Qu’est-ce qu’un complot ? Le dictionnaire dit que c’est un projet secret établi dans le but de nuire à quelque chose ou à quelqu’un. Que les complots existent, cela ne fait aucun doute. On est huit milliards, et on doit tous s’arranger pour gagner sa vie. Comment dès lors s’étonner que chaque jour des millions d’entre nous échafaudent des plans pour convaincre les autres de leur donner quelques billets ? Y aurait-il autant de projets que de complots ? Ou autant de complots que de projets ? Et si, dans un univers consumériste et compétitif basé sur une concurrence sans vergogne, les deux fusionnaient dans une masse indistincte d’un nombre incalculable d’échecs ainsi que de vraies et fausses réussites ? Réussites dont on serait certains qu’elles seraient influentes… mais dont on ne saurait plus du tout dans quelle mesure elles seraient ou ne seraient pas complotistes ? Devant tant de confusions, tout devenant para-complotiste, il y aurait sans doute de quoi devenir dingue…

Ceci n’est pas un complot

Pourtant, les voitures Toyota qui purifient l’air des États-Unis, ce ne sont pas des complots. C’est de la publicité. Burger King qui achète des locaux dans les centres villes pour y installer des enseignes ressemblant à s’y méprendre à des restaurants slow food éco-soutenables, ce n’est pas un complot. C’est du marketing. Les industries pharmaceutiques qui blanchissent leurs médicaments avec des produits cancérigènes, ce n’est pas un complot. C’est du design. Les éditeurs gagnant des millions en publiant le récit d’une Australienne qui s’est auto-guérie d’un cancer au cerveau jamais diagnostiqué grâce à des jus de fruits, ou encore un gouvernement déconseillant le port de masques en début de pandémie parce qu’on est trop andouille pour les mettre correctement, ce ne sont pas des complots. Ce sont des hypocrisies. Ou du moins des stratégies nuisibles (à la santé, à l’éthique, à l’environnement).

Si un mensonge évident de la part d’une puissance établie n’est pas un complot, c’est parce qu’en 2023, un complot, c’est un package déjà emballé contenant  un inconnu en chemise blanche, un anonyme avec le visage pixellisé qui craint pour sa vie, un ingénieur dans une cave obscure, ou une célébrité souvent très en déclin, 2° qui parle sur une chaîne YouTube ou une page facebook,  le tout avec une esthétique de système D, 4° qui vous dévoile « la vérité »,  allant plus ou moins à l’opposé de ce qu’on voit à la télé ou dans les journaux « sérieux » – même si ces propos diamétralement contraires ne sont pas forcément plus loufoques que ceux qui font l’actualité.

L’ actualité, c’est un bien de consommation. Comme le thon du supermarché. Ça se décline en plusieurs produits. L’ information brute, comme le produit éco-soutenable, qui arrive sans transformation du producteur au consommateur, celle qu’on échange autour de la machine à café. L’ information traitée, comme le lait de la fruitière, récolté pour être distribué aux usines, comme les dépêches de l’AFP. L’ information orientée, comme le produit de marque, qui a été reconditionné et édulcoré pour donner une bonne impression. L’ information cheap, produit économique, qui est de moins bonne qualité, moins joli, et fabriqué on ne sait pas comment, comme sur YouTube.

Imaginons un conflit armé entre la Russie et l’Ukraine. La presse sérieuse demande « Ukraine : la France est-elle menacée ? » (le Monde, 26 février 2022). La réinformation montre Zelensky avec une croix gammée sur son tee-shirt. Deux produits sur le marché. Deux packagings bien différents. Deux manières d’étiqueter le problème.

Les journaux établis s’interrogent naïvement sur des questions que personne ne se serait posées, comme d’éventuels effets secondaires des vaccins contre la Covid. Les canaux YouTube se remplissent des réponses les plus variées. Le besoin, la demande, le marché (pas forcément monétaire mais toujours attentionnel). Face à une pandémie, le besoin d’information est grand. Mais pendant que vous, vous cherchez l’information, d’autres la vendent.

