Majeure 49. Transmigrants

Des transmigrants en France

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Un cosmopolitisme migratoire original

Ces vingt dernières années des populations de migrants internationaux sont apparues sous la dénomination de transmigrants[1]. Cette population, identifiée sur tous les continents, peut être décrite, malgré la diversité de ses manifestations, comme « post fordiste et postcoloniale », en phase avec l’omniprésente mondialisation-globalisation. Elle s’impose par ailleurs comme transversale aux diverses frontières des découpages en zones « développées », « émergentes » ou « en développement ». Elle est en premier lieu formée de migrants en tournées internationales, de chez eux à chez eux, pour la vente de produits ou de services. Des réseaux, tramés de liens économiques et d’interactions sociales intenses, déterminent des voies et des étapes à travers les nations et génèrent des régulations endogènes fortes autour d’une culture de l’oralité, garante du bon ordre des échanges, dont l’honneur et la parole donnée sont les principales expressions : c’est ainsi que le passage des frontières, le partage de zones de chalandise, le choix d’étapes, sans cesse renouvelées, relèvent des stratégies déterminées. C’est le cas par exemple d’Afghans et de Marocains petits entrepreneurs du commerce international. Cette transmigration se manifeste aussi de l’intérieur d’anciennes et puissantes diasporas, chinoise par exemple, comme émancipations[2] sur le mode du nomadisme commercial. Elle se manifeste encore lorsque des populations de migrants internationaux, quelle que soit leur classification, bloquées aux frontières de nations de destinations[3], ne renoncent pas à leur projet et aménagent, parfois longuement, réseaux et activités susceptibles de les aider à franchir l’obstacle. Ces derniers migrants alternent des phases de transmigration jusqu’au lieu de sédentarité désiré : ce qui apparente les uns et les autres, c’est une détermination pour passer, une construction de projets peu tributaires des nations qui les hébergent lors d’étapes. Cette distance est favorable à l’affirmation du migrant-sujet. C’est ainsi que divers migrants internationaux expérimentent la transmigration.

Dans ce dossier nous avons choisi de présenter des populations dont la transmigration aboutit en France, ou la traverse, et dont l’origine se situe en dehors de la communauté européenne[4]. Les échanges auxquels participent les transmigrants sont trop souvent localisés soit dans les nations « développées », – occultés alors par l’officialité et l’efficience dominantes… – soit dans les nations « moins » ou pas développées, – échanges commerciaux omniprésents et très visibles de marchandises bon marché. Cette partition, dont on devine les attendus idéologiques, renseigne mal sur l’influence des transmigrants des pays pauvres sur les populations étrangères sédentarisées et enclavées dans les villes européennes (C. E.) ou nord-américaines par exemple. Cette influence nouvelle, ce cosmopolitisme imprévu et peu visible pour les autorités nationales, est au cœur de nos questionnements et nécessite l’étude de circulations migratoires Nord-Sud, Est-Ouest, transversales aux zones relativement homogènes de richesse et de pauvreté, de contextes religieux, politiques…

Apports et conditions d’une approche en termes de transmigration

Quelques caractéristiques essentielles de cette migration résident dans l’enchaînement des nombreuses étapes nationales et urbaines des individus qui la pratiquent. Effectuant des parcours de milliers de kilomètres, souvent en tournées de chez soi à chez soi, suivant des rythmes mensuels, saisonniers, annuels…, leur activité principale consiste à vendre des produits de contrebande d’usages licites ou illicites, ou des services en contournant les législations des pays traversés[5]. Cet article abordera la création actuelle de milieux sociaux originaux lors de la rencontre, généralement dans des enclaves urbaines, de transmigrants d’origines diverses avec les « migrants historiques » sédentarisés. Ils réalisent à force de mobilités la figure d’un étranger et d’ici et de là-bas, et de l’entre deux : en opposition avec l’étranger « ni » d’ici « ni » de là-bas souvent décrit par la littérature sociologique[6]. L’introduction de cette nouvelle notion de « transmigrants » comme catégorisation de phases ou formes de migrations permet de complexifier, au plus près de la réalité migratoire, des analyses limitées par l’usage exclusif des termes d’é-migrants et d’im-migrants. Nous quittons les registres brutaux de l’analyse binaire, ici versus là-bas, autochtone versus étranger, pour l’analyse ternaire, plus processuelle et à-même d’aborder la complexité.

