86. Multitudes 86. Printemps 2022
Mineure 86. Le territoire, une affaire politique

Passions territoriales
Que nous disent-elles de l’exercice du pouvoir ?

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Il y a comme un impensé dans les analyses sur l’action publique locale : la question des passions territoriales qui la nourrissent n’apparaît jamais au rang de critère déterminant, ni même simplement de facteur explicatif. Pourtant, les conseils municipaux et les assemblées intercommunales sont un théâtre privilégié où s’expriment émois, désirs et déchirements. Ce sont des espaces de débats où se manifestent en permanence les colères, les indignations et les enthousiasmes de l’engagement politique. Mais cette charge émotionnelle fait l’objet de peu de travaux, et dans les rares études qui y prennent attention, les analyses sont centrées sur la façon dont les leaders jouent des émotions et les instrumentalisent pour asseoir leur pouvoir. Dans cette perspective, le « métier » d’élu local est d’abord alimenté par le goût du pouvoir installé sur des bases stratégiques : les passions sont un artefact communicationnel – l’élu se met en scène en « dévoilant » sa face sensible – au service d’enjeux de domination, d’intérêts, de puissance, de clientélisme et d’idéologie.

Nous souhaitons faire un pas de côté en retournant le miroir et en décryptant cette densité émotionnelle à partir du ressenti des élus. Que nous disent ces passions et ces colères qui rythment l’exercice du pouvoir local ? Pour explorer cette terra incognita, nous avons mené plusieurs enquêtes auprès d’élus locaux de premier plan, en concentrant la focale sur l’origine de leur passion pour la politique1. Au total, plus de 300 élus ont été rencontrés en France mais aussi en Italie, au Québec et au Japon. Nous avons pu mettre en évidence l’importance des épreuves émotionnelles vécues par les élus dans l’enfance et l’adolescence, mais aussi, celle du saisissement singulier éprouvé lors des premières joutes électorales.

Nous discuterons des résultats en trois temps : en revenant sur les dimensions familiales et intimistes des émotions fondatrices structurant le rapport sensible des élus à l’autorité et aux injustices ; en explorant comment l’épreuve des urnes a laissé des traces indélébiles sur le plaisir à s’engager en politique ; en mettant en perspective la place de ces marqueurs émotionnels dans les façons territorialisées d’exercer le pouvoir.

Les émotions fondatrices

Pour quelles raisons les élus locaux consacrent-ils une partie si importante de leur vie à tenter de représenter et de gouverner leurs concitoyens ? Une lecture fine des premiers souvenirs en politique nous a permis d’identifier des éléments inédits dans l’analyse, en particulier la manière dont les émois enfantins (mentionnés avec insistance) peuvent être à la source de la passion pour la politique.

Le récit le plus récurrent concerne le rôle de la famille, des parents, et tout particulièrement celui du père, dans la perception du pouvoir. Cette piste nous entraîne sur des ressorts psychanalytiques complexes, dans lesquels la politique semble d’abord associée à la façon dont le père a incarné, dans les yeux de l’enfant, les valeurs d’autorité, d’ordre et de puissance. Tous les récits insistent sur les tensions affectives conditionnées par le rôle paternel, qu’elles s’expriment par l’admiration, la crainte ou le rejet, qu’elles surgissent dans des conflits au sein de la famille ou lors de passes d’arme hautes en couleurs avec l’entourage des parents. Ces perceptions de l’autorité sont toujours ancrées dans le contexte territorial de l’environnement militant et/ou professionnel de leur père.

Au-delà des empreintes familiales et de l’aura paternelle, les récits convoquent également les traumatismes de l’enfance et de l’adolescence, qu’il s’agisse de drames, de maladies, d’accidents ou de déracinements. Là aussi, la récurrence des témoignages a attiré notre attention. Nos interlocuteurs retracent des épisodes qui les ont bouleversés, les associant à des émotions familiales et à un lieu (une maison, un quartier, une commune, une région, voire un pays…). La mémoire du désarroi et de la douleur est située, son empreinte marque un attachement qui n’est pas seulement humain – famille, amis, collègues – mais aussi spatial et territorial.

Une troisième constante concerne des situations dans lesquelles l’enfant ou l’adolescent a éprouvé un fort ressenti face à une injustice ou de la violence dans son entourage scolaire, sportif ou résidentiel. Un trait de caractère commun émerge alors : presque tous les élus racontent avoir joué précocement un rôle de médiateur pour leurs pairs. Que ce soit dans la salle de classe, dans une rivalité de groupe ou à l’occasion d’une compétition sportive, on les a souvent placés dans une position de représentation du groupe et de médiation. On les a ainsi sollicités pour protéger des camarades, défendre une cause, arbitrer un conflit… À chaque fois, ils ont eu le sentiment d’avoir provoqué la confiance du groupe, davantage par leur façon de se comporter qu’en raison d’un quelconque statut.

