Né en 2017 de la rencontre entre Marynet J. et Cléophée Moser à Cotonou, le collectif Eaux Fortes s’est formé au sein d’un réseau d’acteurs culturels et d’artistes lié·e·s par l’urgence décoloniale et écologique (KinAct, Moving Frontiers à Douala, la première édition de la Biennale BISO, Yif Menga, et auprès du Laboratoire Agit’Art à Dakar). En naviguant dans ces sphères en tant qu’artistes-chercheuses issues des milieux féministes et queer, les mères d’Eaux Fortes ont mis en commun leurs expériences, leurs réseaux, leurs influences. L’idée de créer une structure s’est concrétisée, dont la vocation est d’interroger les violences contemporaines par le spectre de l’art engagé et dans une optique intersectionnelle.

Eaux Fortes a réalisé sa première exposition collective en 2020 à Strasbourg « Maison de Force », qui a rassemblé vingt-quatre artistes internationaux et un ensemble de chercheurs, pour analyser dans une scénographie de concession familiale les rapports de force identifiés dans la société, du collectif à l’intime, et les moyens de les démanteler. En 2021, le collectif a ouvert son atelier et a participé à plusieurs manifestations d’organismes partenaires (Africa 2020, Utopies Performatives). En 2022, sa deuxième exposition collective « Born Again, Raised By You » à Clichy, interrogeait la résilience comme capacité intime, et impératif politique, dans une optique queerécologique. La même année, le collectif a été rassemblé pour la Biennale de Dakar dans différentes actions portant sur l’écologie relationnelle, environnementale et politique.

Pour Multitudes, le collectif présente une confluence de discussions entretenues entre Marynet J, Cléophée Moser, Beya Gille Gacha, Hoàng Nguyên Lê, Eric Androa Mindre Kolo, Precy Numbi, Ghizlane Sahli, Mour Fall, Juan Ferrari et Laeïla Adjovi.

Cléophée Moser : C’est rare de voir un rassemblement d’artistes fonctionner sur le principe de diversité, sans fondre les uns et les autres derrière son entité. Quand on se rejoint pour traiter une problématique sociétale, on y répond en polyphonie : ce qui est nécessaire pour des sujets relationnels tels que les frontières et les violences identitaires.

Precy Numbi : Nous sommes un groupement transculturel de créateurs transmigrants qui questionne les différentes réalités et qui pousse pour trouver un langage partagé. C’est une famille patrimoniale qui n’est pas formée par les origines. Une vocation intergénérationnelle, malgré le passé colonial qu’on a en commun. Nos forces viennent de nos déplacements, qui sont un défi lancé à la société d’aujourd’hui : on fractionne la pensée frontalière, c’est une résistance à l’emprisonnement des corps, à l’empêchement.

Beya Gille Gacha : On vient de lieux différents, on parle de thèmes différents, mais on est capable de tendre des ponts entre nos sujets, de voir les points de réponse, et de faire front ensemble. C’est une grosse résistance au clivage habituel. Eaux Fortes est un rare espace où les sujets sont abordés de façon transversale et susceptible d’intéresser chacun·e, alors qu’on rassemble des athées, des musulmans, des non-genrés, des femmes, des hommes, et différentes nationalités.

Mour Fall : Eaux Fortes a cette particularité de vouloir défendre l’art engagé. J’ai rejoint le collectif sur cette idéologie en 2018 à la suite de ma rencontre avec Marynet à Dakar. En participant à « Maison de Force », mon travail a résonné avec le positionnement politique de l’expo, et avec celui des autres artistes, en particulier celui de Cléophée sur le brutalisme [p. 18-19].

Cléophée Moser : Le mot engagé est souvent déprécié mais pour nous il est essentiel de l’utiliser, dans un sens concret. C’est ce qui rassemble les démarches de chacun·e d’entre nous et du collectif : d’être combatives par rapport à l’époque qu’on traverse, et à ce qui nous est proposé comme avenir.

Precy Numbi : L’engagement c’est nos corps néo-libérés qui s’activent pour aller se mettre au secours d’une société qui a trop besoin de se divertir. On partage une urgence collective. Eaux Fortes c’est un mouvement de résistance auquel j’appartiens, en tant que transformateur, créateur de langages, en tant que faiseur d’images, en tant qu’utopiste. Notre micro-société met en marche les mouvements de décolonisation politique et visuelle qu’on voudrait voir s’opérer.