La mobilisation internationale de la force de travail est toujours présente et structurante de ces nouvelles formes : mais, différence de taille qui justifie la classification nouvelle, sur le mode de la mobilité continue, du savoir-passer les frontières, et non de la sédentarisation forcée près de lieux de production. C’est pour des activités commerciales, qui peuvent atteindre des montants impressionnants pour des produits sophistiqués, comme pour des produits bas de gamme, d’usages courants, que ces cohortes de migrants nomades sont en effet souvent mobilisées par les grandes firmes de l’électronique du sud-est asiatique autant que par des fabriques, des « ateliers mondiaux » du confort quotidien bon marché. Non concernés par des perspectives nationales d’insertion ou d’assimilation dans les « sociétés d’accueil », dont ils redoutent l’hospitalité sédentaire synonyme de visibilité, ces transmigrants gardent une distance aux nations traversées propice au développement de sociabilités et d’initiatives endogènes à leur communauté.

Au départ ils font groupe avec des parents et des voisins, ce qui justifie pour certains la désignation de « migration ethnique », puis durant le temps long de la transmigration, des étapes urbaines, des recrutements de nouveaux compagnons[7] et compagnes, ils partagent leurs destinées, affectives[8] ou commerciales, avec toutes sortes d’étrangers qui deviennent leurs nouveaux proches : l’altérité se substitue progressivement à l’identité pour qualifier le lien dans le nouveau milieu social de chaque transmigrant, et la désignation initiale d’ethnique ne se justifie plus, sinon dans son acception « d’étranger ».

Inventeur de vastes couloirs territoriaux définis par un espace relationnel intense et constant, les territoires circulatoires[9], dont lui seul connaît les usages, le transmigrant crée de nouvelles configurations transfrontalières[10]. Sa mobilité[11] et son savoir-passer les frontières entre nations confèrent de la valeur aux produits ou aux services qu’il commercialise.

Compétences et apprentissages en mobilité

Ses passages, ses inventions des territoires d’un monde favorable aux rapports d’altérité, son entrée dans la ville, sa nécessaire mobilisation permanente autour des échanges commerciaux, décrivent des compétences et des apprentissages afin de s’assumer ici, où il arrive, comme là-bas d’où il vient et tout au long de l’espace intermédiaire qui relie ces deux topiques. D’objet il devient sujet de sa migration. Entré généralement dans la ville, pour ses étapes, par ses « quartiers immigrés », il offre aux jeunes générations, souvent enclavées, un modèle de sortie, de passage. Ou, pour le moins, il leur apprend que l’histoire subie par leurs parents n’implique pas la fusion dans le moule identitaire national de la « société d’accueil ». Dans ce processus les conflits de rationalités sont irréductibles entre le transmigrant et le sédentaire porteur des attributs identitaires « authentiques » qui ne doute pas de la primauté d’une inscription, même difficile, dans l’identité locale[12]. Mais c’est le transmigrant qui actuellement attire de plus en plus les jeunes qui rêvent de quitter l’enclavement résidentiel et s’inscrivent désormais dans une histoire des migrations qu’ils déclinent eux-mêmes[13]. Les influences des transmigrants rejoignent celles de ces jeunes résidents qui refusent les situations faites à leurs parents.

Cette approche des transmigrants s’appuie donc avant tout sur les interactions vécues lors des déplacements, sur les situations originales créées entre eux et avec les résidents locaux lors des étapes : elle nécessite du chercheur l’accompagnement, l’observation en situation de mobilité, là où, précisément, s’exprime l’inventivité sociale des nouveaux migrants.

Les renouveaux méthodologiques et théoriques liés à l’apparition de la transmigration des étrangers pauvres aboutissent à la contestation du postulat selon lequel le lieu, du village à la nation, et les hiérarchies identitaires qui lui sont liées, façonnent exclusivement notre vie sociale. La désappropriation du sol, de la terre, de l’ « authentique identité » par les individus mobiles, modifie en profondeur des soi-disant évidences que certains dénomment « légitimité », « enracinement », et d’autres « conservatisme ». Pour les transmigrants, les temporalités des rencontres, des transactions, des côtoiements, des interactions, des échanges proches et distants, précèdent le choix des emplacements d’étapes, leur donnent sens, usages et formes. Notre méthodologie est donc construite autour d’un paradigme de la mobilité[14]. Des temps propices aux échanges, des rythmes quotidiens aux étapes résidentielles urbaines et aux grands couloirs migratoires intergénérationnels, organisent les choix et les usages des lieux : les territoires circulatoires sont une topique temporelle réifiée passagèrement en emplacement. Enfin, la transmigration, telle que présentée dans la suite de cet article, est très minoritaire et discrète par rapport à la migration d’exil ou de misère. Toutefois le fait qu’elle s’exerce désormais en réseaux interconnectés à l’échelle mondiale et qu’elle suggère une histoire nouvelle, à distance des injonctions coloniales à épouser les histoires des nations d’étape[15], lui confère un rôle de sujet discret de vastes changements : interactions entre vieilles frontières des nations, démontées ou renforcées, nouvelles frontières transversales des réseaux, et frontières des enclaves urbaines, des ghettos coloniaux disent certains[16].

