Mon goût de la recherche vient de l’enfance et des discussions à la maison entre mes parents et des Dominicains de gauche, qui disaient que l’important c’est d’être en recherche alors que de croire en Dieu est difficile puisqu’on n’en a aucune représentation. Ils ajoutaient que l’obéissance aux rituels était le meilleur moyen de se mettre dans une posture de recherche, ce que je ne croyais pas, tant la messe du dimanche me semblait servir à simuler un « être ensemble » limité aux supposés croyants et interdit au reste de l’humanité. Mon goût de la recherche vient aussi des récits de mon père aux repas familiaux sur ses conflits avec ses collègues haut-fonctionnaires. J’avais l’impression d’une action très personnelle et parfois efficace, mais manquant d’un savoir incontournable qui l’aurait rendu infaillible. J’associais déjà recherche et activité minoritaire, pouvoir d’influence, action par d’autres moyens que la détention du pouvoir légitime.

Après avoir constaté que mon père pouvait disserter à partir du contenu de livres qu’il n’avait pas lus, je trouvais que la carrière administrative prenait trop de liberté avec la vérité, et qu’il fallait se mettre en position de savoir de quoi on parlait. Je n’étais pas d’accord pour devenir cadre de l’administration, et « décider à partir d’une information lacunaire », selon la définition donnée par mon père de l’acte d’administrer, ne me convenait pas.

Mais ce qui était important, c’était d’être en recherche et j’aurais bien été aussi astronome pour tenter de connaître comment était fait l’univers. Je rêvais de partir sur d’autres planètes. Mais mon professeur de mathématiques m’avait assurée que le seul destin possible pour une fille scientifique était professeur de mathématiques dans le secondaire, puisque les grandes écoles ouvrant vers la recherche scientifique, Ulm et Polytechnique, étaient réservées aux garçons. Je bifurquai vers Sciences Po. Plusieurs amis, militants communistes, voulaient travailler dans la recherche en économie et en sciences sociales plutôt que de servir à reculons un pouvoir à la fois autoritaire et impuissant à réformer la société. On était en 1964.

Faire de la recherche-action

Je ralliai le groupe constitué autour de Félix Guattari, qui avait pris en charge de fait le Centre étudiant de recherche syndicale (CERS), créé par la Mutuelle nationale des étudiants de France. Là on faisait de la recherche-action sur les problèmes de santé mentale des étudiants ; des résultats surprenants furent obtenus avec les étudiants d’origine paysanne. Formés en groupe de travail national en grandeur réelle (tous les 500 étudiants d’origine paysanne de l’époque) autour d’une auto-enquête sur leurs conditions de vie pour comprendre leur taux de suicide très élevé, ils ne se suicidèrent pas pendant ce travail collectif, ni immédiatement après. Le CERS avait aussi le projet de créer un hôpital de jour pour jeunes étudiants et jeunes ouvriers, pour travailler in vivo la coupure de classe qui nous préoccupait tellement. Au CERS, nous élaborions une nouvelle manière de travailler les problèmes sociologiques. Cette méthode de travail en groupes ouverts à des professionnels extérieurs, en association libre, comme en psychanalyse, et avec le projet politique d’égalité et de liberté comme horizon, fut transférée à la Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles (FGERI) créée par Félix Guattari et ses proches fin 1965, à partir de l’expérience clinique psychiatrique La Borde et du courant de psychothérapie institutionnelle. La revue de la FGERI s’appela Recherches, comme la revue du CERS s’appelait Recherches Universitaires.