Cléophée Moser : La construction identitaire et sociale se nourrit d’images dans un aller-retour entre les groupements individuels et soi, en dynamique, ou à la négative comme quelque chose qui vient se coller à la peau. On se place à cet endroit-là en travaillant sur le processus de formation et de déformation des représentations qui influent au quotidien sur les intentions et la fabrique des relations.

Hoàng Nguyên Lê : C’est plus à travers la présentation que la représentation, que je trouve la liberté de m’épanouir créativement, et dans mon rapport avec les autres. Après avoir travaillé surtout des portraits dans l’intimité de personnes issu·e·s des milieux de la nuit et Queer, j’ai commencé à réaliser des performances dans lesquelles je pouvais effectuer un retour sur les situations d’inconfort que je vivais au quotidien. Quand j’étais confronté à une figure d’autorité dominante, que ce soit un modèle culturel hégémonique ou une hiérarchie qui ne fait pas sens à mes yeux, je me dissociais. Je voyais que mes rapports étaient fondés sur un masque, que mes relations se construisaient par rapport à une incarnation violente de moi-même, créée, et pas à partir de mes vulnérabilités. J’ai compris que toutes les questions qui se posaient me ramenaient au déracinement et à l’enracinement. Une fois que tu es déraciné tu ne peux plus t’enraciner tel quel, tu es extrait de ta terre et ton arbre doit muter pour se faire à un autre milieu. J’ai voulu retourner au Vietnam à ce moment-là pour comprendre l’origine de mon arbre. Les questions de rapport de force qui découlent de la colonisation ont eu une place importante dans ma réflexion à ce moment-là. Mais je me suis aussi rendu compte que la fabrication de la violence outrepasse ces enjeux ; c’est une affaire affective. Faire mon film Bầu Trời Xa (Le Ciel Ne Parle Pas) sur le pays natal m’a fait un électrochoc. À la suite, j’ai réalisé l’installation D’une essence à une autre je suis venu te chercher (2021) [p. 68].

Cléophée Moser : D’une essence à une autre est une prise de position sur la question de la propriété culturelle, sur ce que c’est de posséder en dépossédant. C’est la suite de ton film documentaire, et ça précède ta série photographique Spring rolls (2022) [rabat de 4e de couverture] Ces pièces critiquent les rapports d’objectification et la fabrique de l’altérité, mais en utilisant la matière, plutôt que le discours, pour rendre compte des relations de violence et d’affect.

Hoàng Nguyên Lê : Spring rolls dit tout : « Je m’étouffe ». Je n’ai pas envie de plaider oralement pour plus de discours politiques. Je suis pour la pédagogie, mais en créant des œuvres qui émerveillent les gens, pour les amener à une conscience sensible des altérités, une conscience sensationnelle. Ma réflexion part de la matière et ce qu’elle réveille en nous : dans la brûlure, l’odeur, l’éveil, la texture, le vivant, l’essence. Le cuir, le bois, ce sont des chaires. On transforme la matière comme on se transforme nous-mêmes. Dans l’idée que je me fais de la société, on est malmenés comme matière humaine.

Beya Gille Gacha : Il y a tellement d’éléments qui lient les territoires entre eux dans la matière et les enjeux. Je voulais faire un projet sur l’agent orange au Vietnam et le mettre en relation avec l’usage du chlordécone aux Antilles. La première question qu’on m’a posée c’est : quel lien entre le Vietnam, les Antilles et l’Afrique ? En plus du lien évident de l’histoire coloniale, cette question me bouleverse parce que, faut-il justifier d’une parenté entre l’endroit d’où l’on vient et celui où on va pour aller les uns vers les autres ?

