La libération de la Grèce du joug ottoman en 1830 au terme d’une guerre longue commencé en 1822 a marqué en Europe l’ère des révolutions « nationales ». La libération de l’Ukraine jouera-t-elle un rôle analogue (pas identique bien-sûr) pour la constitution d’une identité européenne congédiant pour de bon l’ère des nations, deux siècles après leur généralisation ? « Je veux de la poudre et des balles » disait l’enfant grec dans le poème de Victor Hugo des Orientales. Zelensky veut des chars, des avions, des canons.
L’opération militaire « spéciale » planifiée par Poutine en Ukraine pour consolider le glacis soviéto-russe face à la contagion de l’Union européenne dans les Balkans, la Mer Noire et les Pays baltes, en espérant installer un gouvernement satellite à Kiev, a d’ores et déjà échoué dans un bourbier dont on ne sait combien de temps il durera. Au pire, l’annexion complète du Donbass, qui ne règle pas celle de la Crimée. Au mieux, le début de la fin pour le régime pétro-gazier russe de Poutine.
Maïdan avait déjà surpris en 2014. C’était un accord d’association avec l’Union européenne dont ne voulait pas le président pro-russe ukrainien qui avait déclenché la chute de ce dernier dans une émeute qui avait fini en véritable révolution. L’opération menée le 24 février 2022 était censée prouver rétrospectivement que Maïdan avait été un putsch fomenté par les États-Unis puisque les Ukrainiens allaient accueillir à bras ouverts les chars russes. On sait ce qu’il en est advenu. L’Ukraine devait devenir neutre, ne rentrer ni dans l’OTAN, ni dans l’Union européenne, se résoudre à perdre définitivement la Crimée et le Donbass, en l’inscrivant en toutes lettres dans sa constitution. Le président ukrainien avait été élu pour négocier avec les Russes. Désormais, il n’en est plus question. Le Donbass, la Crimée, Marioupol sont l’Alsace-Lorraine de la démocratie ukrainienne. Les Occidentaux qui cherchaient à limiter un effondrement total de Kiev se sont ravisés, largement sous impulsion américaine et britannique, et envisagent une contre-attaque victorieuse de l’Ukraine mettant à genoux l’armée russe conventionnelle. Avec le risque que l’ours humilié ne se lance dans un conflit nucléaire tactique inédit depuis 1945.
En attendant, la procédure d’adhésion à l’Union européenne est passée de dix ans à trois ans. La Géorgie, la Moldavie, suivie de la Serbie, du Monténégro, de l’Albanie, de la Macédoine du Nord, de la Bosnie-Herzégovine et même du Kosovo, soit neuf pays avec l’Ukraine, vont bénéficier de facilités de ce troisième grand élargissement de l’Union européenne. Examinée sur une carte, l’unification du continent est saisissante. Après l’Ukraine, il ne restera plus que la Biélorussie et la Russie à manquer de l’Atlantique à l’Oural. En Suisse, qui a adopté les sanctions contre la Russie, en Norvège, déjà membre de l’OTAN et qui suit attentivement ce qui se passe en Suède et en Finlande, l’isolationnisme par rapport à l’Union européenne décroît. Quant à l’exemple négatif du Brexit, il est d’ores et déjà derrière nous. Poutine, ici aussi, obtient le contraire de ce qu’il visait.
Et comme lors du précédent et cinquième grand élargissement de l’Europe aux dix ex-pays de l’Est de 2004 et 2008, cette modification stratégique se fait par surprise. Au mois de décembre 2021, en Europe, on n’aurait pas parié un kopeck sur elle. Poutine a accéléré une évolution qui aurait pris vingt ans. Dorénavant, la question de savoir quand et selon quelles modalités de détail (avec ou sans Crimée et/ou Donbass) devient secondaire (pas pour les nombreux morts civils et militaires, hélas). Secondaire par rapport à la bifurcation institutionnelle que l’entrée de ces nouveaux membres de l’Union va provoquer. Il faut se préparer à cet élargissement massif, sinon l’édifice institutionnel court à la paralysie.
Cela avait été le cas avec la réunification allemande après 1990 : il s’était posé la question du choix entre un élargissement et/ou un approfondissement entre les six membres originaires du Traité de Rome. La première solution présentait l’avantage commode de ne pas remettre en cause les traités de l’Acte Unique (1986), de Maastricht (1992), d’Amsterdam (1997) et de Nice (2001). Mais cette facilité s’est payée cher lors du rejet par les Pays-Bas et la France du projet de constitution (en 2005), rattrapé par le traité de Lisbonne en 2007. Le désastreux Brexit a agité le spectre d’une dissolution de l’Union au profit d’une Europe des Nations où chaque État recouvrerait sa souveraineté. Et malgré la mise en place de l’euro réunissant 19 pays sur les 27 après le test décisif de la crise grecque, ou la constitution de l’espace Schengen qui comprend 25 pays membres sur les 27, la question de refondre l’architecture d’ensemble a été repoussée pour ne pas déchaîner les ambitions réactionnaires d’un retour à l’Europe des Nations, drapeau de tous les populismes.