Recherches publiait des articles des uns et des autres, avec comme référence la New Left Review, qui en avait inspiré la maquette1. Jusqu’au jour où une recherche de type administratif vint initier un changement de configuration. Deux médecins programmistes hospitaliers avaient été chargés d’examiner comment la clinique La Borde, où travaillait Félix Guattari, était capable de soigner environ 2 000 patients avec seulement une centaine de lits, et pouvait donc servir de modèle pour l’application de la nouvelle politique de secteur, qui entendait soigner surtout par des dispositifs extra-hospitaliers. Guattari exigea d’eux qu’ils acceptent de soumettre leur travail à un groupe FGERI, c’est-à-dire, un groupe de personnes intéressées mais pas nécessairement spécialistes, et ceci, pendant quelques réunions, de manière qu’il y ait un peu de recherche collective non seulement sur leur question, mais aussi sur le contexte qui la faisait poser. Un numéro de la revue Recherches fut édité, intitulé Architecture, programmation et psychiatrie, en 19672. Un des participants, architecte, fit remarquer que l’État, pour sa programmation, s’appuie essentiellement sur les revendications syndicales qui soulignent toujours des déficits quantitatifs par rapport au modèle existant. C’est ce qui a amené en 1966 le Ministère de la santé à concevoir un programme d’hôpitaux psychiatriques industrialisés de 2 000 lits chacun alors que l’OMS venait de recommander d’abandonner ce modèle. Une pétition du courant de psychothérapie institutionnelle a réussi à arrêter ce programme. Pour le groupe FGERI, la programmation des équipements devait tenir compte des recherches pratiques et institutionnelles de l’aile marchante des professions, et fabriquer les nouveaux équipements en fonction des nouvelles pratiques produites par la recherche et l’action sur le terrain.

La FGERI s’est transformée en 1967 en CERFI3, pour se donner les moyens de faire plus que des groupes de travail analytiques hétérogènes d’amis bénévoles intéressés par tel ou tel enjeu de société. Nous voulions essayer de gagner de l’argent pour travailler ensemble et former un centre de recherche en sciences sociales autonome, ouvert non seulement à des chercheurs, mais à tout type d’acteur intéressé. La structuration du CERFI en bureau d’études, semblable à ce que nous avaient montré les programmistes hospitaliers, n’était pas vraiment notre objectif, surtout après 68. Nous voulions constituer un milieu de vie politique derrière cette façade de bureau d’études. Une amie architecte apporta tout de même une commande : la Côte d’Ivoire voulait créer une télévision scolaire avec un centre de fabrication et de diffusion d’émissions à Bouaké, et des écoles capables de les réceptionner dans tous les villages. Il fallait donc faire une école-type qui serait rapidement mise en place partout et programmer le centre de Bouaké. Chose curieuse, les garçons se sont précipités sur la conception du centre et les filles ont pris en main la définition de l’architecture des écoles. Félix Guattari a demandé à ses amis anthropologues africanistes de nous tuyauter ; ils trouvaient évidemment qu’il fallait tout sauf un tel projet qui, s’il réussissait, allait détruire les cultures africaines traditionnelles. Guattari a aussi contacté un ingénieur de chez Philips pour tester la viabilité du schéma proposé par le Ministère de l’éducation ivoirien et ses conseillers français. L’ingénieur a expliqué que des techniques audiovisuelles légères et décentralisées étaient en train d’émerger, qui rendraient rapidement obsolète un tel programme. J’avais moi-même suivi, pour la revue Education Permanente, les expériences du service de formation d’EDF qui utilisait les nouvelles techniques vidéo. Nous étions évidemment pour les méthodes d’éducation actives, pour la pédagogie institutionnelle, pour la circulation des cassettes entre les écoles, pour la prise en main des techniques de communication modernes pour les enfants. Nous nagions dans la contradiction habituelle entre le désir de faire pour le mieux et la nécessité morale de satisfaire la demande du commanditaire. Il en est sorti un numéro de la revue Recherches, grâce à l’énergie de François Fourquet4.