À l’est méditerranéen, les transmigrants afghans

Environ soixante mille migrants afghans passent annuellement par les ports turcs, Samson et Trébizonde, et géorgiens, Poti, de la mer Noire[17] : là ils se chargent de produits électroniques du Sud-Est asiatique transitant par Dubaï et Koweït City. Ces produits détaxés sont livrés en Bulgarie, c’est-à-dire dans la Communauté Européenne, à 45 % de leur prix de vente ouest-européen. Environ six milliards de dollars de marchandises franchissent ainsi cette frontière. Ces transmigrants afghans retournent ensuite chez eux, après trois ou quatre allers et retours sur la mer Noire. Il ne s’agit pas, évidemment, de ceux, migrants de la misère, qui transitent par la Grèce et apparaissent à Calais.

Les régulations des échanges bancaires liées à la Crise interdisent désormais, et depuis 2008 à ces migrants, auxiliaires des stratégies commerciales délibérées du « poor to poor », « pour les pauvres et par les pauvres » des grandes firmes (contournement des règles de l’OMC et détaxe illicite des produits devenus ainsi, en entrée de gamme, accessibles à un plus grand nombre), de bénéficier de lignes internationales de crédit que des banques émiraties leur consentaient. Alors des réseaux criminels suppléent à cette « moralisation[18] » des circulations de capitaux en offrant des sommes équivalentes d’argent à blanchir. Intéressante transaction qui permet au transmigrant une souplesse de négociation des prix détaxés d’environ 30 %, la perte possible pour ses bailleurs du blanchiment de l’argent des psychotropes opiacés, qu’il nomme « la moins-value positive » ; ainsi des prix de vente de moins 55 %, par rapport à ceux pratiqués pour des marchandises « normalement » financées et dédouanées, sont atteints[19], ouvrant un marché pour des millions de nouveaux consommateurs. En contrepartie, les milieux criminels exigent des Afghans qu’ils cultivent, pendant leurs migrations, le pavot à opium en Turquie et en Géorgie[20]. Cela ressemble à une classique mobilisation internationale de la force de travail ; mais pour des activités commerciales nomades… et donc sans conséquences locales sur l’intégration des populations concernées. Transmigrants Afghans baloutches, réseaux criminels italo-turcs ou russo-géorgiens, grandes entreprises du Sud-Est asiatique, douaniers, policiers et agents consulaires bulgaro-roumains sont solidairement mobilisés pour des passages de frontière massifs.

En somme des dizaines de milliers d’Afghans se trouvent contraints de participer aux activités de réseaux criminels et y associent de fait des grandes firmes de l’électronique asiatique[21]. Ces nouvelles accointances, étendues aux populations balkaniques, fournissent une main d’œuvre afghane et albanaise[22] aux entreprises sud italiennes pratiquant le blanchiment du même argent sale.

À l’ouest méditerranéen,
les transmigrants maghrébins[23]

Le même phénomène, mais à distance des réseaux criminels, se produit à l’initiative de Maghrébins sur l’arc euro-méditerranéen occidental, connectant étapes et parcours d’Algésiras à Gênes, avec une forte centralité marseillaise[24]. Dans ce cas la plupart des transmigrants, petits entrepreneurs commerciaux, disposent de logements dans le parc social français, où résident des membres de leurs familles, et de papiers autorisant leurs séjours et leurs déplacements dans l’espace communautaire européen. Ils transportent vers le Maghreb des marchandises achetées aux Afghans par des revendeurs polonais et turcs ou produites dans la Communauté Européenne. Des Sénégalais prennent le relais pour des distributions subsahariennes. On peut également signaler un axe de circulations turques de Strasbourg à Marseille, via Lyon, parcouru solidairement par des transmigrants turcs et marocains[25]. Des « notaires informels » veillent, d’étape en étape, au respect d’une éthique commerciale basée sur la parole donnée.

