Parmi les technologies majeures qui se sont succédé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la blockchain (2009), dont Bitcoin, reste encore mal comprise en dehors de ses applications monétaires. Elle a pourtant déjà des conséquences importantes dans le champ de la création (art, design, jeu vidéo, etc.) à travers le développement, depuis 2015, des « Non Fungible Tokens » (NFT) – à savoir la production d’un certificat numérique infalsifiable et décentralisé attaché à une entité numérique tangible. Contrairement à la pensée des « communs » et à la culture du libre, les NFT promettent de créer de la « rareté numérique » : sans eux, une fois mis en ligne sur le Web, une image, une vidéo, un film ou une musique peuvent être dupliqués et circuler sans aucune possibilité de contrôle. Mis en lumière depuis le début de l’année 2021 par une multitude de ventes aux sommes record (69 millions de dollars pour un NFT de l’artiste Beeple) et par le développement de places de marché spécifiques, les NFT soulèvent des enjeux relatifs à la valeur, à la circulation et à l’exposition des productions artistiques et culturelles.
De Bitcoin à Ethereum : programmer la confiance
Rendu public en 2009, Bitcoin fait suite à un mouvement politique contestataire visant à prouver que le système bancaire, sujet à de multiples crises, peut être remplacé par un protocole informatique, sans tiers de confiance1. Bitcoin fonctionne grâce à un registre public de données – la blockchain (chaîne de blocs) – distribué sur le réseau et contenant l’historique des transactions effectuées. La puissance de calcul des machines permettant de vérifier les transactions donne à la blockchain un caractère irréversible et infalsifiable. Pour la première fois, la blockchain rend possible la production d’artefacts numériques « uniques », s’opposant ainsi au brouillage entre copie et original propre à la computation : cet édifice privatif ouvre ainsi la voie à une valeur économique habituellement impropre aux fichiers numériques.
Si Bitcoin a longtemps concentré l’attention médiatique – la plupart du temps sous l’angle de son utilisation à des fins frauduleuses (ransomwares, trafics illicites, etc.), et a été accusé de spéculation financière ou d’excès de consommation énergétique –, il n’est pourtant que l’un des milliers de « crypto-actifs » qui se sont développés par la suite, et dont certains se distinguent particulièrement sur le plan technique. Contrairement à Bitcoin qui ne se limite qu’à l’aspect monétaire, Ethereum (2015) permet aussi de programmer toute valeur numérique pouvant s’échanger en ligne. Cette plateforme propose de nouveaux protocoles comme les smart contracts (déclenchement automatique de scripts), les DApp (« applications décentralisées »), les ICO (levées de fond participatives) et les tokens (entités numériques infalsifiables). Les blockchains créées depuis Ethereum ne s’inscrivent plus, dès lors, dans l’idée de développer une énième monnaie, mais proposent de nouvelles fonctionnalités liées par exemple à la gouvernance (NEO, 2017) ou à la traçabilité (Chainlink, 2017).
Tokens fongibles et non fongibles (NFT)
Les tokens d’une blockchain ont comme point commun de ne pas pouvoir être dupliqués et contrefaits. Comme les bitcoins ou les ethers, les tokens peuvent être échangés sur le réseau sans l’intervention d’un tiers de confiance traditionnel (banque, notaire, etc.). On peut délimiter plusieurs utilisations des tokens2, qui peuvent selon les cas s’additionner :
– Rémunérer des biens ou services traditionnels (transactional tokens) à la façon des monnaies émises par les États ou des monnaies locales. Ces tokens peuvent être conçus pour ne fonctionner que dans un contexte donné – par exemple au sein d’une plateforme de vente en ligne, d’une plage temporelle (ex. : concert), et/ou d’un territoire géographique (comme pourrait l’être le yuan numérique).
– Rémunérer l’usage de crypto-plateformes et de services associés (utility tokens), comme par exemple le déclenchement d’un smart contract Ethereum. Ces tokens servent avant tout à rémunérer les mineurs de la blockchain sur laquelle le service est implémenté.
– Administrer et gérer des organisations (governance tokens) comme des entreprises, associations, communautés, etc. : le token matérialise ici un droit de vote, ou du moins un pouvoir de décision.