Laeïla Adjovi : C’est un des enjeux importants de mon travail d’examiner les liens entre les lieux : particulièrement entre l’Afrique de l’Ouest et la Caraïbe. Comment les cultures africaines se sont transformées quand elles ont été disséminées de l’autre côté de l’Atlantique ? Comment déconstruire certaines représentations autour de ces cultures et de leur histoire ? Je travaille sur les spiritualités africaines (Yoruba et Ewe-Fon), et la manière dont elles ont muté en arrivant à Cuba via la Traite. Mon fil rouge est la divinité de l’océan Yemoja, Mamiwata. Étant Béninoise et française, le choix de travailler sur ces patrimoines ouest-africains et diasporiques vient sans doute d’une quête identitaire, qui est d’ailleurs entendue par ceux avec qui j’interagis, mais c’est surtout une quête de transversalité, et de transdisciplinarité. Je navigue entre plusieurs langages – visuel, sonore, littéraire – pour tenter de relier des points entre les membres épars d’une grande famille dispersée par la violence de l’Histoire. Ce qui m’intéresse ce sont surtout ces formes de marronnage qui s’apparentent un peu à de l’anti-Spartacus : ce n’est pas un homme fort qui part seul, ou se rebelle, en retournant la violence physique contre ses oppresseurs, ce sont des petites graines, des efforts constants de transmission et de résistance culturelle qui minent le système, notamment par le maintien de spiritualités interdites. Les femmes ont une place primordiale, la transmission de certains de ces savoirs touchant à l’intime. À l’heure où, en raison d’une certaine hégémonie culturelle, les rituels ont disparu et le monde a été désenchanté, l’étude de spiritualités qui placent l’humain dans un réseau de forces en lien avec la nature pourrait être riche d’enseignements salutaires. Ce projet de recherche-création Les chemins de Yemoja [p. 64 à 66] étant ancré dans le terrain, j’ai été à plusieurs reprises à Cuba et au Nigéria et passé de longs moments au Bénin. Tout est encore en cours et je continue d’arpenter Les Chemins de Yemoja. Le projet se développe aussi grâce à des collaborations, comme avec Beya dans le cadre de l’œuvre Iya Omo Ayié [p. 70-71].

Beya Gille Gacha : Notre collaboration était une idée de la commissaire Salimata Diop, dans le cadre de l’exposition qu’elle a organisé pour la Biennale de Dakar 2022. On voulait représenter une femme immergée, et moi je venais juste de réaliser Lady Mirror [p. 251] une femme enceinte flottant paisiblement dans des eaux noires. Les eaux sombres étaient une référence à l’attitude que le masculin adopte face à la nature, et face au féminin. Quand la mer est translucide, que tu nages paisiblement en elle, tu t’y sens comblé. Mais une mer qui ne t’accueille pas comme tu voudrais l’être, t’effraie, est vue comme négative, tu veux la dompter. Dans la logique patriarcale rien n’est acceptable si ce n’est pas manipulable. L’œuvre Iya Omo Ayié part du même mouvement : l’image négative de Mami Wata est le fruit d’un discours misogyne, on représente les sirènes comme des mangeuses d’hommes, avaleuses d’enfants, comme on choisit de montrer des sorcières plutôt que des guérisseuses alors qu’il y a des déesses des eaux garantes du vivant, protectrices. L’enfantement est lié à l’eau. On est fait à 90 % d’eau. Notre planète est dite bleue, c’est notre spécificité. C’est difficile de croire que la puissance de l’eau, si caractéristique de notre écosystème et du cycle du vivant, soit négative et que les divinités aquatiques ne soient pas des échos positifs à ce qu’il y a en nous.

Laeïla Adjovi : Yemoja est une divinité plurielle, c’est pourquoi je parle de ses différents « chemins ». Cette pluralité est un indice sur la manière dont les gens pensent le monde dans le spectre culturel vodoun : chaque être humain est un composite de plusieurs éléments, et existe sur plusieurs plans. Yemoja a plusieurs noms, et l’un d’entre eux est Iya Omo Ayié, « la mère de tous les enfants du monde ». Voir une sirène enceinte la représenter, avec le moule réalisé par Beya, était donc idéal : une créature puissante, tournée vers Gorée, installée dans les eaux calmes d’une baignoire remplie de plantes aquatiques. Pendant le temps de l’exposition, une fleur blanche a germé au milieu des plantes qui l’entouraient. C’était comme si la divinité que l’on avait mise en corps, déesse de l’abondance et de la maternité, acceptait notre hommage.

Androa Mindre Kolo : En tant qu’artiste on est gardien de la culture, on la fait vivre, je revendique la part tradi-spirituelle de ce travail. Pour la Biennale de Dakar 2022, la fondation Dapper m’a proposé de faire une installation sur l’île de Gorée, en face de l’église catholique. J’ai décidé de faire l’œuvre Convocation [p. 69], qui appelle les esprits bannis par la colonisation, le christianisme, les missionnaires pour interpeller la nouvelle génération sur le passé et sur les croyances qui étaient celles de nos ancêtres.