Généalogie des équipements collectifs

Un événement est venu nous donner espoir : le responsable de la mission de la recherche urbaine au Ministère de l’équipement, Michel Conan, souhaitait nous voir. Il avait lu le numéro de Recherches sur l’architecture et les équipements psychiatriques5 et voulait nous faire développer nos idées sur la programmation des équipements collectifs. Un premier contrat fut signé pour travailler à la mise en place du secteur psychiatrique à Marne-la-Vallée. Michel Conan préparait un grand appel d’offres sur le système urbain, pour lequel il demandait à un certain nombre de groupes, qui avaient fait des publications intéressantes, de faire des propositions de recherche, à partir desquelles serait écrit l’appel d’offres. Félix Guattari et moi avons écrit une proposition qui peut se résumer en deux points :

– pour les équipements à venir, il faut procéder à des montages de promoteurs institutionnels d’équipements collectifs à partir de l’ensemble des acteurs concernés ;

– pour les équipements existants, il convient de faire une généalogie des formes qu’ils ont prises, en reprenant leur histoire, non pas comme une amélioration permanente mais comme une suite de bifurcations lors de conflits qui ont laissé de côté des options alternatives. Bref, faire des équipements collectifs une matière à option dans laquelle les acteurs choisissent la forme à partir de laquelle ils vont développer ce qui leur convient.

C’est ainsi que le CERFI fut engagé dans la recherche « Généalogie des équipements collectifs » qui a donné lieu aux numéros de Recherches 13 et 14, « Les équipements du pouvoir » et « L’idéal historique ». On est en 1973.

Le CERFI rassemblait une petite dizaine de chercheurs, ex-militants étudiants, qui développèrent effectivement cette problématique. Il était aussi fréquenté par de nombreuses personnes qui s’inscrivaient dans des groupes de travail, dont on trouve la trace dans les numéros de la revue, ou participaient à d’autres activités. Une assemblée générale le mardi, à l’heure du déjeuner, était l’occasion d’exprimer les besoins, les désirs, de faire état des associations temporaires. L’économie du CERFI était très différente de celle d’un centre de recherches classique. Les sommes gagnées grâce aux contrats de recherche et aux actions de formation étaient mises en commun pour l’ensemble des présents ; un revenu de base, du niveau du SMIC, était donné à tous ceux qui fréquentaient le CERFI assidûment (environ vingt-cinq personnes à la « grande époque ») ; un deuxième budget était attribué pour les moyens de travail tels que caméras et magnétoscopes, livres, etc. ; un troisième budget était destiné à alimenter des désirs exceptionnels, tel que, par exemple, l’achat d’une moto, ou la location d’un lieu plus vaste où la communauté pouvait davantage s’enraciner. La comptabilité, c’est-à-dire, l’autorité de déblocage des fonds après discussion en assemblée générale, était assurée de façon tournante. Le groupe était alors « un groupe sujet » en pleine expansion, engagé dans un grand projet d’expérimentation sociale sur les nouveaux équipements collectifs à produire en Ville nouvelle6. Quand l’argent vint à manquer faute de contrats, cette expérience économique exceptionnelle cessa, et il fallut recourir aux générosités de l’ANPE de l’époque, qui finançait à hauteur de 110 % du salaire les licenciés économiques qui s’inscrivaient à une formation.

Au même moment, Recherches publiait avec quelques membres du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) un numéro patchwork intitulé « Grande encyclopédie des homosexualités, Trois milliards de pervers », soit la population mondiale à l’époque. L’illustration était très suggestive sans être pornographique. Les problèmes étaient abordés par les personnes concernées, comme le pratiquait le CERFI pour ses enquêtes. Ce numéro fut interdit. La liberté d’une telle recherche fut jugée incompatible avec la scientificité.