D’est en ouest, les « docteurs égyptiens »

Des transmigrations de médecins syriens, irakiens et bulgares se sont développées le long des mêmes itinéraires. Quelques centaines de ces praticiens formaient, en 2005, une migration d’accompagnement des Afghans et de leurs associés balkaniques. Au fur et à mesure des années et de la progression de leurs itinéraires vers l’Espagne, leur transmigration est devenue autonome, en liaison avec les populations de migrants musulmans sédentarisés, et pour certains, en attente d’une opportunité de rejoindre un emploi hospitalier. Au nombre de 1 500 à 3 000 dès 2009, selon les saisons, ils parcourent les concentrations d’habitat social et sont toujours consultés par les divers transmigrants qui œuvrent le long des côtes euro-méditerranéennes : Afghans à l’Est et Marocains à l’Ouest, Turcs[26] en Allemagne et le long d’un itinéraire reliant Strasbourg à Marseille. Leur notoriété est grande et ils sont surnommés du titre prestigieux de « docteurs égyptiens », de l’âme, car ils circulent de mosquée en mosquée, et du corps. Ils pratiquent des diagnostics sans dénudation des femmes (pouls,…) et utilisent les sites de l’Internet médical pour leurs prescriptions. Les commandes et distributions de médicaments sont généralement effectuées par des jeunes filles résidant en logements sociaux[27]. Ce qui ne va pas sans problèmes avec les médecins locaux.

Les transmigrantes du pourtour méditerranéen pour le travail du sexe

Ces trois migrations internationales sont accompagnées d’un regain des transmigrations féminines pour la prostitution à partir des Balkans, du Caucase et du pourtour méditerranéen vers les « clubs » du Levant espagnol, via Naples, Bari, Brindisi. L’étape italienne sert à initier des femmes ukrainiennes, moldaves, roumaines, macédoniennes, albanaises, libanaises, tunisiennes et marocaines à la maîtrise de la « cocaïne pour le client », généralement un quart de gramme « sniffé » avant la passe. De la Junquera à Malaga, la « passe » se négocie désormais avec une telle dose de cocaïne. Le rapport, pour les femmes et surtout pour les nombreux Russes, Géorgiens et, évidemment, Espagnols, voyous ou policiers, qui les encadrent, est quasiment doublé. La Junquera (frontière franco espagnole du Perthus), lieu d’entrée privilégié, associe aux revenus de ces activités quelques notables de part et d’autre de la frontière et surtout de Perpignan à Barcelone[28].

Nous avons enquêté auprès de soixante femmes, travaillant dans des « clubs » espagnols, de la frontière française à Malaga et Cadix[29].

Parmi elles, 35 % consomment régulièrement de l’héroïne : ce choix est justifié par la facilité d’obtention (offre abondante, prix autour de 10 euros le gramme pour un produit de bonne qualité) de ce psychotrope à l’Est, où elles aspirent toutes à retourner, après quelques années à l’Ouest, mais aussi par le caractère plus « souple » de l’usage de l’héroïne, dès lors que « l’accrochage » à la cocaïne est effectif. La cocaïne est préférée par 20 % d’entre elles qui disent n’en consommer quotidiennement qu’en fin de travail.

De trois à cinq ans après leur arrivée en Espagne, environ 50 % d’entre elles entreprennent une migration professionnelle vers l’Allemagne, les Pays Bas, la Belgique ou encore la Tchéquie, avant de retourner chez elles. Cette variante de la transmigration implique un passage par la France où elles retrouvent autant de femmes venues d’Italie. Elles sont encore rejointes par quelques centaines de travailleuses du sexe, venues d’Amérique Latine et passées quelques années par Madrid.