D’une part, les journaux, qui se rémunèrent (peu) avec la pub (et plus avec l’organisation d’évènements) ; d’autre part les YouTubeurs, par la monétisation de leur chaîne, et derrière eux tous, les géants du Web, qui se fichent de l’actualité, mais qui vendent vos métadonnées. N’importe quel YouTubeur débutant vous le dira : pour arriver à 3 millions de vues, il faut savoir produire ce que les autres veulent voir, avoir beaucoup de connaissances sur le fonctionnement de ladite plateforme et/ou beaucoup d’argent. Ce qu’Internet amène sur nos écrans, c’est souvent le résultat de la campagne publicitaire de quelqu’un d’autre, même si c’est parfois aussi ce que nous cherchions à savoir. Qu’on vende des baskets vegan par liens sponsorisés, ou que Cambridge Analytica investisse des millions dans la diffusion de contenus à des utilisateurs préalablement choisis, ce n’est pas un complot. C’est le financement normal des réseaux sociaux.

VOUS en tube

Le complotisme en 2023, c’est un projet marketing réussi. Comme Uber. La vérité en 2023, c’est une personnalisation de la réalité. Comme votre fond d’écran – pré-programmé pour vous montrer quelque chose que vous verrez tout le temps, si vous n’avez pas le temps de le personnaliser vous-même. Parce qu’en 2023, pour qu’une chose soit vraie, il suffit de lui consacrer beaucoup d’énergie. Comme le Bitcoin. L’ information en 2023, c’est l’appropriation d’un appareil trop complexe. Comme une situation face à laquelle on est démuni, à laquelle on fait face avec des outils qui nous dépassent.

YouTube et consorts vivent sur le régime des caramels de pédophile. Leurs chaînes sont des chaînes de montage de nos réalités, qui s’affichent comme VOUS mettant au cœur de la machine : YOUTube. Pendant que les analystes de données vous regardent glisser le long de leurs entonnoirs multicanaux (paroles de Google) qui vous mènent droit à la conversion, c’est-à-dire à la réalisation de leurs objectifs. La question est dès lors : pourquoi vous ?

Au moins trois réponses :

1° parce que vous n’avez rien d’autre à faire, et parce qu’un vrai type dans une vraie cave faisant de vraies fausses vidéos, qui deviennent parfois vraiment virales, exploite votre temps d’attention pour gagner sa vie et payer son loyer grâce à la monétisation de sa chaîne YouTube, pendant que vous vous continuez à ne rien faire – il vit en vous entubant ;

parce que le seul espace qui reste à acheter sur cette Terre est le peu de matière grise qui vous reste, et parce que vous n’avez pas encore délégué votre capacité de raisonnement aux illuminés ou aux scientistes, ce qui fait de vous un terrain encore disponible – prêt à être entubé ;

parce que, si vous n’allez pas vous faire vacciner, vous contaminerez, par vos idées au moins autant que par vos germes, vos voisins – la viralité, dans le domaine des chansons, est le ressort des tubes à succès, et c’est de cette tubularité contagieuse que vit la communication des affects.

On connaît de nombreux exemples de cette politique de terrain :  annoncer une catastrophe du type : « Le vaccin ne fonctionnera pas » ;  encourager les gens à ne pas se faire vacciner, et faire en sorte que la campagne vaccinale échoue ;  triompher : « J’avais raison ! ». Autrement dit : saper la société en partant d’en bas, dénoncer un complot pour comploter, et se prendre pour héros de la vérité : « Vive la révolution ! ».

Être complotiste, c’est merveilleux

Les propositions de solutions ne manquent pas. Demander aux réseaux sociaux d’afficher publiquement qui paye la facture des contenus sponsorisés (mais sans doute les millions dédiés à la diffusion de « réinformation » sont payés en cash ou en bitcoin) ? Demander aux plateformes de ne pas cacher l’omniprésence des comptes-robots (oui, sur Internet, c’est en général la faute des robots) ? Déboulonner leur hypocrisie dans l’excuse de la liberté d’expression de chacun (parce qu’une cigarette prise en photo sur Instagram peut vous valoir le bannissement de la plateforme, mais non les accusations infondées) ? Le complotisme, c’est comme les paillettes. Des rejets industriels transformés en apparat pour la fête qui bousillent l’environnement.

Mais au-delà de telles « solutions », au-delà de l’affliction généralisée qui semble condamner l’anti-conspirationnisme à une irrémédiable tristesse, les ressorts du complotisme sont peut-être à chercher du côté d’une certaine de forme de joie. Pour les terre-platistes comme pour tant d’autres, être complotiste, c’est un peu comme porter des baskets vegan. C’est vivre la joie d’une différence auto-affirmatrice. C’est vivre dans un monde différent, qui donne l’espérance de croire que l’on participe à quelque chose d’autre. C’est vivre dans un monde où toute vérité dite en moins d’une minute n’est pas du marketing. Un monde facile, plat, dans lequel on fabrique de l’énergie avec un ventilateur d’ordinateur et des aimants, où l’on se transforme en crocodile à cause des vaccins – le tout probablement organisé par Bill Gates et donc héroïsé par une épopée destinée à vaincre ses maléfices.