– Authentifier un bien tangible ou numérique (security tokens). Parmi ces tokens, certains peuvent être interchangeables (« fongibles ») pour représenter, par exemple, une place de concert, des actifs financiers (actions), etc. D’autres, au contraire, peuvent être uniques (ils sont alors dits « non fongibles » : Non Fungible Tokens, NFT) pour authentifier des biens rares par l’émission de certificats d’authenticité (œuvres d’art, etc.). Les tokens « fongibles » sont échangeables sur une plateforme de trading (ex. : Binance) – un token étant équivalent à un autre –, tandis que les tokens « non fongibles » (NFT) se retrouvent sur des places de marché de biens (ex. Opensea).
Sur le plan technique, les NFT prennent la forme de blocs d’informations comprenant des métadonnées (auteur, signature, date, type, etc.) attachées à un bien tangible ou numérique. Le domaine juridique et financier a été le premier concerné par les NFT, puisqu’il est possible de « tokeniser » des actifs financiers traditionnels (actions, dettes, investissements, etc.) dans une blockchain. Les tokens d’actifs permettent une gestion « pair-à-pair » (décentralisée) et apportent plusieurs avantages : une ouverture géographique et temporelle (contrairement aux places de marché traditionnelles), une plus grande transparence (le registre des données étant public), et une meilleure efficience permise par la technologie (ex. : versement automatisé de dividendes via un smart contract).
L’économie de l’art et la culture face à la reproductibilité numérique
Les environnements numériques, tout particulièrement depuis le développement du Web à partir de 1993, ont mis à mal la notion de valeur traditionnellement attachée aux biens tangibles rares ou uniques. La question se pose alors, d’un point de vue économique et symbolique, de savoir s’il faut ou non maintenir ce paradigme de la rareté dans les environnements numériques connectés, qui amplifient les enjeux de la « reproduction technique3 » des œuvres d’art induite par les appareils d’enregistrement (appareils photo et caméras)4. En effet, il est dans la nature des médias numériques non seulement de simuler et de remixer n’importe quel média5, mais aussi de pouvoir dupliquer des données.
Les partisans d’une libre circulation des contenus numériques soutiennent qu’il est politiquement et/ou techniquement inutile de s’opposer à leur duplication. Plusieurs propositions ont été avancées : usage de licences dites « libres » pour permettre des usages granulaires (l’organisation Creative Commons est cofondée en 2001 par le juriste Lawrence Lessig), ancrage de la valeur des items numériques dans des biens tangibles ou évènements (impressions, disques, goodies, concerts, expositions, etc.), mise en place d’une « licence globale » (2001) fonctionnant sur le principe d’une taxe redistribuée aux artistes, ou appel aux dons et contributions de communautés (crowdfunding, 2006).
De leur côté, les tenants d’une « monétisation » des œuvres et contenus culturels numériques ont inventé de nombreuses stratégies de contrôle et de diffusion. Une première piste consiste à « délimiter » (singulariser) les fichiers numériques pour chercher à établir une distinction entre une copie et un original. Les premières formes de signature numérique apparaissent dans les années 1980, mais ont pour défaut d’être dépendantes de systèmes propriétaires. Face au succès des plateformes comme Napster (1999), The Pirate Bay (2003) ou YouTube (2005) où se partagent des fichiers protégés par droits d’auteurs, les gouvernements et entreprises ont mis en place de multiples systèmes de surveillance et de sanction (Digital Millennium Copyright Act, 1998 ; DADVSI, 2006 ; Google Content ID, 2007 ; HADOPI, 2009). Une autre solution pour valoriser économiquement les productions numériques est le développement de plateformes commerciales permettant d’acquérir facilement des licences de consultation, à la demande ou par abonnements, de musiques, films, jeux vidéo, applications, etc. (Pandora, 2000 ; iTunes, 2001 ; Spotify, 2006 ; Netflix, 2007 ; App Store et Google Play, 2008 ; Kindle Unlimited, 2014 ; Xbox Game Pass, 2017). Dans cet écosystème, le droit d’utilisation est nominatif, incessible et limité dans le temps : il s’arrête à la fin de l’abonnement ou au plus tard à la mort de son détenteur6. Les NFT peuvent remédier à cette limite en garantissant un droit d’accès transmissible (par héritage, revente, etc.).
