69. Multitudes 69. Hiver 2017

Vers une laicisation stupéfiante

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Entretien réalisé par Didier Muguet, Frédérique Pasquier, Josep Raffanell I Orra« Pour un 8 mg, je prends une pompe de 2 ml, j’écrase d’abord le cachet, puis dans la cuillère je le mélange à l’eau en remuant avec le capuchon de ma pompe. Je chauffe un tout petit peu parce qu’il me semble que j’arrive à éliminer ainsi un petit peu de l’excipient du cachet, l’amidon de maïs. Je chauffe à peine, évidemment, parce que sinon ça gélifie et tu peux balancer ton shoot. Je fais surtout attention au filtrage: je filtre avec un quart de filtre de clope. Si j’ai une aiguille démontable, j’en profite pour ajouter un deuxième filtre en coton entre la pompe et l’aiguille. Si je compare avec certains potes qui mettent le cachet et l’eau dans la pompe et qui se contentent de secouer pour dissoudre le cachet, j’obtiens une préparation bien plus propre qu’eux. » [[Tout comme Asud nous attirons l’attention du lecteur sur le danger que suppose l’injection du Subutex®. Sa composition prévoit un usage par voie sublinguale. Son injection peut comporter des risques sérieux.

Coco, Tankeurs de Subu, dans Asud Journal.

ALICE – À quel moment et dans quel contexte émergent les premiers groupes auto-support d’usagers de drogue en France ?

FABRICE OLIVET – Asud s’est créé en 1992. Pour les gens, un toxicomane c’était quelqu’un qui rechutait en permanence, quelqu’un de complètement irresponsable. Avec l’extension de l’épidémie du Sida il y a eu un mouvement de panique des pouvoirs publics : il fallait s’occuper des usagers car ils devenaient un vecteur essentiel de contagion. C’est là qu’on a commencé à faire de la réduction des risques. La première mesure date de 1987, avec le décret Barzac, qui prévoit la mise en vente libre des seringues en pharmacie. La substitution et l’auto-support sont venus dans la foulée : en 1992, certains usagers de drogues commencent à s’intéresser à ce qui se faisait à l’étranger en termes d’auto-support. Ils créent une association et un journal de prévention.

ALICE – Quels ont été les rapports entre Asud et les institutions médicales, psychiatriques et policières ? Peut-on parler d’une certaine identité « toxico » sécrétée par ces institutions, à partir de ou contre laquelle s’est construite la figure de « l’usager expert » ?

FABRICE OLIVET – On a essayé de se construire contre cette image de toxico qui est un pur produit de la loi de 1970 [[La loi dite de 1970 est un ensemble législatif d’exception qui se rapporte aux faits d’usage et de trafic des substances illicites. Il existe un collectif (dont Asud fait partie) pour l’abrogation de la loi de 1970, et en premier lieu de l’article L 630 qui « interdit de présenter les substances sous un jour favorable », ce qui de fait interdit tout débat et informations sur les produits et leur usage. et un pur produit du soin, puisque même l’étymologie du mot renvoie à la maladie, à la maladie psychiatrique. Ça ne concerne pas seulement le secteur du soin, c’est la société tout entière qui a produit cette image. Le toxicomane a une connotation de malade chronique, le drogué a une connotation de délinquant. Pervers et délinquant. C’est contre ces deux images qu’on a essayé de se construire. C’est là qu’apparaît la notion d’expertise de l’usager citoyen. Par ailleurs, les pouvoirs publics savent très bien que l’usager a un savoir sur les techniques de l’usage de drogue, c’est pourquoi, dans le cadre de la lutte contre le sida, on nous a autorisé à exister en tant qu’association. Mais c’est surtout la question de la citoyenneté qu’on a mise en avant. Il y a un groupe belge qui s’appelle « Citoyen comme les autres » avec l’idée que l’usager de drogue, mise à part sa singularité, n’est pas différent du reste de la société. D’où ma difficulté à aborder la question de la communauté. Pour qu’il y ait communauté, il faut qu’il existe une différence objective. Je pense à ces noirs américains qui font des groupes d’auto-support dans la communauté noire. En ce qui concerne les usagers de drogue il n’y a rien qui les définisse objectivement, il n’y a rien que des pratiques. La communauté d’usagers est essentiellement le produit de la répression. Notre objectif est de lutter contre cette répression et de rentrer dans un cadre de droits communs, avec des droits et des devoirs. Ça fait un peu premier de la classe, mais j’insiste là-dessus. Nous sommes une association loi 1901 et l’on doit fonctionner dans le cadre de la législation française, y compris de la loi de 1970, qui interdit l’usage de drogue : ce qui explique que dans la charte de notre association est précisé que la consommation dans nos locaux est interdite. Après, les gens font ce qu’ils veulent dans leur vie privée. Pour finir, nous n’avons aucun rapport avec la police, sauf lorsqu’un militant d’Asud, à titre privé, se retrouve au placard parce qu’il s’est rapproché de la consommation de drogue d’une manière trop visible. Je voudrais juste ajouter qu’au début de la politique de réduction des risques, le secteur des soins nous â aidés. En 1993, alors que Simone Veil était Ministre de la Santé, le collectif « Limiter la casse » [[« Limiter la casse », collectif d’associations, aujourd’hui disparu, regroupait des militants de la lutte contre le sida des usagers de drogue et des médecins pionniers de la substitution. nous a permis une certaine impulsion. Depuis que la gauche est revenue, un écart s’est creusé sur une question politiquement essentielle : la reconnaissance de nos droits à consommer certains produits. On n’entend plus parler les pionniers de la réduction des risques, ils ont un autre discours. Maintenant, leur discours c’est : « Avant de changer la loi, il faut convaincre la société de la nécessité de changer cette loi. Donc, motus et bouche cousue sur la loi de 70 ». Nous, on ne peut se taire sur ce sujet qui est un scandale permanent.