Ce complotisme joyeux est quelque chose qui donne un sens prêt à l’emploi à nos désirs passablement désorientés et largement insensés. Mais au moins, comme ça, sur cette question-là, pour une fois, nous ne lâchons pas sur notre désir. Parce que oui, une fois que vous êtes complotistes, vous entrez dans un monde merveilleux où tout prend un sens magique. Comme dans une joyeuse folie. Un monde gouverné par un petit groupe de personnages ignobles, qui tiennent dans leur poing l’ensemble de l’humanité – mais contre lesquels nous nous rassemblons (en ligne) pour résister et vaincre. Comme dans les films de super-héros.

C’est l’entrée de l’inattendu, de l’exploit, c’est cette patiente qui a échappé au Covid grâce aux tisanes de son jardin, c’est l’énergie gratuite à portée de tous. C’est notre revanche sur tous ces profs arrogants qui nous mettaient des mauvaises notes. C’est enfin de bonnes nouvelles, des perspectives de combat, des espoirs de victoires. Une chance de sortir du cauchemar désorienté dans lequel nous plongent les médias. Des réponses compréhensibles à des problèmes trop compliqués et balayés sous le tapis.

C’est aussi l’espoir de sortir des statistiques accablantes de la société de masse, du scientisme qui fait qu’à long terme on est tous morts, que personne n’est irremplaçable (surtout au travail, surtout si vous avez plus de 50 ans), que ce qui vous arrive est de votre faute (parce qu’il suffit de traverser la rue pour trouver un emploi). C’est être l’élu de Matrix, celui qui voit le monde tel qu’il est, derrière les algorithmes qu’on nous balance sans cesse devant les yeux. C’est la toxicité de la pilule rouge.

Être complotiste, c’est terrorisant

Du moins, c’est ce qu’ils veulent nous faire croire. Parce que les solutions complotistes ne marchent pas. Parce que les récits sont pleins de biais cognitifs, qui passent inaperçus grâce à la petite musique douce et un ton d’hypnotiseur. Parce que si on essaye d’avoir de l’énergie gratuite avec un ventilateur d’ordinateur, on n’y arrive pas. C’est frustrant. Alors on ne peut pas en rester là. Il faut avancer. Il faut continuer à consommer – de l’information et de la réinformation. Heureusement, il y a toujours de quoi consommer. Les plateformes et les vendeurs d’appareils vivent de cela : obsolescence rapide et remplacement incessant. D’autres images remplacent les précédentes, sans valoir mieux.

Le discours complotiste ne rend pas heureux, pas davantage que le comportement consumériste. Au contraire, le discours complotiste terrorise. Les merveilles promises (devenir un crocodile si on se fait vacciner) se transforment en punitions, par la réalité ou par le gouvernement. Mais la terreur est ambiante, cultivée aussi bien par les nouvelles mainstream (catastrophes climatiques, criminalité rampante, migrations incontrôlables) que par les rumeurs à contre-courant. Tout le monde vit de la peur, parce que la peur attitre l’attention et que l’attention fait vendre l’information. L’ ambiance est à la guerre à mener contre les virus, contre les Russes, contre les puces (de lit) et Dieu sait quel prochain truc en –usse.

Le ressort de la peur, c’est pas bien différent des boites de thon avec l’océan dessus. Ça donne envie de les acheter. Même si on sait bien que le thon qui est dedans, il faut pas le manger, il est plein de métaux lourds. Il faudrait en avoir peur, mais on en mange quand même, parce qu’il faut choisir ses peurs et manger quelque chose. Et que ce n’est vraiment pas facile.

Le para-complotisme est cette acceptation commune de la fausseté des surfaces, des images sur nos écrans, des emballages. C’est cette écologie de la supercherie qui fleurit dans un climat visuel trompeur. Omniprésent, nécessaire, dangereux, le para-complot est l’inquiétante étrangeté de la boite de Camembert, celle avec la vache heureuse qui rit sur le couvercle, dont notre regard est trop lassé pour pouvoir encore s’en indigner. Ce sont ces continuelles distorsions de la réalité que nous consommons chaque jour qui nous poussent, en 2023, à ne pas sourciller quand de véritables chefs d’États invoquent des transformations magiques pour ne pas se faire vacciner, pendant que d’autres expliquent les techniques scientifiques de pointe avec des jolies bandes dessinées.