Ces éléments de cadrage historique montrent que le concept d’original n’est pas antérieur à celui de copie, mais n’apparaît vraiment que lorsque des techniques rendent possible la reproduction mécanisée. Sur le plan juridique, la notion d’« œuvre originale », apparue il y a plus de 100 ans avec l’instauration du « droit de suite » dans la loi française7, reste instable voire obsolète au vu de la multiplicité des formes d’art et de techniques (hier : photographie, fontes de sculpture ; aujourd’hui : performance, art numérique, etc.). De nombreuses formes d’art ont d’ailleurs contesté les notions d’original et de copie, qu’on pense par exemple à l’Art Minimal (1965), à l’Art Conceptuel (1965), au Land Art (1968) ou au Net Art (1995).
L’art à l’ère
de la pop culture Web
Aujourd’hui, le marché de l’art reste marqué par la domination des foires et des galeries, comme ArtPrice (1997) ou les maisons Christie’s et Sotheby’s. Parallèlement, le développement des médias sociaux (Facebook, 2004 ; Twitter, 2006 ; Instagram, 2010 ; TikTok, 2016) offre aux artistes la possibilité de créer un lien direct avec leur public et d’augmenter leur visibilité. Plus fondamentalement, avec le développement des médias sociaux, la valeur économique d’une œuvre ne repose plus seulement sur les espaces de légitimation traditionnels (galeries, musées, centres d’art), mais aussi sur la mesure de sa circulation en ligne (likes, retweets, etc.). Le like est inventé par Facebook en 2009 comme une alternative à l’hyperlien (URL) au profit d’une quantification de l’attention et des émotions8 : se joue ici une tension entre la « valuation artistique » (définie par les chercheurs Yves Citton et Anne Querrien comme un « travail d’attention constitutif d’un processus de valorisation active d’un certain domaine perceptif9 ») et la « valorisation marchande » (pouvant être amplifiée par des dynamiques virales). N’importe quel item numérique « populaire » (massivement liké et partagé) peut devenir une œuvre, qu’on pense par exemple à l’émergence de la culture « meme » à la fin des années 1990. L’amateur d’art « éclairé » est remplacé par une foule d’individus plus ou moins anonymes « baignant » dans un environnement numérique où les frontières entre art et pop culture sont poreuses.
Dans ce contexte, les NFT vont faciliter la vente d’œuvres d’art « traditionnelles », mais vont aussi – et surtout – conférer une valeur marchande à une multitude d’artefacts numériques. Avant l’apparition des NFT à partir de 2015, la légitimité symbolique des items de la culture Web (memes, tweets, posts Instagram, assets de jeux vidéo, morceau de musique, code source d’un programme, etc.) ne pouvait pas trouver de pendant financier spécifique en raison de l’impossibilité de commercialiser une production tirant précisément sa valeur du fait d’être massivement diffusée et réplicable. Les NFT vont combler ce manque en permettant d’identifier (et donc de rétribuer) l’auteur d’un artefact numérique via un certificat de propriété numérique distribué sur le réseau. De plus, les NFT facilitent l’achat des artefacts numériques car ces derniers peuvent être acquis en cryptomonnaies, qui ont pour avantages de fonctionner nativement sur le Web (sans frais de conversion) et de résister à la censure et à l’inflation10.
Deux initiatives pionnières, CryptoPunks et CryptoKitties, ont exploité la capacité de la blockchain à rendre « uniques » (à signer) des images numériques. CryptoPunks (Larva Labs, 2017) est un set de 10 000 images de 24 × 24 pixels faisant écho à l’esthétique 8-bits du retrogaming. Distribués gratuitement via la plateforme Ethereum, les CryptoPunks ont inspiré la création du standard technique « ERC-721 » (2017) dédié aux NFT, et sont désormais considérés comme des œuvres de premier plan11. CryptoKitties (Axiom Zen, 2017) est une collection (collectible) de « chatons numériques » uniques pouvant se reproduire. Ces productions ont depuis atteint des sommes record12, en partie parce que la valeur des cryptomonnaies a bondi ces dernières années : en juin 2021, le CryptoPunk « Alien » a été cédé par Sotheby’s pour 11,8 M$ à Shalom McKenzie, (premier actionnaire d’un opérateur de paris en ligne), et de manière plus institutionnelle VISA a acquis le Cryptopunk « #7610 » pour 150 000$ en août 2021. En septembre 2018, le CryptoKitty « Dragon » a été vendu pour 600 ETH (170 000$).
