marseille, le moyen de la fixer, c’est la transformation industrielle. Ainsi est inventé le « commerce industrialisant »6, véritable système productif local, bouquet d’interactions économiques, sociales et territoriales et reconversion de l’intermédiation historique entre le global et le local. Pour ce faire, le port se cale sur la contrainte nationale de manière à l’apprivoiser. Il mise sur la conquête du marché intérieur et extérieur par ses produits transformés, notamment des biens de consommation de base. Il va sans dire que le cœur de ce système bat dans le centre-nord de Marseille mais que ses effets sur l’emploi et la population commencent déjà à s’élargir à l’ensemble du département. La métropole portuaire fonctionne encore de manière organique, avec une centralité incontestée.
L’espace, opérateur social ; le social, opérateur économique
La nationalisation-technicisation-délocalisation du port connait une deuxième phase décisive lors de l’aménagement du territoire gaullien des années 60-70. D’abord, le port devient institutionnellement « autonome », c’est-à-dire, confisqué aux acteurs locaux et géré par des ingénieurs d’État mus par un intérêt national supérieur. Ensuite, la mise en coupe réglée du modèle de développement local porté par la bourgeoisie commerçante suppose son étouffement par la dilution de l’intervention étatique à l’échelle de l’ « aire métropolitaine marseillaise » (quasi départementale), concrétisée par un schéma d’aménagement de la « métropole d’équilibre » de Marseille en 1969. Le spatial est ainsi considéré par l’État comme un opérateur économique majeur. Mais, en accompagnant les mouvements de desserrement urbain et résidentiel, l’État s’appuie de fait sur l’espace comme opérateur social qui dicte les localisations de l’emploi hors de Marseille selon un principe de distinction sociale.
C’est ainsi que l’action publique nationale joue sur la simple utilité des sites, sans aucune considération de développement ni d’effet de levier sur l’ensemble du système métropolitain, et ceci, toujours au détriment de la centralité marseillaise. Utilité économique, avec l’implantation d’un port surdimensionné de transit pur (sidérurgie sur l’eau, industries de flux, pétrochimie) dans la rade de Fos sur Mer, à 50 km du berceau portuaire, avec des considérations strictement industrialistes nationales (le pôle de croissance) ; utilité résidentielle, avec des implantations publiques importantes dans le domaine de l’université, de la recherche et des industries de haute technologie, comme le CEA à Cadarache, Thomson à Rousset, le Centre technique de l’équipement ou le Centre de navigation aérienne aux Milles-Aix, avec des considérations d’attraction résidentielle pour les cadres supérieurs et professions intellectuelles. Le processus de pulvérisation départementale de l’emploi, et de l’emploi qualifié en particulier, se poursuit dans les années 90 et suivantes avec la politique de conversion industrielle dirigée vers les communes strictement limitrophes de Marseille : construction navale à La Seyne-La Ciotat, électronique à Aubagne-Gémenos et dans la vallée de l’Arc (pays d’Aix) et enfin, last but not least, implantation de la gare TGV bis dans le désert vert de l’Arbois sur la commune d’Aix, sans aucune interconnexion avec l’aéroport.
Bilan : disparition des fonctions commerçantes du port et des services directionnels urbains qui lui étaient liés, agonie des industries marseillaises pourvoyeuses de main d’œuvre ouvrière sans remplacement par des fonctions tertiaires (comme dans les autres métropoles), immobilisation d’un parc massif de sans emplois sur une plaque tectonique constituée du centre et des quartiers nord aux taux de chômage vertigineux touchant au bas mot 200 000 personnes, effondrement de la centralité de la ville-centre et du centre-ville (on en a vu les effets le 5 novembre 2018 rue d’Aubagne). La métropole n’est plus. Dévitalisée, éclatée, affaiblie, le processus de dépeçage anthropophage inventé par l’État sera vaillamment poursuivi par les collectivités locales du pourtour marseillais.
De la ceinture rouge à la ceinture dorée
Si la métropole n’est plus, alors qu’institutionnellement elle vient de naître7, qui l’a tuée et à qui profite le crime ?