Marynet J. : L’action artistique permet d’agir effectivement sur ces mémoires. Cléophée et Mour, vous avez aussi réalisé une action à Gorée, Faju en 2021 [p. 67] comme acte militant vis-à-vis de votre héritage, et qui faisait suite à une première manifestation à laquelle Mour a pris part au moment de la création de la « place de l’Europe », à laquelle vous vous étiez opposés.

Mour Fall : Oui, à la suite de l’acte de révolte avec FRAP et Guy Marius Sagna où nous refusions que l’Europe prenne une place qui n’est pas la sienne, il y a eu cette performance, qui, elle, est un geste d’amour et une quête de justesse. C’est l’histoire de deux personnes qui affrontent ensemble cet héritage, comme partenaires dans un grand projet décolonial. Les petit-fils et fille qui reviennent et entendent les cris de ceux qui ont traversé. On entend les hurlements des mémoires, les appels, on écoute et on leur parle.

Cléophée Moser : Le questionnement sur cet historique commun nous a poussé à traduire en Wolof le poème-monument « Souffles » de l’auteur sénégalais Birago Diop écrit à l’origine en français en 1960, avec Alioune Samb et Stéphane Garrick. La pièce a pris toute sa dimension en devenant collective, puis quand Androa a utilisé plus tard le poème pour son hommage à Dominique Malaquais.

Mour Fall : C’était une action sans autorisation et à mon sens, d’une grande bravoure, parce qu’à cause du cadre politique et de la dimension patrimoniale douloureuse du lieu, c’est presque impossible. On est parti de la maison des esclaves, même de l’arrière de la porte, du rivage, et jusqu’aux sommets. On raconte l’histoire en sens inverse, ou plutôt, on lui donne une autre fin. Il faut rentrer dans la performance pour entendre ce qu’on a entendu, la voix des arbres, la voix des roches, la voix de l’eau. Et quand on arrive au sommet et qu’on regarde vers le bas, on comprend l’étendue du mal qui a été fait.

Precy Numbi : C’est nous les ancêtres du futur. Notre collectif est une pensée pratique de l’écologie et du soin : c’est une usine d’élaboration des relations du futur et de traitement des questions interconnectées de nos sociétés.

Marynet J. : Precy, lors de notre rencontre à KinAct en 2018, tu venais de terminer de construire le premier costume-sculpture Robot Kimbalambala [p. 29], fabriqué à partir de morceaux de voitures de la déchetterie de Goma (RDC). Tu as commencé à parler d’« éco-héros », te définissant toi-même comme un écofuturiste. Depuis tu réanimes, sous forme de robot, des déchets qui portent en eux l’absurdité d’un système qui considère le continent africain comme la poubelle de l’Occident. À chaque nouvelle résidence, tu crées un Kimbalambala qui est empreint des déchets du lieu. La « République des éco-héros » compte maintenant plus d’une dizaine de robots. À Strasbourg tu as présenté Robot-police sans-papiers [p. 154-155].

Precy Numbi : Je repense souvent à la performance de Strasbourg. Un dialogue fort s’est installé avec des sans-abris quand je performais, et on a vu des jeunes participer aux débats qu’on essayait de soulever sur l’avenir. Les déplacements avec Kimbalambala, c’est comme une sorte de carte diplomatique ou un visa pour moi. En ce moment je me débats pour avoir un visa pour le Canada où j’expose. Je ne l’ai pas encore reçu mais mes œuvres sont déjà arrivées. Pour moi l’art n’a pas de frontière, c’est comme un instrument transmigrant. C’est l’imaginaire qui voyage. Tout le monde peut se sentir concerné par Kimbalambala, parce que les déchets avec lesquels je travaille viennent des objets que tout le monde utilise. C’est vraiment les objets qui font le récit. On est dans la contre-façon ; à contre-courant du système industriel.

Cléophée Moser : En parlant d’action qui lève le voile sur la fabrique du désastre écologique, la performance à laquelle tu nous as invités, Mour, en collectif, à prendre part à mon arrivée à Dakar, c’est Garab les funérailles de l’arbre céleste [p. 156] en réaction aux déracinements d’arbres centenaires dans ton quartier.