Selon Bryce Bladon, cofondateur du studio Axiom Zen, « il peut sembler idiot de voir quelqu’un dépenser des milliers de dollars pour un chaton numérique, mais cela n’est pas si différent de quelqu’un qui dépense des milliers de dollars pour une toile tachée de peinture à l’huile13 ». Dans des vies de plus en plus connectées, collectionner un NFT pour en faire un avatar devient alors un puissant marqueur social14 : là où l’identité en ligne d’un individu se résume habituellement à une image de profil et à un pseudo, la certification de propriété d’un NFT (d’un avatar CryptoPunk, par exemple) apporte un élément de distinction de plus en plus important. Depuis l’apparition des logins sociaux (Facebook Connect, 2008 ; Google Sign In, 2015, Sign in With Apple, 2019), l’identification sur le Web s’est simplifiée tout en permettant l’interconnexion des données (statut, photo de profil, âge, etc.). Fonctionnant sur le même principe mais de façon décentralisée, le portefeuille (wallet) Metamask (2016), associé au programme collab.land (2020), permet de certifier ou non la propriété d’un NFT : « Login with Metamask » pourrait ainsi devenir un nouveau standard de connexion sur le Web.
Après une période marquée par de nombreux débats entourant la spéculation financière (DEFI, DEcentralized FInance) et la consommation énergétique des cryptomonnaies, l’année 2021, en raison de la crise du Covid qui a accéléré les échanges en ligne, a vu de nombreux exemples de NFT faire la une des mass médias : un morceau de circuit du jeu vidéo F1® Delta Time a été vendu en décembre 2020 à 223 000 € (son propriétaire gagnant de l’argent passivement grâce aux autres joueurs) ; un clip vidéo du basketteur LeBron James a été vendu 100 000$ en janvier 2021 ; une image du visage de l’actrice Lindsay Lohan a été acquise pour 17 000$ (et a été revendue contre 57 000 €) ; le meme Nyan Cat a été commercialisé par Chris Torres en février 2021 pour 300 000$ (300 ETH) ; le premier tweet jamais publié a été cédé par Jack Dorsey pour 2,9 M$ en mars 2021 ; McDonald’s a fait gagner 20 NFT de vidéos promotionnelles en avril 2021 sur la plateforme OpenSea ; et en juin 2021 le code source (libre de droits) du Web a été mis aux enchères par Sotheby’s à l’initiative de son créateur Tim Berners-Lee et a trouvé preneur pour 5,4 M$.
Les plateformes du CryptoArt
Des maisons de vente aux enchères (Sotheby’s et Christie’s notamment) se sont appuyées sur l’engouement pour les NFT pour augmenter leur chiffre d’affaires. L’exemple le plus connu est la vente par Christie’s, en mars 2021, de l’œuvre Everydays de l’artiste Beeple pour 69 M$ (ce qui le place désormais dans le top 3 des artistes vivants les plus cotés), qui a été cédée à un investisseur basé à Singapour ayant fait fortune grâce aux cryptomonnaies. Ce collage numérique comprend 5 000 images postées sur Instagram par l’artiste depuis 14 ans (où il possède 2,5 millions de followers), parfois en collaboration avec des entités comme Vuitton, Nike, ou Katy Perry.
Si la plupart des ventes de NFT artistiques concernent des artistes peu connus en dehors des médias sociaux, on assiste toutefois à la multiplication d’initiatives venant d’acteurs déjà légitimés par les espaces traditionnels du monde de l’art15. L’artiste Damien Hirst, par exemple, a annoncé en juillet 2021 le lancement de The Currency Project, une série de 10 000 pièces colorées au façonnage évoquant les billets de banque, et dont les acheteurs devront choisir au bout de deux mois s’ils souhaitent conserver leur acquisition à 2 000 $ sous forme tangible (peinture à l’huile) ou en NFT (stockés dans la blockchain par la plateforme Palm NFT). Autre exemple mettant en scène la tension entre « valorisation » et « valuation » : le pionnier de l’art numérique Fred Forest a mis aux enchères en juin 2021 une œuvre en NFT intitulée Archeology (une reprise de son travail Parcelle/Réseau développé il y a 20 ans), dont la mise à prix est ajustée en temps réel pour être supérieure de 1$ à tout NFT acquis précédemment.
