Avant on avait un emploi, ou on était chômeur. C’était bien d’avoir un emploi. L’important, c’était de ramener un salaire à la fin du mois. Tant qu’on nous payait, tout allait bien.
Il y a d’abord eu un livre à succès sur les « boulots de merde1 ». Il disait que près de la moitié d’entre nous étaient payés pour des tâches parfaitement inutiles, voire nuisibles. C’était rigolo, mais ça semblait exagéré.
Et puis, il y a eu le virus et le confinement. On a distingué certains boulots comme « essentiels ». Ceux qui fournissent ce dont on a absolument besoin pour survivre. Tous les autres sont devenus, du coup, « non-essentiels ». Vendre des fringues, des parfums, des voyages lointains, des livres. Faire de la publicité. Faire des films. Enseigner la littérature. On n’a pas besoin des choses non-essentielles pour se nourrir, se chauffer, avoir accès à l’eau courante ou à l’électricité. On peut vivre sans.
On a dû faire des choix. On s’est aperçu qu’il y en avait qui mourraient de faim, ou qui dormaient dans la rue, ou qui ne pouvaient pas être soignés. On n’avait jamais aimé les regarder en face, mais là, on a commencé à avoir peur pour eux, parce qu’ils vivaient dans des conditions qui les rendaient plus fragiles ; ils risquaient d’attraper le virus et de le propager. On s’est résolu à prendre en compte leurs besoins essentiels, qu’on a réduits au maximum pour cela ne coûte pas trop cher.
En Indonésie, on croyait avoir contenu le virus. Et puis, il s’est propagé parmi les travailleurs immigrés à peu près privés de droits qu’on entassait dans des chambres insalubres. Et sa propagation a menacé la santé des maîtres – pardon : des « citoyens ». Leur travail était essentiel à l’économie du pays. Il est devenu « essentiel » de prendre (un minimum de) soin d’eux.
Au début, chez nous, ça a été difficile de tracer la frontière exacte entre l’essentiel et le non-essentiel. Tout le monde voulait être « essentiel » : les manucures, les critiques d’art, les dessinatrices de mode, les danseurs. Leurs syndicats ont réimprimé un vieux livre de petite taille, publié jadis par des écrivains de la Caraïbe, qui avaient rédigé un Manifeste pour les « produits » de haute nécessité, au nombre desquels ils classaient la poésie2. Mais cette réimpression est restée dans les cartons. On a pris l’habitude de tout regarder sur écran. Et on peut y trouver le Manifeste, en pdf, et l’imprimer.
[voir Invisibles, Littérature]
1 David Greaber, Bullshit jobs, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018.
2 Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Edouard Glissant, Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar, Jean-Claude William, Manifeste pour les « produits » de haute nécessité, Paris, Galaade Éditions, 2009.
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Des écoles d’art et design en lutte Contribution à une (re)politisation du champ de l’art
- Le partage du sensible
- Les circuits courts alimentaires De la complexité à la coopération logistiques
- La politique en Amérique du sud, un pendule instable