Cette population en mobilité, en transmigration, regroupe environ cinq mille femmes et à peu près autant de parents et amis qui les accompagnent fidèlement. Ces accompagnant(e)s résident dans les villages voisins des clubs ou des carrefours, rendent divers services aux habitants (soins aux personnes âgées, garde d’enfants, petite restauration, commerce de produits exotiques, etc..) et souvent négocient avec les transmigrants commerciaux marocains, leur résidence dans un appartement du parc social de Perpignan, Nîmes, Montpellier, Avignon, Toulon, Lyon, Strasbourg. Ils partagent durant les douze mois que dure leur transmigration en France, une pièce équipée d’ordinateurs où sont hébergés des sites Internet de rendez-vous, mais aussi qui permettent à des jeunes gens des cités d’effectuer les commandes de médicaments pour les «médecins égyptiens », et d’exercer une vigilance commerciale pour leurs proches, adeptes des transmigrations commerciales ; une autre pièce servant au stockage de produits commercialisés par les transmigrants marocains ou afghans. Les femmes travaillent le long des routes et le partage du logement ne concerne, pour elles, que la tenue du site Internet de rendez-vous. Les nouveaux univers sociaux qu’impliquent les interactions entre transmigrants d’horizons cultuels, culturels, économiques aussi différents, dans l’intimité de l’usage commun de ces appartements, à échanger toutes sortes d’informations obtenues aux quatre coins d’Europe et au-delà, mais aussi dans les plus proches voisinages, produit une méta-sociabilité débarrassée des habituels replis identitaires. Métissages, mixités, cosmopolitismes, ces situations combinent ces trois désignations de situations d’altérité partagée…

Cette « heureuse perspective », à défaut d’« happy end » prévisible, ne concerne, chez les travailleuses du sexe, qu’une minorité d’entre elles, qui retournent, selon leurs désirs, dans (ou près de) leur famille après huit à dix ans de pérégrinations européennes. Un récit recueilli auprès de jeunes femmes des Balkans (deux sœurs macédoniennes) illustre ces trajectoires.

Irina et Sofia, les sœurs macédoniennes

Irina et sa sœur Sofia travaillaient dans un grand club, très luxueux, près de Bénidorm lorsque je les rencontrai en octobre 2008. Dix mois auparavant elles avaient quitté leur premier séjour espagnol dans un grand club de la Junquera, en bordure de la route nationale. Et ce depuis leur arrivée en Espagne trois ans auparavant, à l’âge de dix-neuf et dix-huit ans. Elles s’exprimaient dans un mélange de broken English et d’Espagnol… aux intonations slaves. Après un premier séjour à Sofia :

« Via Bari, où nous sommes restées quinze jours pour apprendre la coke avec la passe, nous sommes arrivées à Barcelone. (…) Nous étions donc « cédées » pour environ 5 000 euros chacune. (…)

(…) C’est vers six heures de l’après-midi que des bourgeois arrivèrent pour les “enchères”. Le patron nous expliqua que nous devrions nous vendre le mieux possible. S’il récoltait 100 000 euros et offrait aux investisseurs pas plus de 20 % l’an cela signifiait que nous étions libres d’aller où nous voudrions au bout d’une année, à condition de bien travailler.

Les belles voitures arrivèrent de France et d’Espagne et environ trente péseux rentrèrent par les cuisines (…). Les enchères commencèrent ; il démarra la mise à dix mille euros d’investissement et 12 % de revenus annuels ; puis en une heure on arriva à 25 000 euros et 18 %. Avec en prime la disponibilité gratuite des deux sœurs une fin de nuit tous les trimestres. Il restait six “boursicoteurs”, soit cent cinquante mille euros plus 18 %, donc 180 000 euros… disons 15 000 par mois pour nous deux, pour recouvrer la liberté. Rembourser donc ce qui était présenté comme “une avance”. Le “challenge” nous a semblé très réalisable. Il fallut ajouter 3 000 euros chacune par mois pour les papiers, que le patron nous obtint en deux semaines (…) –, et pour la pension, coiffeur, manucure, masseur, et médecin inclus. En fait de “projet”, le patron nous louait à quatre clients à la fois au maximum six cents euros les deux heures dans une de ses deux “suites” de l’hôtel. Parfois il y avait des femmes : d’évidence les maîtresses des clients, surtout chez les Français. (…) »

« Benidorm c’était le rêve, nous avions nos matinées pour aller en ville ; il y avait tout le confort dans le club. On nous donnait 10 000 euros à chacune par mois et l’appart, dans le club, plus tous les soins nous coûtait trois mille euros l’une. Sofia avait réussi à économiser plus de 80 000 euros et moi 110 000. Nous avons alors décidé de nous séparer : Sofia pour aller dans un Eros Center allemand où elle poursuivrait une carrière internationale. Elle a 21 ans et envisage de faire ce travail jusqu’à ce qu’elle puisse s’acheter une boîte. Mais je ne sais pas si ça se passera comme ça : à prendre des risques, elle a attrapé une maladie très grave. Il n’est même pas sûr qu’ils la prennent en Allemagne. Quant à moi, je retourne en Macédoine, à Skopje, où je reprends le plus beau salon de coiffure de la ville. »