Pourvu que le complot existe

On n’arrive pas à croire à ce qu’il se passe, et pourtant les choses sont en train de se passer. Guerres, pandémies, famines, black-out, désastres climatiques, fin du cycle de l’eau, trou noir dans la galaxie, programme de la NASA contre les astéroïdes, algorithmes contrôlant notre réalité, gouvernements plus pauvres que des méga-entreprises, biftecks qui grandissent en laboratoire, tourisme lunaire, ciseaux CRISPR pour ADN à 20 000 euros, disparition de la forêt amazonienne, mise sur écoute de notre téléphone, caméras cachées dans nos aspirateurs connectés, disparition de la moitié de l’humanité d’ici 2100, rupture de stock de la moutarde depuis des mois, fermeture de la moitié du parc nucléaire en pleine crise énergétique… voilà de quoi est fait notre présent médiatique, qu’on en ait envie ou pas.

Cela ne peut pas être vrai. Ou alors on a été vraiment crétin de ne pas l’avoir vu venir, de n’avoir pas cru ce que déjà les années 70 dénonçaient, de n’avoir pas agi, de n’y avoir vu que des prophéties surréalistes ou de la science-fiction de mauvais goût. De n’avoir pas eu peur assez tôt.

Il faut nécessairement que quelqu’un soit responsable de tous ces mauvais choix pris par les villes, par les pays, par l’ensemble de l’humanité. Il faut nécessairement qu’il y ait une engeance malveillante qui ait organisé tout cela, que ce soit des robots nazis, des agents trilatéraux ou des gourous scientistes qui ont ensorcelé les puissances gouvernementales. Parce qu’autrement, on serait obligés de penser qu’on est tous un peu nuls. Responsables de faire ce qu’on nous propose, d’offrir des jouets en plastique, de regarder la télé en rentrant du boulot, d’avoir une vieille bagnole pourrie sans vignette Critair parce qu’on n’a pas un sou pour en acheter une autre, d’augmenter les émissions de CO2 en allant faire ses courses au Lidl, d’augmenter la production de plastique en achetant de l’eau en bouteille, de mourir du cancer parce qu’on va au boulot en vélo dans les bouchons.

Oui, le monde est compliqué. Et vous, et moi, on voulait pas faire tout ça. S’ils nous avaient tout de suite dit qu’il y avait des agents cancérigènes dans les crèmes solaires, s’ils nous avaient dit qu’il y avait des perturbateurs endocriniens dans les plastiques alimentaires, s’ils nous avaient dit qu’ils balancent nos poubelles au Maroc – si on avait écouté ce qui s’entendait parfois – on n’en serait pas là. C’est donc bien un problème d’information. Ils nous l’ont caché, ils nous ont rendu victimes et bourreaux involontaires, rouages de leurs mécanismes malveillants. Il y en a bien qui savaient qu’il y aurait des dégâts, ils étaient bien au courant quand ils épandaient leurs pesticides sur notre nourriture, quand ils continuent encore aujourd’hui à vendre de l’amiante en Inde ou ailleurs, que c’est pas top pour la santé. Ils le savaient, et ils ont tout fait pour nous le cacher, derrière des emballages colorés, des marques prestigieuses, des chemises blanches dans des spots publicitaires. Il fallait nécessairement qu’ils le sachent.

Ce serait ça, la vérité du complotisme ? On a donc délégué des choix vitaux à des crétins malveillants, amateurs de profits, plus fourbes que la concurrence, plus déloyaux que leurs collègues, pour s’assurer un maximum de succès dans la course à la compétition ? Et si le protagoniste du scénario complotiste – Bill Gates, ou un de ceux à qui on a acheté tous les appareils de surveillance et de localisation qu’on a à la maison – n’était pas tant le génie machiavélique que l’opportuniste buté ? Et si son ressort narratif n’était pas tant l’intelligence démoniaque que la stupidité humaine, dramatiquement plus rapide que le bon sens et la raison ?

Cela est-il trop dur à avaler ? Alors, il faut nécessairement que cette destruction ait un sens, même – ou surtout – si ce sens est la destruction de la majorité de l’humanité. Cela devra se faire au profit de la survie d’une élite d’humains éclairés par les lumières de la raison, par la grâce de ce que nous, pauvre peuple, nous ne savons pas. En espérant que cette élite de multi-milliardaires survivalistes et ce cénacle d’experts anti-conspirationnistes abandonneront leur différence et construiront, main dans la main, ce que nous, nous n’avons pas réussi à faire.