L’autorité paternelle, les traumatismes, la confiance… La mise en exergue de ces trois types d’émotions dans l’enfance et l’adolescence constitue un premier éclairage sur le futur engagement des élus. Leur histoire de vie est imprégnée de ces ressentis fondateurs. Ce sont les marqueurs dont nous faisons l’hypothèse qu’ils ont conditionné par la suite l’entrée en politique et l’exercice du pouvoir. Soulignons que ces souvenirs sont parfois douloureux et souvent « enfouis » : c’est le travail singulier de mémoire provoqué par l’entretien qui les révèle. La plupart du temps, les élus nous ont confié leur propre trouble à exprimer ces souvenirs et leur surprise de les relier à la fois à leur goût pour la politique et à leur attachement à des lieux.

L’épreuve territorialisée des urnes

C’est dans la séquence des entretiens consacrée à la découverte des élections municipales que nous avons pu identifier un second pôle dans la dimension émotionnelle. La même vibration revient dans tous les récits : les élus racontent, les yeux brillants, l’extrême plaisir qu’ils ont éprouvé en vivant l’épreuve de la première campagne. Les candidats novices découvrent ainsi le passage du « je » au « nous ». Ils se mettent en scène et en avant. Ils s’exposent sans retenue et avec ravissement au tourbillon électoral des rencontres et des joutes verbales. Le souvenir de la première campagne, qu’elle soit conclue ou non par un succès, est gravé jusque dans les moindres détails comme une expérience individuelle exceptionnelle et fondatrice.

Les recherches en ethnologie politique sur la socialisation politique, ont montré que, si les candidats déclarent presque systématiquement avoir endossé ce rôle « par hasard » et avec un profil « atypique », cette éligibilité en apparence improbable est en fait précisément codifiée dans chaque micro-territoire2. Mais l’intensité émotionnelle des récits de campagne fait apparaître que, même lorsque le candidat possède une filiation évidente (des parents élus, un milieu très politisé, un statut social de notable), il développe une envie « d’en découdre » sur ses idées qu’il n’avait pas consciemment entrevue en des termes aussi exaltants.

Les élus confient aussi leur surprise au contact des électeurs. Ces derniers les écoutent, les sollicitent, attendant explicitement d’eux qu’ils jouent un rôle d’interface et qu’ils fassent preuve de leadership. Le travail d’équipe dans chaque liste les place alors au centre du jeu et des attentions. C’est souvent au moment de la première aventure électorale que se forgent des amitiés politiques indéfectibles et que les futurs élus rencontrent des mentors qui joueront un rôle décisif dans leur carrière. Là aussi, des travaux documentent la construction et les ressorts de cette compétence sociale et autorité politique3. L’analyse de nos entretiens montre cependant que le passage à l’acte, le fait de devenir candidat, suscite, sur le plan émotionnel, une transformation personnalisée : l’impétrant découvre qu’il peut endosser le rôle symbolique de « l’élu », qu’il y prend du plaisir et qu’il est légitime pour représenter les habitants du territoire. L’engagement devient une expérience territorialisée avec un local de campagne, des espaces de débat public, des réunions dans des appartements, le porte-à-porte, la présence sur le « terrain » des marchés et des manifestations culturelles et sportives.

Chaque territoire a ses codes et ses rites qu’il faut respecter et apprivoiser. À Tokyo, c’est dans les gares que cette première expérience se déroule, un mégaphone à la main. À Montréal, les premiers discours sont testés dans les centres d’affaires et dans les lieux dits communautaires (les centres sociaux). À Naples, la campagne débute toujours dans le quartier de résidence du candidat. Invariablement, les élus expriment le bonheur qu’ils ont éprouvé à s’immerger avec les colistiers dans ces lieux de vie, détaillant à l’infini leur plaisir à s’approprier un territoire et à en approfondir les singularités culturelles.

L’exposition de soi, l’attention du public, les faits de campagne… Ces moments forts de la première expérience électorale apportent un éclairage complémentaire sur l’origine des passions politiques attachées à des enjeux territoriaux. Les élus en ressortent transformés. Ils en parlent comme s’agissant d’empreintes indélébiles et d’amitiés indéfectibles. On retrouve l’intensité de ces émotions fortes, en condensé, dans le récit qu’ils font de la séquence du dépouillement des votes le soir des élections. Tous les élus gardent en mémoire, à la voix près, le nombre d’électeurs qu’eux ou leur liste ont obtenu, et le moment d’euphorie et de partage lorsque les résultats définitifs sont tombés. Et jamais ils n’oublieront celles et ceux qui les ont accompagnés dans l’aventure. L’épreuve des urnes est un moment d’exposition intense à la politique où l’ivresse de la victoire est associée simultanément à un territoire et à des proches.