Communément regroupés sous l’appellation de CryptoArt, des artistes vont explicitement positionner leur activité via la vente de NFT. La plupart sont des artistes « émergeants » (Kathryn, Swan, FEWoCIOUS, Hackatao, etc.), très impliqués dans les liens avec leurs communautés de fans, et dont les productions s’échangent sur des plateformes de vente spécifiques à l’art et/ou à la collection, pour la plupart basées sur Ethereum (SuperRare, 2018 ; Nifty Gateway, 2018 ; OpenSea, 2019 ; Palm, 2021 ; Binance, 2021 ; Shopify, 2021). Prenant de la distance vis-à-vis de ces plateformes plus ou moins « généralistes » et peu concernées par les questions écologiques, d’autres artistes, plus « installés » (Memo Akten, Joanie Lemercier, Golan Levin, etc.), se sont regroupés pour créer leurs propres espaces de vente tels que la plateforme open source Hic and Nunc (2021). Dans un ancrage politique revendiqué, cette démarche leur permet de s’autonomiser du monde de l’art traditionnel en maîtrisant l’ensemble de la chaîne de distribution, que ce soit au niveau du développement technique (NFT interactifs ou animés), ou de la réduction des frais de commissions et des coûts énergétiques des transactions (Hic and Nunc repose sur la blockchain Tezos, créée en 2018, bien moins énergivore que Ethereum). Outre le fait d’attirer de nouveaux acquéreurs venant plutôt du champ technologique, les plateformes NFT sans curation mettent en valeur des artistes habituellement écartés du monde de l’art en raison de leur provenance géographique16 (Amérique du Sud17, Asie, etc.).
Synthèse des enjeux des NFT
L’engouement financier envers les NFT a entraîné une médiatisation intense ainsi qu’une polarisation du monde de l’art18, ce qui rend difficile une lecture nuancée de leurs enjeux. Nos premiers constats sont les suivants :
– Authentification. La blockchain permet de créer une « signature numérique » infalsifiable et va donc à l’encontre de la capacité du code informatique à être dupliqué, partagé, modifié. Le cas des productions « nativement » numériques (fichier d’image, tweet, item de jeu vidéo, etc.) est particulièrement intéressant puisqu’il n’existe pas de mécanisme comparable aux NFT permettant d’en faire des œuvres « uniques » ou « originales » (à la façon des « tirages d’artistes » de photographies) – un NFT pouvant exister en petite série numérotée. Le certificat d’authenticité est toutefois lié à la plateforme sur laquelle il est acquis, ce qui pose des problèmes potentiels de confiance (un même fichier pourrait par exemple être vendu sans l’autorisation de l’artiste et/ou sur deux plateformes différentes) et de pérennité (les URL renvoyant aux œuvres étant mouvantes19, contrairement aux rares NFT « on chain » où les œuvres sont entièrement stockées dans la blockchain).
– Désintermédiation. La décentralisation propre à la blockchain permet à des artistes de se regrouper pour construire leurs propres plateformes de vente, et donc de s’émanciper du monde de l’art traditionnel (commission des galeries et limitation des expositions). Les plateformes en ligne, même autogérées, représentent cependant une autre forme d’intermédiaire voire de centralisation – la valeur du NFT étant corrélée à la légitimité de la plateforme et à la blockchain sur laquelle elle repose.
– Redistribution. La plupart des plateformes rémunèrent les artistes en cas de reventes multiples via des smart contracts. À titre d’exemple, SuperRare prélève une commission de 15 % sur les ventes, et les marchés secondaires permettent aux artistes d’obtenir une rétro-commission de 10 %. Mentionnons également l’émergence de services dédiés au second marché des NFT, comme par exemple eBay qui a mis en place en mai 2021 une section dédiée (« Objets de collection numériques et cryptographiques »).
– Pollution. Certains artistes (Memo Akten, Joanie Lemercier, Jacqueline « Jisu » Choe) pointent le coût énergétique de l’encodage des données dans Ethereum20. Ce constat pourrait toutefois être nuancé dans le cas de blockchains moins énergivores comme Tezos (2018), qui utilise le protocole Proof-of-Stake. La plateforme Hic and Nunc (2021) met ainsi en avant les productions vendues sous l’expression de « #CleanNFT ».