ALICE – Quand tu dis nous, c’est qui ?

FABRICE OLIVET – Nous, c’est Asud, association loi 1901. Certains nous disent qu’on prétend représenter des drogués et que les drogués qu’ils connaissent ne disent pas la même chose. Évidemment, on prétend représenter Asud, les gens qui adhèrent à Asud, et un certain nombre de choses élaborées en commun. On n’a jamais prétendu représenter tous les usagers, cela voudrait dire que tous les usagers fonctionnent de la même façon parce qu’ils sont usagers. Par contre, nous sommes tous des usagers et notre parole est une parole d’usager.

ALICE – Quelles sont aujourd’hui les actions d’Asud ?

FABRICE OLIVET – Asud n’est pas une grosse association. C’est un journal tiré à vingt mille exemplaires. C’est douze associations réparties sur toute la France. Les salariés représentent une vingtaine de personnes à mi-temps. On essaie de faire une action de réduction des risques et c’est pour cela qu’on est financé en province. Les gens d’Asud en province donnent des conseils de prévention, distribuent des guides comme le petit manuel qu’on a élaboré sur la technique du shoot. Ce sont des brochures qui se placent sur un terrain qui n’avait jamais été exploré publiquement : la technique du shoot. Il a fallu que ce soit Asud qui le fasse. C’est pour cela que, sur la question de l’expertise, je suis mitigé. C’est une expertise par défaut, parce que le système de soins n’assume pas cet espace des techniques des usages de drogue. C’est parce que les autres ne s’y intéressent pas que nous on s’y est intéressé. Alors effectivement on pose des questions d’usagers, c’est certain. Mais cette prévention serait mieux faite si à nos questions répondaient des médecins, des pharmacologues… Cette expertise est aussi un moyen pour être financés. Elle existe tant que la loi ne permettra pas que le système de soins remplisse ce rôle. Pour l’alcool, la réduction des risques existe de fait. On a deux mille ans d’histoire avec l’alcool et les gens en France savent comment gérer l’alcool… Sauf les alcooliques. Et cela c’est du domaine de la maladie. Cela me permet d’insister sur le fait qu’on n’a jamais prétendu qu’il n’y avait pas de gens malades des drogues. Il y en a eu et il y en aura toujours. Mais on pense que c’est minoritaire au sein des gens qui consomment de la drogue. La meilleure façon de gérer c’est de pouvoir en parler… et en consommer.

ALICE – Vous n’avez jamais été impliqué directement dans des dispositifs de soins ?