Peu après cet entretien, lors d’un passage dans les Balkans, en avril et mai 2009, je rencontrai les parents d’Irina et de Sofia. Ils s’obstinèrent à me dire, durant une demi-heure, avant de m’éconduire, que leurs deux filles avaient sombré trois ans auparavant dans un naufrage de ferry dans l’Adriatique… Lorsque je remontai dans ma voiture, le père me dit, les yeux embués : « et si cette personne qui se fait passer pour Irina s’installe à Skopje, dites-lui que son commerce brûlera jusqu’à ce qu’elle parte se faire voir ailleurs. »

Je ne manquai pas de rapporter ces propos, puisque je m’y étais engagé. Ce qui valut ce commentaire :

« …toujours deux siècles de retard ; il faudra bien qu’ils se réveillent. Saint Georges contre le dragon musulman, c’est fini. Le cercueil de (ma sœur) les rappellera à la réalité. Sinon leur ferme brûlera avant mon salon. »

L’histoire des sœurs macédoniennes est commune, à quelques variantes près, aux jeunes femmes rencontrées dans les clubs espagnols. Leur retour au pays, lorsqu’elles sont porteuses du VHC ou du VHI, est problématique : à la mesure de l’accès aux soins.

Ultime pied de nez des réseaux criminels : ils les aident à obtenir les thérapies anti-VIH qu’ils commercialisent sur l’Internet.

Les migrations féminines sont peu explorées : comme si les femmes échappaient à la mobilisation de la force de travail. Il faut d’autant plus signaler la recherche de Laurence Roulleau-Berger qui montre comment les migrations féminines permettent de redéfinir les identités à partir d’une multitude de rôles nouveaux dans un contexte de globalisation ; celle de Fatima Qacha décrit l’usage protecteur des réseaux transmigrants par une migrante seule marocaine ; Fatima Lahbabi, a décrit et analysé, dès 2001, les migrations internationales prostitutionnelles vers l’Andalousie.

« Contre chacun des nôtres, ils ne peuvent rien, alors contre tous à la fois… »

Le sentiment d’exposer une nouvelle figure de l’étranger est intense chez les transmigrants. Le sentiment aussi d’en faire bénéficier les jeunes résidents, que des décennies de politiques urbaines étatiques n’ont pas réussi à mettre en mouvement[30].

Un « courant d’air » nouveau dans les enclaves urbaines vient des transmigrants. Dans leurs déplacements le long des usuels territoires circulatoires français, côtes méditerranéennes et canal rhodanien, il est fréquent qu’ils localisent certaines de leurs activités dans les mêmes « appartements sociaux » des enclaves urbaines[31]. Au cours des cinq dernières années une « jonction » s’est opérée : Géorgiens et Ukrainiens présents dans les clubs espagnols revendent aux Marocains circulants des marchandises passées par les Afghans via Dubaï. Lors de ces transactions, les jeunes femmes des Balkans ou du Caucase travaillant dans les mêmes clubs ont connu ces Marocains. Les commerçants transmigrants Marocains les plus impliqués dans les circulations louent ou possèdent généralement des appartements F4 ou F5 dans les regroupements d’habitat social : vestiges de leur présence familiale dans les années 90. Leurs enfants, incités en cela par la mobilité de leurs pères, ont déserté ces hébergements ; les épouses sont souvent retournées au Maroc, là où leurs maris investissent les bénéfices de leurs mobilités dans l’achat d’un commerce, d’un hôtel ou d’une ferme. Le logement et les avantages qui y sont liés, durement acquis à l’époque du travail sédentaire, sont conservés. Les jeunes femmes en transmigration des clubs espagnols vers les établissements semblables en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Belgique, traversent la France en un ou deux semestres souvent avec les parentèles qui les accompagnent depuis l’origine de leur mobilité. Elles rencontrent ces Marocains dans les clubs du Levant espagnol où ils réceptionnent ou bien livrent des marchandises transportées par des Afghans et leurs relais. Elles travaillent dans les périphéries urbaines et logent chez leurs accompagnants, mais elles domicilient dans les appartements des Marocains leur usage de sites informatiques de rendez-vous, tenus généralement par des jeunes gens des cités. Là encore se trouvent les aides des docteurs « égyptiens », pour des commandes de médicaments, des consultations à distance ; parfois, quand le salon reste inoccupé, les médecins transmigrants reçoivent des familles pour des consultations collectives. Là encore, dans des pièces de ces appartements, les transmigrants du commerce stockent des marchandises en transit et, aidés des jeunes déjà requis par les précédents, se tiennent au courant par l’Internet des circulations transfrontalières de produits « freetax ». Des rencontres originales se produisent à tout moment entre divers transmigrants et jeunes habitants des enclaves urbaines. Ces situations nouvelles commencent à renforcer les tendances internes centrifuges à ces enclaves afin d’initier une nouvelle histoire de la migration[32].