L’économie marseillaise a bien été reconvertie, mais par sa périphérie8. C’est cette mécanique particulière qui constitue la fameuse « exception marseillaise » qui la différencie des métropoles de Paris et Lyon, par exemple9. La métropolisation classique connait la ségrégation, soit une répartition socialement inégale de la résidence sur le territoire, avec des catégories ayant le choix de leur localisation « de qualité » (école élitiste, qualité de vie et environnement, proximité sociale) et d’autres ne l’ayant pas. La métropole marseillaise (soit son département) s’est caractérisée, depuis l’après-guerre, par une segmentation d’État10. La segmentation génère organiquement la greffe de l’emploi sur la résidence, la distinction élitaire par la résidence dictant la localisation de l’emploi élitaire, le tout étant activé par les équipements et emplois publics.
La trame communale et la compétition qu’elle induit en orientant la localisation de l’emploi vers des territoires de « qualité sociale » facilitent ce déplacement spatial. La segmentation d’État s’accompagne de la segmentation orchestrée par les collectivités locales voisines de Marseille. Aix et les communes anciennement ouvrières, y compris celles tenues un temps ou toujours par le PC (Martigues, Aubagne, Gardanne, La Ciotat) jouent de l’attraction résidentielle pour capter de nouveaux emplois et équipements de qualité, en facilitant la délocalisation ou le dédoublement depuis Marseille. Comment expliquer autrement l’installation de la plus grande zone commerciale d’Europe à Plan de Campagne à cheval entre Gardanne et Les Pennes Mirabeau, la migration du Salon nautique de Marseille à La Ciotat, l’implantation d’une filière de réparation de grands voiliers dans la même commune alors que l’immense forme de radoub du port de Marseille reste vide, la construction d’équipements métropolitains comme un Arena ou une salle de musiques contemporaines de 2 000 places à Aix quand la taille de la ville ne la justifie pas ?
La constitution de la métropole institutionnelle ne résout ni les inégalités de ressources financières qui seront maintenues jusqu’en 202811, ni la répartition du logement social qui reste désespérément refusée par les communes environnantes qui, par ailleurs, accusent Marseille d’opérer une gentrification objectivement improbable ; donc, Marseille gardera ses pauvres. Elle hérite d’une métropole segmentée et bien ordonnée par un espace élitiste, réduisant sa « vocation méditerranéenne » à quelques quartiers centraux et arrière-portuaires de ce nouvel ensemble, bref la « ville indigène » cernée, englobée et commandée par la « ville européenne ». Voilà où réside le crime, une vision post-coloniale.
La bataille de la culture
La concurrence d’Aix-en-Provence, qui se définit souvent comme le XXIème arrondissement de Paris ou considère Marseille comme son Pirée12, revêt une dimension particulière. Aix s’est emparée régulièrement de tous les pans de la culture (opéra, musiques contemporaines, danse, littérature, arts de la rue), sans parler des universités et des centres de recherche, y compris à vocation méditerranéenne (Maison méditerranéenne des sciences de l’homme). Un directeur de théâtre de Marseille ayant cumulé sa direction avec un théâtre d’Aix a pu dire : « Je pense qu’Aix est devenue une capitale de l’excellence et du partage. Marseille, c’est la ville des grandes opérations populaires… », comprenez pour les pauvres. De manière subliminale, un des motifs de l’éloignement de Marseille de la classe moyenne et intellectuelle, pourtant théoriquement vigilante en matière de racisme, est la présence d’immigrés. Cette logique distinctive est niée. Lors des négociations politiques pour l’intercommunalité, Marseille fait profil bas. Selon Gaudin, il ne faut pas que la ville montre un visage « impérialiste » du fait du poids de sa population (ce qui s’appelle tout simplement démocratie). En clair, la ville préfère choyer ses voisines plutôt que ses habitants, notamment les plus défavorisés.
Retour sur les élections municipales de 2020. Changent-elles la donne ? Si oui, la bataille pourrait s’engager dans le domaine culturel. Une note de la Fondation Jean Jaurès avance l’hypothèse que le « dégagisme » et la volonté de changement ayant porté au pouvoir le Printemps marseillais est principalement dû au renouvellement des populations du centre et à l’arrivée depuis une quinzaine d’années de « néo-marseillais »13 remplaçant la bourgeoise traditionnelle locale. Cette catégorie particulière, qui plébiscite les quartiers centraux et littoraux, serait constituée de populations diplômées et d’intellos précaires autour de nombreux collectifs et associations mobilisés sur l’écologie, la mixité sociale ou les luttes urbaines (mouvement du 5 novembre contre le logement insalubre, mouvement contre le projet de réaménagement de la Plaine). Dotés d’un fort capital culturel et de peu de capital économique, les « néos » peuvent agglomérer des natifs de Marseille en rupture de ban culturelle et privilégieraient une manière horizontale de faire de la politique doublée d’une attirance pour la réputation rebelle de Marseille qui faciliterait les réseaux militants. En somme, une classe créative, un électorat jeune, surdiplômé et surmotivé, aux commandes d’une « movida marseillaise » confortée par l’Année européenne de la culture 2013, ayant voté Hamon aux présidentielles de 2017 et EELV aux européennes de 2019. Alors, les néo-marseillais prendront-ils la parole pour négocier leur place dans la bataille culturelle ou celle du centre-ville appauvri dans la métropole-département ?