FABRICE OLIVET – Si, mais encore une fois, par défaut. Par exemple, le truc le plus énorme : il y a eu une salle de shoot créée à Montpellier par Asud. L’idée était de réunir des usagers qui puissent s’injecter dans un cadre sanitaire. Les usagers se sont retrouvés seuls à gérer cette affaire… Ils ont fait ce qu’ils pouvaient, en plus il n’y avait pas de produit injectable, c’était des produits de substitution détournés. Cela s’est terminé par une catastrophe : une overdose. Cette salle a été fermée. C’est vrai que poser la question politique d’une salle de shoot, c’est génial, et surtout que ce soit Asud qu’il l’ait fait. Ce qui est dommage c’est qu’Asud se soit retrouvé tout seul sur ce coup. Depuis trois ans, des usagers font de la réduction des risques, ils sont devenus des professionnels ; Ils gèrent trois boutiques en France et elles sont gérées comme d’autres le sont par des professionnels mais ce sont des militants d’Asud, usagers et ex-usagers. Au départ, ces gens-là n’avaient pas plus de compétences que d’autres.

ALICE – Mais vous participez à une commission…

FABRICE OLIVET – Oui, à la commission nationale des traitements de substitution. Moi je me vois à la commission de substitution comme un syndicaliste en tant que représentant d’usagers de la substitution. Ça ne veut pas dire que je dispose d’un savoir particulier, mais que je suis là en tant que représentant des consommateurs. C’est bien qu’Asud assume cela. L’aspect expertise sous-entendrait que parce que l’on est usager, on est expert. On s’est rendu compte que la drogue en tant que produit n’intéresse pas forcément les usagers : pour certains les histoires de drogue. Ils se défoncent, ils repartent et ils ne veulent entendre parler de rien. Parmi les usagers il y a une minorité qui s’intéresse à la question des drogues en général. Au même titre qu’il y a des gens qui ne sont pas des usagers et qui s’intéressent à la question des drogues. On peut dire que dans ce cas, user des drogues, c’est un plus pour l’expertise. Mais ce n’est pas ce qui fait de toi quelqu’un de compétent en matière de drogue, pas du tout, cela te permet tout au plus de savoir poser les bonnes questions.

ALICE – On a utilisé le mot communauté, mais il faudrait peut-être reparler de ce terme. Nous pensions que nous ne pouvions pas ne pas considérer, d’abord, les substances en elles-mêmes. Ne serait-ce que parce qu’elles permettent de considérer une certaine communauté d’expérience induite par les produits, en deçà des formes de sociabilité, d’échange, autour d’une consommation criminalisée… Est-il possible alors de concevoir cette idée de communauté à partir de laquelle peut émerger un savoir qui renverse les figures du toxico fabriquées par les institutions ? Ne sommes-nous pas là dans un espace où se noue la question du savoir (l’usager-expert) et sa dimension politique ?

FABRICE OLIVET – Cette question me permet de résumer tout ce qui nous gêne dans cette idée de communauté qui contient en même temps la question de la substance. La substance ferait presque partie de nous. On a vécu dans le fantasme de la substance dominatrice, c’est ça qui soutient l’image du drogué. Les gens seraient incapables de résister à la substance. On dit : « la drogue arrive dans un quartier et tout le monde devient junky ». Il n’y a rien à faire. On dit : « le fléau de la drogue », comme la peste. L’être humain est réduit au néant face à ce truc qui prend possession de lui. Alors que nous pensons qu’il est toujours possible de gérer. Alors, effectivement, plus il y a de répression, plus on a du mal à gérer cette substance. À Asud, on pense que l’usager est maître de son destin, c’est lui qui décide de se défoncer et d’arrêter. Évidemment ce n’est pas très populaire, y compris parmi les usagers eux-mêmes. Tu peux décider entre l’agrément absolu de prendre une drogue et le désagrément absolu d’en prendre malgré la répression : la prison…

ALICE – Des usagers, mais aussi des soignants, des flics, disent : « autrefois, les héroïnomanes, c’était facile, maintenant, avec le crack, c’est plus la même chose… » Qu’est-ce que tu en penses, toi, de ces considérations sur le produit lui-même et sur les effets qu’il provoque ?