– Programmation. La blockchain permet de programmer de la monnaie, des actions, etc., ce qui rend possible l’élaboration de nouveaux scénarios et modèles économiques21 spécifiques à une œuvre ou à un service. Plusieurs artistes ont ainsi mis en évidence les paradoxes de la blockchain et des NFT22, avec d’un côté des promesses d’équité et de responsabilité, et d’autre part des implémentations souvent capitalistes : Plantoid (Primavera De Filippi, 2016), qui met en scène des machines capables de se reproduire via des smart contracts et de se comporter comme des DAO (Distributed Autonomous Organisation), ou Terra0 (Paul Kolling, Paul Seidler, Max Hampshire, 2016), qui vise à créer une forêt « augmentée » en Allemagne dont des smart contracts régulent les entrées et sorties.
Du CryptoArt au CryptoGaming :
vers le « play-to-earn »
Les NFT artistiques sont un révélateur des ambiguïtés des technologies blockchain : leur caractère spéculatif fait que leurs implémentations sont souvent fortement capitalistes, mais leurs caractéristiques d’ouverture et de décentralisation promettent beaucoup en termes d’équité et de responsabilité. Le champ des possibles est considérable23, et reste encore trop peu exploité par les plateformes de vente de NFT – l’usage de la blockchain se limitant souvent au système de distribution24.
Les vrais potentiels économiques des NFT pourraient toutefois émerger non pas du champ de l’art qui, jusque-là, a concentré le plus d’intérêt médiatique, mais de celui du jeu vidéo. En effet, le jeu vidéo est de loin le premier secteur culturel en termes économiques, et génère en 2021 un chiffre d’affaires de 300 milliards de dollars pour 2,7 milliards de joueurs. Ce dernier a connu de nombreuses mutations ces dernières années25, ce qui en fait un observatoire de changements sociétaux plus larges : abonnement, streaming, micro-transactions (DLC et loot boxes), e-sport, etc.
Un exemple clé va nous permettre de mieux comprendre l’intérêt des NFT pour le jeu vidéo. Lancé en 2018 par des adeptes de CryptoKitties basés au Vietnam et aux Philippines, Axie Infinity (studio Sky Mavis) propose d’acheter et de collectionner des NFT d’animaux numériques (Axies), sortes de Pokémons qui s’affrontent au tour par tour. Contrairement aux jeux vidéo traditionnels où l’accès nécessite de débourser une somme définie par l’éditeur, ici le joueur doit acquérir au minimum trois Axies au sein d’une place de marché dédiée, où les prix ne sont définis que par l’offre et la demande (350$ minimum par Axie en juillet 2021, avec des valeurs pouvant dépasser les 240 000$)26. Au premier semestre 2021, Axie Infinity est rapidement devenue la principale plateforme d’échange de NFT en attirant plus d’un million de joueurs.
En jouant, les utilisateurs génèrent (« minent ») des tokens propres au jeu, les SLP (Smooth Love Potions). Cette activité (« play-to-earn27 ») peut représenter pour eux, en août 2021, près de 25$ par jour pour quelques heures de jeu, soit plus de 3 fois le salaire médian philippin (la majorité des joueurs étant de ce pays). Les SLP peuvent être utilisés à l’intérieur du jeu pour acquérir divers items mais aussi pour reproduire les Axies entre eux (breeding) et augmenter l’offre (supply chain). Plus intéressant encore, ces mêmes tokens peuvent être envoyés en dehors du jeu sur diverses plateformes de trading de cryptomonnaies. Le modèle économique du play-to-earn a engendré des transformations sociales importantes dans les pays où les joueurs sont implantés, à tel point qu’à l’été 2021, aux Philippines (là où le jeu Axie est le plus implanté), on dénombre davantage de comptes (wallet) en SLP que de comptes bancaires28 – les SLP pouvant désormais servir à payer un loyer, des biens tangibles, etc29. Le paradigme du play-to-earn a donné naissance à des « guildes » comme Yield Guild Games (YGG) qui jouent le rôle d’intermédiaire entre « managers » (possesseurs de NFT) et joueurs30 : s’ils ne peuvent pas acheter les Axies (sous forme de NFT), ces derniers étant trop onéreux, les joueurs peuvent les « louer » (scholarship) afin d’en tirer un revenu.
Les DAO : vers de nouveaux modèles de gouvernance ?