L’enjeu du centre : le tabou des mots « pauvreté » et « métropole »
L’hypothèse du renouvellement du centre par les néo-marseillais nous semble intéressante mais limitée. Les motivations qui ont conduit le centre-ville à voter Printemps sont de nature diverse. D’abord, c’est l’effondrement des immeubles de la rue d’Aubagne qui explique en première instance la révolte des habitants et la colère qui a conduit à éjecter Gaudin (ou Vassal) et à élire Sophie Camard (LFI et néo-marseillaise) dans le Ier arrondissement de l’hypercentre. Ensuite, la défaite de Martine Vassal dans son fief imprenable des VIème (centre-sud) et VIIIème arrondissement (littoral) bourgeois n’a été possible que par le maintien de la liste LREM conduite par Yvon Berland, médecin et ancien président d’Aix-Marseille Université (7% au premier tour). La nouvelle maire, Olivia Fortin, issue d’une vieille famille marseillaise, fondatrice de Mad Mars et chef d’une entreprise d’évènementiel du cinéma, résume bien le renouvellement culturel de l’ancienne bourgeoisie. Enfin, les IIème et IIIème arrondissements de la ville arrière-portuaire ont toujours été dans l’opposition à la mairie de droite. Cette fois-ci, leur maire, Benoît Payan, fait partie de la majorité municipale, mais il est surtout devenu premier adjoint (PS) de Rubirola. Quel jeu jouera-t-il pour le centre marseillais alors qu’il détient les pleins pouvoirs?
Il est à remarquer que pendant la campagne des municipales, deux mots ont été soigneusement évités, ceux de « métropole » et de « pauvreté ». Les acteurs économiques comme ceux de la place portuaire, l’Union patronale 13 ou la Chambre de commerce se feront-ils l’écho d’un souci de métropole, d’une stratégie maillée de « logistique industrialisante » redonnant du souffle à la centralité tertiaire marseillaise14 ? Ou Marseille est-elle condamnée à quémander des subsides auprès de la métropole et du riche département en reproduisant sa pauvreté, celle du centre, des quartiers nord ? Avec le Printemps, Marseille se retrouve en effet enclavée dans une métropole-département, tous deux tenus par Martine Vassal, où la maire d’Aix (Maryse Joissains) joue un rôle de premier plan pour démanteler l’institution métropolitaine au profit du pouvoir communal et d’une métropole-addition de « petits projets » qui avive la compétition territoriale. Dans ce contexte, la reconversion du centre est-elle possible, est-elle seulement désirée ? Se fera-t-elle sur la vocation renouvelée d’échanges ou par la culture, en profitant d’une attraction résidentielle nouvelle, mixte socialement et peu élitiste, comme moteurs d’emplois et de revenus permettant de diminuer la pauvreté ?
Postface : le coup de bonneteau
15 décembre 2020. Après cinq mois et onze jours de mandat, Michèle Rubirola annonce, de manière verticale, sa démission du poste de maire de Marseille et l’inversion du binôme qu’elle forme avec le premier adjoint PS, Benoît Payan. Le jeu de bonneteau15 semble populaire à Marseille et dans la région Sud : Christian Estrosi a déjà démissionné pour Renaud Muselier à la tête de la région, Jean-Claude Gaudin pour Martine Vassal à la tête de la métropole, et durant le troisième tour mouvementé de l’élection municipale du 4 juillet, Martine Vassal pour Guy Teissier comme candidat surprise à la mairie, en pariant sur le bénéfice de l’âge. Mais cette fois-ci le coup, fomenté de longue date, rapporte gros : au lieu d’une femme écologiste et de soins, les électeurs du collectif Printemps marseillais se retrouvent avec un homme apparatchik du PS et professionnel de la politique. L’ « urgentiste » à la place de la « généraliste », selon l’expression de Michèle Rubirola pour justifier sa démission. Plus gros encore : le PS en totale déconfiture accède aux commandes de la deuxième ville de France !