La politique locale en action

En quoi les émotions fondatrices et l’épreuve des urnes nous renseignent-elles sur l’exercice du pouvoir et le fonctionnement de la gouvernance dans les collectivités locales ? Quel est l’impact de ces passions premières sur le rôle des élus, leur perception des enjeux, leur façon de prendre des décisions, leurs interactions avec leurs électeurs et les liens qu’ils tissent avec leurs partenaires et les territoires voisins ? Et de façon plus générale, comment cette densité émotionnelle s’incarne-t-elle ou se projette-t-elle sur chaque territoire ?

Pour répondre à ces trois questionnements, je m’inspire des travaux que Vinciane Despret a consacrés aux dispositifs d’enthousiasme qui conditionnent la vie sociale des oiseaux4. Dans son archéologie des savoirs en ornithologie, la philosophe montre que les oiseaux chantent non pas pour défendre un territoire mais pour tisser des accords sensibles avec leur écosystème. Ce sont ainsi des dispositifs d’enthousiame qui sont premiers dans la régulation des rapports sociaux, bien avant les processus de captation et de domination. Le territoire n’est pas un lieu à défendre par nécessité, c’est un espace de cohabitation saturé de signaux. Il bruisse de rythmes, de mouvements, d’intensités multiples, de mémoires, de drames, de respirations et d’ajustements entre les espèces. Rapportée à la question qui nous préoccupe, cette poétique de l’attention permet de reconsidérer les deux principales matrices de l’exercice local du pouvoir que sont l’incarnation et la médiation.

Incarnation et ego-politique

La première matrice concerne le rôle d’incarnation que l’élu endosse progressivement pour administrer sa collectivité. Que cette dernière compte 50 habitants ou 300 000, on attend du leader qu’il manifeste son attention et son écoute sur une infinité de dossiers, de la plus anodine requête au projet le plus technique. Son mandat aimante des micro-demandes qui débordent sans cesse le cadre de ses compétences et de ses pouvoirs. Les habitants expriment leurs revendications et leurs demandes dans un processus d’individualisation où le métier d’individu se construit dans la juxtaposition de ressentis : les citoyens font entendre leurs intérêts personnels, leurs émotions et leurs différences en toute occasion et indépendamment de leur position sociale5. Christian Le Bart montre que ce processus transforme l’agir politique en incitant les élus à surjouer, dans leur communication, les cartes de l’empathie et de la proximité. La montée en puissance de l’individualisme favorise l’ego-politique des élus, c’est-à-dire, leur aptitude à se montrer exemplaires et authentiques, à afficher leur sincérité en toute occasion. La relation entre les individus-électeurs et leur élu se transforme : on demande au premier d’exercer son mandat en phase émotionnelle avec les indignations et les espoirs des seconds.

C’est dans ce face-à-face et cet ajustement qu’intervient la première clef de lecture par les dispositifs d’enthousiasme. Les candidats, une fois élus, ne sont plus là pour appliquer leur programme et défendre des projets. On attend dorénavant d’eux qu’ils ressentent dans leur chair les événements de leur territoire, qu’ils partagent les peines et les douleurs de leurs concitoyens, qu’ils prennent toute la mesure des souffrances de la population. Dans ce travail de communion par l’écoute, les élus doivent prendre en compte les attentes bigarrées de la demande habitante en dévoilant leur propre rapport intime aux injustices et aux violences du monde. Il s’agit moins de canaliser les revendications et de montrer la voie sur des solutions collectives que d’exprimer de l’empathie personnalisée et une forme de réciprocité dans la reconnaissance et la confiance entre l’élu et l’habitant.

Tout se passe comme si, dans le cadre local, l’exercice du pouvoir inversait en quelque sorte le schéma classique et convenu selon lequel les élites gouvernent en instrumentalisant les émotions6. Dorénavant, dès lors que l’élu pleure, aux côtés de ses concitoyens, avec les larmes de sa propre histoire, il est gouverné par les émotions de son ego-politique. Et la territorialité de cette incarnation, sa légitimité à être pleinement d’ici, consolide alors la dynamique intimiste du mandat politique local.

Médiation et esprit des lieux

La seconde matrice de l’exercice du pouvoir local concerne les défis de médiation auxquels les élus sont confrontés au fil des joutes politiques locales qui rythment l’exercice du pouvoir. Lorsque l’on recueille le ressenti des élus sur leur plongée dans la boîte noire des politiques territoriales, ils racontent, presque toujours avec passion, leur combat incessant pour monter des projets, pour agir et pour transformer le « système » de l’intérieur. Ils décrivent un univers de négociations et de partenariats saturés de tensions territoriales et d’injonctions contradictoires. Sur tous les dossiers, on les interpelle pour jouer un rôle d’arbitre et de juge de paix. On les somme, invariablement, de proposer des solutions, de bousculer les habitudes et de faire bouger les lignes.