On n’a donc eu dans le fonctionnement institutionnel de l’Union aucun vrai choix assumé entre, d’une part, une version confédérale de l’Union (rôle accru du Conseil européen par rapport à la Commission et maintien du droit de veto de chaque État membre au sein de ce dernier) avec, parallèlement, une intégration par la voix des coopérations renforcée entre les États qui le veulent ; et, d’autre part, une version plus fédérale de la Constitution matérielle de l’Union (avec la suppression du droit de véto, son remplacement par la majorité des deux tiers, ainsi qu’un retour au premier plan de la Commission devenue responsable devant l’Euro parlement).
Bernard Guetta, en bon pragmatiste (tribune dans Le Monde du 20 avril 2022), ne veut pas réveiller le spectre de l’échec de 2005 du projet de Constitution. Il propose une Union européenne prévoyant trois étages : celui d’un partenariat assez souple proposé aux candidats à l’entrée ; l’étage intermédiaire qui s’en tiendrait à un traité de Rome (union économique, voire monétaire), toujours régi par les traités existants ; et enfin, un troisième étage explorant pour les États qui le souhaitent une intégration politique plus forte (en particulier dans le domaine d’une défense commune, d’une politique industrielle et d’un politique étrangère unifiées). Disons-le franchement, si le diagnostic de B. Guetta sur l’impasse du statu quo ante est juste, le remède proposé revient à faire rentrer par la fenêtre le confédéralisme d’une Europe où le dernier mot reste au Conseil Européen.
De quoi l’Europe, dans son articulation politique actuelle, souffre-t-elle ? D’un défaut de démocratie reconnaissant aux citoyens de l’Union la capacité d’exprimer des choix politiques dans un Parlement élu de la même façon dans tous les États membres, orientant et contrôlant les choix d’un exécutif (la Commission) et flanqué éventuellement d’un Sénat européen (l’actuel Conseil européen) qui préserverait les questions dirimantes des langues nationales, de l’identité culturelle. L’architecture actuelle favorise la défiance des citoyens européens tronçonnés en vingt-sept pays (plus les 9 autres à venir) et filtrés par le Conseil. Si les citoyens de l’Union européenne, en tant que structure parfaitement originale par rapport aux Empires comme aux Nations, veulent exprimer des choix majoritaires en matière d’écologie, de défense, de politique industrielle, de modèle social de protection, de pluriculturalisme (qui ne se réduit en aucun cas à l’addition de 27 ou 36 politiques nationales), les règles d’entrée et de maintien dans cet ensemble ne peuvent pas ressembler à un club avec trois types de membres : les citoyens de première classe appartenant au troisième étage de la fusée, les citoyens qui sont dans une sorte de Zollverein (marché commun) et enfin, les membres de troisième zone, dans le vestibule probatoire (à la turque !).
Il y avait déjà, dès l’Europe des Six du traité de Rome de 1959, le clivage entre les grands pays et les tout petits pays. Au fil des élargissements subrepticement fédéralistes (au sens où l’on faisait de l’intégration et de l’unification politique sans jamais le dire), l’on a voulu donner aux nouveaux membres l’assurance qu’ils ne seraient pas mangés tout crus par les gros pays, en leur conférant une assurance étatique souveraine (l’institution du Conseil en tant que tel, contrepoids à la majorité proportionnelle) et surtout, le droit de véto. Pouvoir surréaliste quand on pense que dans un ensemble de 447 millions d’habitants actuellement, de 514 en cas de sixième élargissement, Malte (445 000 h) ou Chypre (1 242 000 h) disposent du droit de veto. La Hongrie d’Orban qui compte 9,5 millions d’habitants dispose de cette arme et ne s’en prive pas.
On a vu comment la fronde polonaise, hongroise et plus généralement, celle des pays du groupe de Višegrad (les mêmes, plus la République Tchèque et la Slovénie) menaçaient de paralysie les politiques très fédérales du plan de lutte européen anti-Covid et celui d’une relance par un emprunt garanti (pas décisif dans la création d’un Trésor européen). Heureusement, là encore, la guerre de Poutine a disloqué le groupe de Višegrad. Décidément, l’intégration de l’Ukraine, de la Géorgie, de la Moldavie et des pays des Balkans, c’est l’occasion ou jamais de réformer à chaud les traités de l’Union. L’heure est venue d’un pacte démocratique, fédéraliste – renaissance de la flamme européenne allumée à Maïdan – plutôt que d’un énième ravalement de façade.
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