Comment en est-on arrivé à ce « coup » ? La constitution de l’union de la gauche pour arracher la mairie a connu de nombreux soubresauts. Benoît Payan, pur produit de l’appareil du PS (aux Jeunes socialistes, au département de Jean-Noël Guérini, à la région de Michel Vauzelle, au cabinet de Marie-Arlette Carlotti, ministre déléguée aux personnes handicapées du gouvernement Ayrault), se voyait légitimement conduire le rassemblement. La France insoumise, le PC et la CGT s’opposent formellement à cette volonté hégémonique. Payan trouve donc la parade en proposant le nom consensuel de Michèle Rubirola qui doit quitter son parti Les Verts : EELV veut son candidat « propre » car il redoute le symbole PS et les casseroles qu’il traîne au niveau local. La mise en scène du « sacrifice » du candidat naturel et le récit de la personnalité de Michèle Rubirola, médecin généraliste dans les quartiers nord, « citoyenne » de Marseille, militante, peu au fait des joutes politiciennes, n’ayant aucune appétence pour le pouvoir, font partie intégrante du projet du Printemps. Après vingt-cinq ans de pouvoir gaudiniste, il est déterminant de construire un symbole qui rompe avec le cynisme ambiant. Au final, c’est le choix inverse qui est fait et Marseille se retrouve engluée dans le système politique local traditionnel. Le 21 décembre, jour de l’élection au conseil municipal de Benoît Payan par une gauche plurielle et consensuelle (Les Verts et Samia Ghali l’ont confirmé sans hésitation et deux transfuges de la droite s’y sont ralliés), alors que Michèle Rubirola tente par deux fois d’accrocher maladroitement son écharpe à l’épaule de son successeur, Payan finit par se la ceindre lui-même. Merci, Michèle, c’est gentil d’avoir essayé, laisse faire les pros maintenant16… Les dés étaient déjà largement pipés, l’administration de la ville occupée par des cadres du PS local soucieux de leur autonomie et opposés à l’arrivée d’un poids lourd national, François Lamy, comme directeur de cabinet de la maire.
Plusieurs raisons ont été évoquées pour expliquer la démission de Michèle Rubirola. Sa santé, bien sûr, déjà fragilisée avant la campagne électorale. Pourtant, le poids du poste de première adjointe est particulièrement lourd. La surprise de la victoire ensuite. Élue pour ce qu’elle représentait de différences pour gouverner autrement, l’édile verte ne s’y attendait apparemment pas et n’a jamais investi vraiment sa fonction. Accepter d’être tête de liste sous la pression de Payan était la condition sine qua non pour rassembler la gauche et gagner mais rapidement, la maire évoque publiquement ses doutes. La ville est pauvre, ses finances sont à plat, l’endettement est vertigineux, l’état du logement et des écoles catastrophique. Pour relever ces défis, il faut un battant. « C’est de son énergie et de son expérience dont nous avons besoin, plutôt que la nouveauté que j’incarne, qui a certes séduit les Marseillais, qui a fait gagner Marseille, mais, pour que notre ville se relève, il faut inverser ce choix ». La question de l’état des finances est cruciale, la maire aurait même envisagé la mise sous tutelle financière de la ville par l’État comme solution radicale, ce qui aurait précipité sa chute… Au bout du compte, les électeurs du Printemps se sentent floués par l’incohérence, la mauvaise foi et la désinvolture17 qui ont présidé à l’inversion du binôme.
Mais qui sont les dindons de la farce ? Les Verts bien sûr, qui se sont par deux fois ralliés à Payan alors qu’il représente l’inverse de leurs valeurs de gouvernance. La société civile ensuite, symbolisée par Olivia Fortin du collectif citoyen Mad Mars, mais dont les figures emblématiques sont restées méfiantes et n’ont pas rejoint le Printemps. Les habitants les plus pauvres de la ville enfin, ceux du trou noir social du centre et des quartiers nord, face à l’absence de stratégie économique et d’alternative politique. Au lieu de la bifurcation attendue, c’est le creusement du sillon deferro-gaudiniste qui semble les guetter… avec comme fer de lance le duo classique Payan (PS)/Coppola (PC), rejoint cette fois par le collectif citoyen de Fortin (Mad Mars).