FABRICE OLIVET – La sociabilité du crack n’est pas la même que la sociabilité de l’héroïne… mais même ça, c’est très relatif. Il y a ceux qui fument occasionnellement du cannabis et ceux qui prennent occasionnellement du crack. Dans vingt ans, s’il y a une nouvelle molécule, les gens diront : « ah oui, mais ça c’était valable il y a vingt ans, quand les gens prenaient du crack, maintenant tout est changé… ». Au fond, c’est toujours l’humain qui choisit. Il y aura toujours des hommes qui décideront de prendre des substances, par contre ce qui fait mal c’est quand des hommes font du mal à d’autres hommes, c’est-à-dire quand ils utilisent ce prétexte de la drogue pour en réprimer d’autres. Une culture de la substance existe, par exemple, chez ceux qui fument du cannabis. Pour eux, c’est bien la substance qui est importante. Et pour eux elle est innocente. Elle est même plus innocente que l’alcool (c’est ce qu’ils développent). C’est la substance qui les domine mais cette substance est une bonne substance. Et puis eux ils sont des millions. Et c’est ce qui me gêne dans le combat uniquement cannabis : on ne s’occupe pas de la répression des drogues, on ne s’occupe pas de la criminalisation des drogués : « le cannabis devrait être normé comme l’alcool ». Ils ne disent pas « la répression des drogues c’est mauvais », mais « il faut sortir le cannabis de la répression ». Si nous allons vers une légalisation du cannabis, c’est très dangereux, parce que la répression va être axée sur nous. On recule de dix ans. Encore une fois, cela permet d’illustrer cette opposition conceptuelle entre les gens qui raisonnent à partir de la substance et ceux qui raisonnent comme nous, d’après l’usage. Il n’y a pas de drogue douce ou dure. Il y a des usages doux ou durs. Il y a aussi des usages doux de crack. Mes propos peuvent sembler aberrants. Je suis conscient qu’il y a des gens qui se retrouvent à cause du crack dans des états… difficilement supportables ! Mais ce qu’il faut, c’est isoler ce qui leur pourrit la vie : la prohibition qui rend cette substance très chère, le fait de les laisser en tête à tête avec les dealers d’un côté et les flics de l’autre. L’impossibilité d’avoir une information sur les substances. Les gens qui vont mal avec le crack sont les gens les plus démunis, ceux qui sont le plus incapables de se planquer. On ne pense pas au cadre qui vient se faire un petit kif au bois de Boulogne. On voit seulement le tapin qui, elle, est là en permanence.

ALICE – Au-delà de la question de la dépénalisation et de la légalisation, des conditions qui sont faites aux usagers (précarisation, répression à outrance, marginalisation, psychiatrisation…), penses-tu que les groupes d’auto-support peuvent contribuer à créer une culture de la consommation moins destructrice et plus partageable, y compris par les non-toxicos ?

FABRICE OLIVET – Je suis entièrement d’accord au niveau des termes. La réponse c’est oui. C’est l’objectif d’Asud : après la guerre à la drogue, la pacification. On peut effectivement donner des pistes. Comment mieux gérer les drogues. La meilleure des préventions en direction des enfants, c’est de les informer sur les substances, de ne pas leur raconter de conneries. Les enfants sont assez balaises pour piger immédiatement. Si on les informait à l’école, comme on a pu le faire sur la sexualité, sur ce que sont les substances, leurs effets, sans masquer leurs effets positifs, on aurait une bonne prévention. Parce que ce n’est pas n’importe qui, qui devient usager ou toxicomane. J’utilise ce terme à bon escient parce qu’il y aura de toutes façons toujours des toxicomanes. Des gens qui se rendront malades avec les drogues, comme il y a des alcooliques. En tout cas il faut informer les jeunes car, y compris ceux qui deviendront toxicomanes, ils vivront d’autant mieux cette toxicomanie. La catastrophe sanitaire de la toxicomanie c’est l’absence d’information. J’ajouterai quelque chose. Souvent, les gens qui parlent de communauté et qui découvrent ce qu’on fait à Asud, ça ne correspond pas à ce qu’ils attendaient. Tout comme ceux qui avaient la vision caricaturale de l’usager en train de traîner une vieille avec un scooter. Le fait de pouvoir voir des usagers « normaux » permet l’identification. Ils se posent ainsi les mêmes questions que nous. On en a marre à Asud de fournir pour la télé le casting des toxicos. La télé qui veut toujours des témoignages bien saignants. Et, là, les gens ne s’identifient pas, c’est le monde terrible de la drogue, il n’y a plus aucune tolérance possible de la part du public. On essaie de l’apitoyer mais ça ne marche pas du tout. L’image d’un usager pas défoncé sert de vecteur d’identification et les gens peuvent commencer à se dire : « où j’en suis par rapport à ça ? ». On peut être le lien.