L’étude de la fabrique des politiques publiques locales est souvent focalisée sur les dysfonctionnements bureaucratiques et les résistances au changement. Les schémas explicatifs y questionnent le clientélisme et l’idéologie partisane en évoquant d’abord les jeux de domination et d’instrumentalisation en présence. On trouve dans cette tradition analytique critique des auteurs qui plaident explicitement pour une « analyse localisée du politique » afin de mettre en évidence le lien entre l’agir politique et les structures sociales locales7. La démarche se situe dans la tradition des travaux de Pierre Bourdieu : l’analyse sociologique des « effets de lieu » a pour fonction de dévoiler et de dénoncer les stratégies de domination et de reproduction du système politique.

Notre approche par les dispositifs d’enthousiasme permet d’appuyer « l’analyse localisée » sur ses ressorts symboliques sensibles et sur ce qui fait la fragilité paradoxale de cette domination. L’esprit des lieux est certes conditionné par les règles sociopolitiques et culturelles que les dominants imposent pour contrôler l’ordre social, le fameux « consensus ambigu » qui euphémise la violence du pouvoir local8. Mais l’atmosphère territoriale est aussi alimentée de souvenirs, d’attitudes et de traditions qui sont propres à chaque écosystème et à l’histoire de ses institutions. Lorsqu’ils traduisent les demandes en problèmes publics, les élus doivent dès lors perpétuer ces codes dans leurs discours et dans leur façon de faire des politiques. Ils sont alors dans ce moment singulier où de nouvelles représentations des priorités de l’action publique locale doivent être formulées, comprises et acceptées. Dans l’acte de gouverner à l’échelon local, les élus déploient leur fonction de médiation en formulant toujours des images partagées sous le signe de leur attachement émotionnel à la collectivité. Sous le prisme des émotions, la médiation est à alors tout à la fois territorialisée et personnalisée.

Les émotions premières des élus locaux impactent considérablement leur façon d’exercer le pouvoir, et ce aussi bien en termes d’incarnation que de médiation. L’approche par les dispositifs d’enthousiasme ne donne certes pas de clef de lecture directe sur l’agir politique local mais elle nous rappelle utilement que la démocratie ne repose pas exclusivement sur des mécanismes et des stratégies de captation du pouvoir. Cette approche fait écho aux travaux proposés en sciences sociales par les penseurs de l’intime 9. L’entrée par la démocratie sensible éclaire des zones d’ombre sur les impuissances et les impasses d’une lecture de l’action publique qui serait trop rationnelle, trop raisonnée, trop comptable ou trop idéologique. Les ressorts de la modernité peuvent aussi être appréhendés en termes de désirs, d’empathie et de confiance. À l’instar du rouge-gorge, les élus locaux appréhendent le territoire dans l’harmonie jamais stabilisée d’une multitude d’accords subtils. Nous dirons ainsi que l’exercice du pouvoir local, avant d’être affaire de domination et de coercition, relève d’abord d’un partage du sensible10. La raison politique des idées se nourrit en permanence des fragilités de l’intime et des affects, dans un rapport esthétique et territorialisé à la communauté.

1Faure Alain, « Les empreintes singulières des émotions premières des élus locaux. Voyage en ego-politique et en démocratie sensible », Lien social & Politiques, no 86, p. 150-172, 2021.

2Abélès Marc, Jours tranquilles en 89. Ethnologie d’un département français, Paris, Odile Jacob, 1989.

3Douillet Anne-Cécile, Lefebvre Rémi, Sociologie du pouvoir local, Armand Colin, 2017.

4Despret Vinciane, Habiter le monde en oiseau, Actes Sud, 2019.

5Le Bart Christian, L’Ego-politique. Essai sur l’individualisation du champ politique, Paris, Armand Colin, 2013.

6Le Bart, Christian, Les émotions du pouvoir : larmes, rires, colères des politiques, Paris, Armand Colin, 2018.

7Granger Christophe, Le Gall Laurent, Vignon Sébastien, Voter au village. Les formes locales de la vie politique, XXe-XXIe siècles, Presses universitaires du Septentrion, 2021.

8Kesselman Mark, Le consensus ambigu : étude sur le gouvernement local, Cujas, Cahiers de l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, 1972.

9Truong Nicolas, Les penseurs de l’intime, L’Aube Le Monde, 2021.

10Rancière Jacques, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Hors Collection, 2000.