Une histoire nouvelle de la migration écrite par les migrants eux-mêmes[33]

Un cosmopolitisme migratoire apparaît, favorable à des déploiements transfrontaliers nouveaux. À l’échelle des nouvelles rationalités communicationnelles il ne s’agit pas du cosmopolitisme de voisinage de quartiers aux populations d’origines contrastées[34] mais d’un mixte de métissage et de cosmopolitisme interindividuels, d’accompagnements brefs mais intenses. Une nouvelle figure de l’étranger dans nos sociétés se manifeste de l’intérieur même de nos cités, en retour de l’hospitalité réservée depuis peu aux transmigrants. Ce phénomène, hors de portée des actuels gestionnaires, politiques ou administratifs, donc invisibilisé pour l’heure, à son plus grand avantage, est majeur pour nos devenirs. Frontières nationales, frontières des réseaux, frontières des enclaves urbaines relèvent pour partie d’une évolution commune, mais alors que les unes se constituent, on démantèle les autres. L’histoire que les convergences des populations que nous décrivons permettront d’écrire ne sera pas celle des nations qui les hébergent. Quant à celle que de généreux historiens ou militants se proposent de co-écrire avec les migrants internationaux, elles ne sont pas plus recevables : trop tardives peut-être par rapport à l’irruption de la conscience de l’altérité que nous décrivons.

[1] Je fais référence à la typologie dynamique de Max Weber, suggérée dans La ville : la « classe », ou « type de ville », est proche, par son usage dans l’analyse compréhensive et phénoménologique, de la « forme sociale» de Goerges Simmel. En ce qui concerne la typologie des migrations internationales, la classe dominante est celle de la mobilisation internationale de la force de travail ; celle des diasporas religieuses est plus ancienne et en partie commune avec la précédente ; celle des transmigrants est très récente et se détache à peine des deux précédentes. Une nouvelle classe apparaît, encore peu étudiée : celle des migrants climatiques.

[2] Cf. dans ce dossier, Emmanuel Ma Mung.

[3] Comme le décrivent, dans le dossier « jeunes chercheurs », Pauline Carnet et Mehdi Allioua.

[4] À l’exception des Roms. Lamia Missaoui interroge la construction étatique « d’étapes contraintes ».

[5] Il s’agit là des situations de transmigrations qui retiennent notre attention depuis 1985. Cette notion est très intermédiaire et donc susceptible d’acceptions variées : des cas de « tournées professionnelles » européennes à l’initiative d’artisans du bâtiment piémontais sont étudiés, aux XIXe et XXe siècles, par Ada Lonni : Sapere la strada, Enaudi, Torino, 1989. Geneviève Marotel signale le cas des mosaïstes du Haut Adige, à partir de la fin du XIXe. Thèse de sociologie, Toulouse le Mirail, 1994.

[6] En particulier Robert Ezra Park, Alfred Schütz et, plus récemment, Abdelmalek Sayad, ont dressé le portrait de « l’homme marginal » en transition, jamais d’ici ni de là-bas, ou se débattant avec la « double identité ».

[7] Fatima Qacha a montré dans sa thèse comment des femmes seules en migration se rapprochent des groupes de transmigrants.

[8] Gildas Simon parle de « l’épaisseur affective » des transmigrants lors de leurs circulations (2006). Le maintien, pour les transmigrants, du qualificatif « ethniques », sous prétexte d’origine ou d’amalgame, s’apparente à un comportement xénophobe, y compris chez les chercheurs.

[9] Cf. Alain Tarrius, 1992.

[10] Ces « frontières » internes aux « territoires circulatoires » des transmigrants sont rarement celles entre nations. Elles sont plutôt redevables des zones de vente finale ou d’échange de produits (comme Sofia pour les Afghans). Ces « frontières » se présentent comme de vastes zones territoriales, tels les ports de la mer Noire, l’Andalousie pour les Africains, …qui ressemblent, à l’échelle mondiale, aux « aires morales » urbaines de l’École de Chicago (R.E. Park[1927], Ulf Hannertz [1981]).