Il ne faut pas insulter l’avenir, mais les perspectives pour la ville de Marseille sont sombres. La crise sanitaire la frappe de plein fouet et s’aggrave avec l’arrivée du virus mutant. L’attelage hétéroclite de la gauche rassemblée pourrait ne pas durer. Les compétences qui demeurent à la ville depuis la création de la métropole concernent le logement et les écoles, véritables gouffres financiers compte-tenu de l’état de délabrement du parc. L’inexistence d’une stratégie économique d’ensemble s’articule à la négation de la question territoriale.
Une porte de sortie qu’un vrai « professionnel de la politique » ne peut manquer serait de politiser la question territoriale. A ce jour, cela n’a pas été fait. On a vu que les dernières élections se sont déroulées sans que les origines de la pauvreté de la ville-centre ni la richesse de la périphérie ne soient interrogées, sans même une allusion à la métropole ou au département dont la ville dépend financièrement. Cette inégalité territoriale est un vrai scandale démocratique. Elle devrait être inacceptable pour le maire de gauche d’une ville-centre vouée par l’élite locale à la pauvreté et à sortir de l’histoire18. La renégociation de la place centrale de Marseille (y compris financièrement) au sein de la métropole et du département constitue une ardente obligation. Payan voudra-t-il relever défi ?
1 La « marseillogie » ou science des poncifs, oppose les quartiers sud, résidentiels et riches, aux quartiers nord, productifs et pauvres, avec La Canebière comme frontière.
2 Cesare Mattina, « Marseille, effondrement ou résistance du système defferriste ? », Libération, 10 juillet 2020.
3 Priscilla De Roo, « Une stratégie de métropole », in Dominique Becquart (dir), Marseille, 25 ans de planification urbaine, Agam/L’Aube, septembre 1994.
4 Carte des scores du Printemps marseillais au premier tout des municipales dans Jean-Laurent Cassely, Sylvain Manternach, Comment la gauche néo-marseillaise a éjecté la bourgeoisie locale, Fondation Jean Jaurès, 1er août 2020.
5 Priscilla De Roo, « De l’aire portuaire à l’ère métropolitaine », in Michèle Collin (dir), Ville et port, XVIIIème-XXème siècles, L’Harmattan, septembre 1994.
6 Détournement du concept d’« industries industrialisantes » censées entraîner le développement à partir des industries lourdes contrôlées par l’État. Elles ont servi de modèle à l’Algérie, avec le succès que l’on sait.
7 La métropole Aix-Marseille-Provence a été créée le 1er janvier 2016, par fusion de 6 intercommunalités devenues « territoires » intermédiaires de gouvernance. Elle compte 92 communes et 1,8 millions d’habitants, soit 93% de la population départementale des Bouches-du-Rhône et 37% des habitants de la région Sud (ex PACA).
8 César Centi, La face cachée du monstre, note interne, janvier 2020.
9 César Centi, Le laboratoire marseillais, Chemins d’intégration métropolitaine et segmentation sociale, L’Harmattan, février 1996.
10 César Centi, « Marseille, Les enjeux de la segmentation métropolitaine », Futur antérieur, 1995/4.
11 Les taux de taxes locales votées par la Métropole maintiennent les différences de fiscalité locale entre communes. Une période d’harmonisation des taux est prévue sur une période de 12 ans (maximum permis par la loi), à l’horizon 2028.
12 Allusion à la position du port du Pirée comme dépendance de la métropole d’Athènes.
13Jean-Laurent Cassely, Sylvain Manternach, Comment la gauche néo-marseillaise a éjecté la bourgeoisie locale, op.cit.
14 Priscilla De Roo, « Une stratégie de métropole », op.cit.
15 Le bonneteau est un jeu d’argent consistant à escroquer le chaland naïf rabattu par des complices et appâté par des premiers gains, en l’empêchant, au moyen de techniques de substitution manuelles et de tours de passe-passe particulièrement habiles, de deviner la place pariée de la carte rouge parmi trois cartes. Au final, le joueur est déplumé. En tant que jeu d’argent, il est interdit mais encore très pratiqué dans les rues et les marchés des quartiers pauvres de nos villes.
16 « Un caïman dans le Vieux-Port », Le Canard enchaîné, 30 décembre 2020.
17 Valérie Manteau, « Michèle Rubirola incarnait un fragile optimisme », Le Monde, 24 décembre 2020.
18 « Marseille n’existe plus », tribune de Philippe Langevin dans Marsactu, 29 mars 2019, https://marsactu.fr/agora/marseille-nexiste-plus/