La gouvernance du jeu Axie, hiérarchique pour le moment (comme la plupart des jeux où l’éditeur décide de tout), devrait à terme fonctionner sous la forme d’une DAO (organisation décentralisée) : une commission de 4,25% sur les transactions alimente une trésorerie, pour l’instant bloquée31, qui sera gérée par les « stakers » (joueurs bloquant une part de leurs gains sous la forme de tokens s’apparentant à des parts sociales32). Il importe tout de même de noter que la plupart des joueurs ne possèdent pas leur « outil de travail », et que le modèle économique global est encore très instable.
D’autres exemples liés aux NFT pourraient préfigurer de nouveaux modèles économiques et modes d’organisation. Des consultants en CryptoGaming proposent ainsi leurs services sous la forme d’un jeton NFT à prix fixe donnant droit à une séance de conseil par semaine et qui, s’il est revendu, apporte une plus-value de 50 % à son émetteur33. Autre exemple : la série animée Stoner Cats, au doublage réalisé par des stars hollywoodiennes et par Vitalik Buterin (le fondateur de Ethereum), a été financée en juillet 2021 sous forme de 10 000 NFT à 0,35 ETH (785$) chacun. Chaque token donne accès aux épisodes du show, pourra être revendu (moyennant une rétrocession de 2,5 % à l’équipe du projet), et servira à terme à créer une DAO dédiée au développement de nouvelles séries animées. Alors que l’on observe ces dernières années un regain d’intérêt pour les sociétés coopératives et participatives, et plus largement pour des structures organisationnelles moins capitalistes et hiérarchiques, les DAO pourraient autoriser davantage de souplesse et s’appliquer à d’autres champs que les entreprises – le système de valeur et de redistribution pouvant être discuté et (re)codé. Reste à savoir si le capitalisme « décentralisé » est moins vorace que son actuel pendant bancaire, et si le communisme34 est encodable dans le libéralisme.
1 Guillaume Helleu, Anthony Masure, « Total Record. Les protocoles blockchain face au post-capitalisme », Multitudes, no 71, 2018, www.anthonymasure.com/articles/2018-05-total-record-blockchain
2 Michael Lewrick, Christian Di Giorgio, Au cœur de la Blockchain. Explorez le nouveau champ des possibles, Paris, Payot, 2019.
3 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique [1939], trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac, revue par Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 2007.
4 Pierre-Damien Huyghe, Le cinéma Avant Après, Grenoble, De l’Incidence, 2012.
5 Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias [2001], trad. de l’anglais par Richard Crevier, Dijon, Les Presses du réel, 2010.
6 Guillaume Champeau, « Bruce Willis n’attaquera pas iTunes, en fait », Numerama, 2012, www.numerama.com/magazine/23584-bruce-willis-n-attaquera-pas-itunes-en-fait-maj.html
7 Jean Aittouares, « Des reproductions très originales », Gazette Drouot, 2016, www.gazette-drouot.com/article/des-reproductions-tres-originales/8982
8 Olivier Ertzscheid, « Le like tuera le lien », Affordance, 2010, https://affordance.typepad.com/mon_weblog/2010/05/le-like-tuera-le-lien.html
9 Yves Citton, Anne Querrien, « Art et valuation. Fabrication, diffusion et mesure de la valeur », Multitudes, no 57, 2014, p. 7-19, www.cairn.info/revue-multitudes-2014-3-page-7.htm
10 Ludovic Lars, « Bitcoin est-il une pyramide de Ponzi ? », Journal du Coin, août 2021, https://journalducoin.com/bitcoin/bitcoin-est-il-une-pyramide-de-ponzi
11 Alice Robert, « Natively Digital. CryptoPunk 7523 », Sotheby’s, juin 2021, www.sothebys.com/en/buy/auction/2021/natively-digital-cryptopunk-7523/cryptopunk-7523
12 Andrew R. Chow, « NFTs Are Shaking Up the Art World—But They Could Change So Much More », Time, mars 2021. https://time.com/5947720/nft-art
13 Simon Chandler, « ’CryptoKitties Are Digital Art’: Talking Cats, Crypto with Axiom Zen », CryptoNews, mars 2018, https://cryptonews.com/exclusives/cryptokitties-are-digital-art-talking-cats-crypto-with-axio-1326.htm
14 Kyle Chaika, « Why Bored Ape Avatars Are Taking Over Twitter », The New Yorker, juillet 2021, www.newyorker.com/culture/infinite-scroll/why-bored-ape-avatars-are-taking-over-twitter
15 Pour une précieuse chronologie détaillée des NFT artistiques, voir : Aude Lenay, « Ce que la tokenisation fait à l’art », dans : RYBN (dir.), The Great Offshore, Paris, UV, 2021, p. 319-337.