[11] Il s’agit bien d’analyser les migrations internationales sous l’angle des mobilités (et spatiales, et sociales, et économiques, du « paradigme de la mobilité », 1987) : Alain Tarrius, Anthropologie du mouvement, 1989.

[12] Des migrations internationales à haute cohésion sociale autour d’une religion ou de pratiques commerciales s’inspirant d’un ethos religieux se déploient suivant des stratégies proches de celles des transmigrants : Sophie Bava, Chantal Bordes-Benayoun et Dominique Schnapper, Sarah Demart (voir bibliographie).

[13] Voir l’article d’Ahmed Boubeker.

[14] Alain Tarrius, Anthropologie du mouvement, éditions Paradigme, Caen, 1989.

[15] Cf. Catherine Withol de Wenden, 1988.

[16] Dans les années 2000, les « populations maghrébines » sont devenues « les musulmans » dans les propos de nombreux élus.

[17] Enquêtes 2006 menées avec Katia Vladimirova, de l’Université d’État de Sofia et rapportées dans : A. Tarrius. La remontée des Sud.

[18] Cf. G. Brown et N. Sarkozy dans leur adresse aux banques à l’automne 2008.

[19] Un appareil photographique de grande marque vendu 90 euros ttc en entrée de gamme est trop cher pour qui gagne 160 euros dans de nombreux pays, européens ou non ; le même à 40 euros devient attractif.

[20] Enquêtes menées en 2008-2009 rapportées dans : A.Tarrius, O. Bernet, Migrations internationales et nouveaux réseaux criminels. Ed. Trabucaïre 2010. Deux périodes d’ensemencement du pavot somniferum, selon le climat, juin et septembre, donc deux périodes de sélection des plants, octobre et janvier, puis deux périodes de saignées des bulbes floraux, mars et mai. Désormais les rythmes des transmigrations des Afghans, et des Iraniens et Kurdes Irakiens qui leur sont associés coïncident avec ces périodes culturales. Evidemment ces migrants travaillent à bas prix comme ouvriers agricoles.

[21] Un ingénieur commercial d’une très grande firme taïwanaise me déclarait, en février 2006 : « nous ne sommes pas des imbéciles : l’intégration, dans nos stratégies, de l’économie du poor to poor étendue aux populations pauvres des pays riches est une innovation commerciale majeure. »

[22] Cf. Philippe Chassagne et K. Gjeloshaj Hysaj.

[23] Enquêtes menées de 1985 à 2003, à Marseille, quartier Belsunce.

[24] Ceux là-même qui achètent des marchandises aux Afghans à peine débarqués en Bulgarie. Enquêtes sur les Maghrébins : Alain Tarrius Arabes de France dans l’économie souterraine mondiale.

[25] Ali Bensaad a décrit les grands réseaux transmigrants d’Afrique sub-saharienne jusqu’au Maghreb, où se déploient des stratégies de passage vers l’Europe : cf. Mehdi Alioua, Claire Escofier, Chadia Arab.

[26] Stéphane de Tapia se livre depuis quinze ans à un bilan de la migration turque euro-asiatique.

[27] Enquête Alain Tarrius, Hasnia-Sonia Missaoui, Olivier Bernet, pour la MIRE, mars à juillet 2009, exposée dans Réseaux volume 28 février-mars 2010, numéro coordonné par Dana Diminescu.

[28] Voir l’article de Dominique Sistach.

[29] Cette enquête a bénéficié de l’aide des « commissaires territoriaux » qui, en Espagne, ont le pouvoir de rendre effective la tolérance de la prostitution en « clubs ». Ma participation à l’ouverture puis aux débats d’un congrès national « police et démocratie » (initiative des polices urbaines espagnoles) en juillet 2006 à Barcelone m’avait permis de tisser des liens avec ces officiers de police.

[30] Cf. Marco Martiniello.

[31] Les centralités des étapes partagées par les transmigrants : Alicante, Avignon/Nîmes, Strasbourg, Bruxelles, Francfort, Gênes, Bari, renvoient à une structure européenne des réseaux.

[32] Et non un compromis avec notre histoire de leur domination…

[33] Ahmed Boubeker, note 34.

[34] Dans l’Oran d’avant la peste, Albert Camus a décrit ce cosmopolitisme, comme Elias Canetti dans Les voix de Marrakech. À Marseille de telles descriptions ont concerné les Arméniens, les Italiens, etc.. Alèssi Dell’Umbria Histoire universelle de Marseille, Agone, 2006, Émile Témime Les passagers de Belsunce, Autrement, 1998.