Trois ans après l’autolicenciement collectif du CERFI, j’ai intégré en 1979 le service du Ministère de l’équipement qui avait commandé nos recherches et celles de nombreux autres groupes, et les « valorisait », c’est-à-dire les publiait. Contrairement à ce que l’on disait du côté de la recherche « hors statut », les travaux universitaires intéressants à lire pour le travail urbain me semblaient relativement nombreux et susceptibles d’échanges fructueux avec ceux issus de la recherche contractuelle, à condition de mettre les uns et les autres en position de dialogue et de formation pour les cadres de l’administration et des agences d’intervention urbaine sur le terrain. La recherche pouvait ainsi donner des moments de respiration entre les fortes contraintes politiques et administratives. On s’aperçut que les chevau-légers de la recherche contractuelle évoquaient des problèmes qui pouvaient donner lieu à des investigations scientifiques plus approfondies. Les deux recherches étaient complémentaires et non substituables. J’ai pris dans le même esprit la direction de la revue Les Annales de la Recherche Urbaine en 1985, quand son fondateur est décédé. Chercheurs de l’Université et du CNRS ont pu s’y exprimer comme les chercheurs hors statut, ou des professionnels se positionnant temporairement en recherche.

Entrecroiser des savoirs situés

À ceux qui pensent que faire une revue, ce n’est pas faire de la recherche mais seulement la gérer, mettre bout à bout des articles qui ont été évalués positivement par des experts extérieurs et s’assurer de la fabrication, je répondrais que cette conception des articles est peut-être valable dans un champ disciplinaire bien constitué, mais qu’elle n’implique pas d’interlocuteurs extradisciplinaires, ce qu’une revue peut faire. Ce qui a été passionnant avec Les Annales de la Recherche Urbaine, cela a été de travailler à la constitution d’un champ émergent, au repérage des problèmes, à la transmission vers les usagers. Nous avons expérimenté qu’il y avait des « savoirs situés7 » et que ces savoirs, liés aux places occupées dans les professions, dans l’espace géographique et politique, n’étaient pas unifiables au nom d’un savoir scientifique que nous serions en train de construire. Le savoir scientifique porté par les chercheurs apparaissait comme une ressource pour les acteurs, en même temps que leurs questions venaient relancer la recherche vers de nouveaux approfondissements.

Faire de la recherche, c’est se placer en adjacence d’agencements collectifs d’énonciation qui vont porter sur leurs propres terrains les hypothèses produites, les lignes historiques découvertes. La recherche en sciences sociales n’est pas une œuvre individuelle mais une polyphonie dans laquelle certaines voix s’entendent plus que d’autres, parce qu’elles savent articuler ensemble plus de recherches. C’est la valeur du laboratoire comme de la revue. Il y a d’ailleurs beaucoup de revues de laboratoires. Faire une ou des revues, c’est se situer dans une temporalité différente de la direction d’un laboratoire, c’est se donner des exigences répétitives de parution pour se forcer à mettre en œuvre un fonctionnement collectif : je suis dans la revue une des têtes chercheuses qui s’en détachent pour lui soumettre de nouvelles propositions. Le rythme est rapide, le risque est grand de ne trouver au bout de chaque recherche que des platitudes. Mais la revue trace sans relâche un espace non défini a priori, produit un réseau de relations qui se fait, de proche en proche, découverte et renouvellement.

1 Pour l’historique de la revue Recherches voir : www.editions-recherches.com/revue.php

2 Jean Ayme, Lucien Bonnafé, Georges Daumezon, Jean Oury, Aymeric Zublena, Félix Guattari, Anne Querrien, « Programmation, architecture et psychiatrie », Recherches, no 06, juin 1967.

3 Centre de recherches, d’études et de formation institutionnelles.

4 François Fourquet, Jeanine Joutel, Hervé Maury, « La coopération en pratique », Recherches, no 15, juin 1974.

5 Cf. supra.

6 Politique des Villes nouvelles : politique d’aménagement du territoire lancée au mitan des années 60, visant à accompagner le développement des métropoles en les déconcentrant autour de « villes nouvelles » construites de toute pièce. Neuf villes nouvelles ont été édifiées dans les principales métropoles, dont cinq autour de Paris.

7 Donna Haraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, vol. 14, no 3, automne, 1988, pp. 575-599.