ALICE – Ne crains-tu pas, avec la distinction que tu fais entre toxicomanes (ceux qui sont malades de la drogue et ceux qui gèrent) de reproduire à ton tour une nouvelle identité ? N’exclurait-elle pas les premiers de l’espace de citoyenneté que tu revendiques, de cette capacité à faire partager les savoirs et à se poser comme experts, y compris de leur « maladie » ?

FABRICE OLIVET – On ne veut pas se situer sur le terrain de la maladie. On ne veut pas être expert de notre maladie mais expert peut-être de notre pratique : là où je suis sûr d’apporter quelque chose. La matérialisation de cela, c’est le manuel du shoot, on y parle des pratiques, par exemple l’injection, pratique tout à fait identifiée dans le temps et dans l’espace et qui ne va pas forcément perdurer. Mais c’est une technique. C’est de l’expérience. C’est pas le fait d’ingérer une substance qui transformerait : je n’aime pas cette idée que c’est la substance qui donnerait le savoir. Nous, à Asud, on donne des informations sur des pratiques. Par contre les effets des produits peuvent être décrits objectivement : par exemple on sait que l’héroïne te fait les pupilles en tête d’épingle mais ça ne dit rien sur que le plaisir que te fait éprouver l’héro. Quand on parle du plaisir on est dans le domaine privé : justement là où l’on ne veut pas intervenir. C’est la répression qui a placé l’usage de drogue dans le domaine public ; après être passé par la prison, les injonctions thérapeutiques, c’est vrai qu’on peut parler de l’usager en termes d’expert, mais malgré nous. On s’en passerait bien.

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Josep,

J’ai lu dans le TGV l’interview que vous avez réalisée de Fabrice Olivet, président d’Asud. Elle est intéressante, et elle l’est d’autant si on la lit en creux, à travers les impossibilités de votre dialogue. Tout au long de l’entretien, il y a un télescopage de référentiel. Vous ne réfléchissez pas sur le même plan. Vous le sollicitez sur la question de la communauté et du savoir-usager (des modes d’identification alternatifs aux identités véhiculées par les appareils de police et de santé) et lui, il effectue à chaque fois une pirouette pour se resituer du point de vue de la pratique de consommation. Pour déconstruire la figure étatique du toxico-malade ou délinquant, il s’efforce de défaire l’idée-même qu’il pourrait exister une figure de l’usager, Dès lors, la seule réalité qui résiste, c’est celle de la pratique, assez englobante et unifiante dans son propos, avec ce qu’elle porte comme plaisir et incorpore de risque (l’usage non informé d’une drogue).

Même renversement de sa part lorsqu’il dénie au produit toute capacité à unifier quoi que ce soit, et certainement pas une communauté. L’idée même du produit ne tient pas : seul compte l’usage qui en est fait (doux ou dur, informé ou non). Idem lorsqu’il rejette l’idée que l’usager puisse revendiquer son expertise. Tout juste concède-t-il qu’il ne l’est que par défaut, dans la mesure où les médecins se défilent. Toutes les identités en surplomb se trouvent ainsi défaites. Pas mal ! Plutôt intéressant ! L’usager de drogue fait défection, on ne le trouve ni sous le produit, ni derrière une expertise, ni à l’intérieur d’une communauté. Où est-il ? Nulle part. Une défection radicale. Exit l’usager de drogue. Que reste-t-il aux interviewers ? L’expérience intime d’un usage. Inaccessible à l’interview !

Il reste peut-être autre chose, Votre interlocuteur vous l’a signalé à plusieurs reprises : une pratique sociale, au même titre que bien d’autres. Entre usage et pratique. Comment éviter que les deux niveaux ne se confondent et que l’expérience, à jamais singulière, d’un usage ne vienne masquer les questions que ne manque de poser une pratique sociale ? Comment éviter aussi que cette pratique, qui fait totalité dans les propos de votre interlocuteur, ne se referme sur elle-même et ne se ferme à tout questionnement ? Autrement dit, une pratique de cette sorte peut-elle se réaliser comme véritable plan de subjectivation ? Plutôt intéressant pour Alice. Non ? Un exercice deleuzien. Y répondent ceux qui pourront. Maintenant, à mon tour de faire défection.

Pascal.