16 Lev Manovich, « My notes on NFT art phenomenon », Facebook, juin 2021, www.facebook.com/lev.manovich/posts/10160336091277316
17 Claire L. Evans, « Inside Brazil’s DIY, eco-friendly NFT art marketplace », Restofworld.org, mai 2021, https://restofworld.org/2021/inside-brazils-diy-nft-art-marketplace
18 Baptiste Condominas, « Crypto-art : pourquoi les NFT divisent la communauté artistique », RFI, juillet 2021, www.rfi.fr/fr/culture/20210731-crypto-art-pourquoi-les-nft-divisent-la-communaut%C3%A9-artistique
19 Jamie Redman, « NFT Criticism Heightens: Skeptic Calls Tech a “House of Cards”, Claims NFTs Will be “Broken in a Decade” », Bitcoin.com, mars 2021, https://news.bitcoin.com/nft-criticism-heightens-skeptic-calls-tech-a-house-of-cards-claims-nfts-will-be-broken-in-a-decade
20 « The Uncanny Valley. Episode V. Toward a New Ecology of Crypto Art: A Hybrid Manifesto », Flash Art, février 2021, https://flash—art.com/2021/02/episode-v-towards-a-new-ecology-of-crypto-art
21 Antoine Verdon, « Blockchain et nouvelles espèces numériques », Le Temps, novembre 2017 www.letemps.ch/economie/blockchain-nouvelles-especes-numeriques
22 Ruth Catlow, Marc Garrett, Nathan Jones, Sam Skinner, Artists Re:Thinking the Blockchain, Liverpool, Torque / Furtherfield, 2017. Voir aussi le cycle de rencontres « New Kids On The Blockchain » organisé par Marie Lechner, Anthony Masure et Clémence Seurat à la Gaîté Lyrique (Paris) de novembre 2018 à juin 2019, et soutenu par le DICRéAM : http://blockchainkids.xyz
23 Voir : Jesse Damiani, « Proof of Art. A brief History of NFT’s, From the Beginnings of Digital Art to the Metaverse », exposition du 10 juin au 15 septembre 2021, Linz, Francisco Carolinum, www.cryptovoxels.com/events/345 et Ruth Catlow, Cadence Kinsey, Rob Myers, Studio Hyte, A Blockchain Art History Timeline? A feasibility study, Furtherfield / UCL, 2020.
24 Aude Launay, « Another Block in the Chain », dans : André Hemer, The Imagist & the Materialist, Vienne, Painting Diary, 2019.
25 « Video Games and their Brave New World », Three Body Capital, juillet 2021, https://threebody.capital/blog/2021/7/30/video-games-and-their-brave-new-world
26 Disclaimer : les auteurs de cet article ont acquis plusieurs NFT du jeu, afin de mieux comprendre son fonctionnement et son modèle économique.
27 « Joue pour gagner (Play to Earn) | Le jeu NFT Axie Infinity aux Philippines », YouTube, mai 2021, https://youtu.be/Lg5C2EbYueo
28 Leah Callon-Butler, « Some Filipino Merchants Prefer Payment in Axie’s SLP », Coindesk, août 2021, www.coindesk.com/markets/2021/08/25/some-filipino-merchants-prefer-payment-in-axies-slp
29 Tonberry, « BlackPool Academy Community Newsletter #2 », BlackPool, août 2021, https://blog.blackpool.finance/blackpool-academy-community-highlights-2/
30 Yield Guild Games, « Yield Guild Games Whitepaper: Four Big Takeaways », Medium, juin 2021, https://medium.com/yield-guild-games/yield-guild-games-whitepaper-four-big-takeaways-d3e44172609b
31 Justin Barlow, « Axie Infinity: A Deep Dive », The Tie, juillet 2021, https://research.thetie.io/axie-infinity
32 « Official Axie Infinity Whitepaper », décembre 2020, https://whitepaper.axieinfinity.com/d-a-o
33 « Whoopdeedoo56’s Breeding Pass: Top Tier », Rarible.com, https://rarible.com/token/0xd07dc4262bcdbf85190c01c996b4c06a461d2430:644007
34 Mark Alizart, Cryptocommunisme, Paris, Puf, 2019.
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