Mour Fall : Les arbres occupaient, jusqu’à il y a peu de temps, une place centrale dans le paysage dakarois, à l’image de leur rôle dans les traditions et les usages du Sénégal. Cette performance s’est imposée à moi quand un des arbres les plus importants du quartier a été déraciné, aux côtés de centaines d’autres sur l’avenue du rond-point Sacré cœur. Il y avait une dame qui vendait à manger et beaucoup de gens qui venaient s’asseoir sous cet arbre, toute une vie autour. Quand je l’ai vu abattu, je me suis dit qu’il fallait absolument faire une action pour dénoncer le mal et pour faire savoir aux corps sensibles, aux invisibles, qu’on est conscients de leur situation dramatique. Ne rien faire en tant qu’artiste était intolérable. La performance s’est imposée en tant que rituel, je voulais acter le passage de cet arbre-là vers le monde des ancêtres. Prendre une racine de cet arbre, la mettre dans un nouveau pot de terre, la nourrir d’eau pour lui redonner un nouveau souffle de vie. Autour de moi il y avait des étudiants, des passants, des maçons, des travailleurs, et des talibés qui venaient du Daara d’à côté. Cet acte symbolique a participé à mettre un terme à l’abattage des arbres sur cette avenue.

Beya Gille Gacha : Je partage ce sentiment d’urgence environnementale, en particulier au niveau des matériaux. Mais ça va avec la pensée écologique que je développe qui superpose mes observations en tant que femme, militante anticolonialiste, féministe et consciente des enjeux environnementaux. Orant #5 [p. 157] a été réalisée à Ouagadougou dans une optique purement écologique, mais, en la transposant à Paris, j’ai dû faire évoluer certaines dimensions de l’œuvre. En France la représentation du corps noir est toujours biaisée et putride. J’ai donc habillé le petit garçon d’un jean et d’un t-shirt, ça évite de s’éloigner du vrai sujet qui est : un enfant qui s’intéresse à son environnement. Je prête aussi une attention particulière au choix de l’arbre. Pour sa présentation à Paris, j’ai choisi un olivier, présent en Europe et en Afrique, qui est symbole de paix.

Cléophée Moser : Ton travail de mise en parallèles entre domination de la nature et des corps dans le prolongement de l’histoire coloniale a commencé avec l’œuvre Venus Nigra (2017) [p. 186] qui fait référence à la douloureuse histoire de Saartjie Baartman, la Vénus Hottentote.

Beya Gille Gacha : Oui, Venus Nigra est l’histoire d’un démembrement, c’est très sombre. Mais mon travail se construit sur la dynamique de transcendance : l’enjeu est de ne pas figer cette histoire violente mais d’en faire le point de départ d’un processus de changement, de guérison. Et surtout ne pas priver ce récit du fait qu’il nous percute aujourd’hui à juste titre.

Cléophée Moser : Androa, dans Vénus [p. 249], que tu as réalisée avec Paola Guigou, tu transposes un canon (celui du corps féminin essentialisé, sans un poil, mi-réservé, mi-prude, mi-offert, objet de désir et de projection) à une autre essentialisation, une autre érotisation : celle du corps masculin objet de désir et de fétichisation.

Androa Mindre Kolo : Le corps noir a été marginalisé, humilié, objectifié par la colonisation, et en même temps désiré. Il y a une longue histoire d’actes sexuellement violents et de viols qui habitent cette histoire de relations, comme par exemple les rapports sexuels organisés pour la reproduction des esclaves entre eux. Dans cette injustice des races, le corps noir était toujours désigné comme un corps de violence, de sauvage : une cible. Avec le travail Vénus on aborde cette question par le biais de la finesse du corps et de la beauté.

Marynet J. : Ta performance Cible (2022) [p. 187] traite du viol comme arme de guerre dans le contexte précis de l’Est du Congo. Tu incarnes une des femmes victimes de ces viols répétés et on peut entendre son témoignage diffusé par la radio pendant que tu te vides de ton sang dans une robe de mariée.

Androa Mindre Kolo : Cible c’est une performance que je fais en tant qu’homme artiste qui parle des femmes subissant ces agressions. Je voulais prendre la parole sur ce qui se passe depuis deux décennies à l’est de la RDC du fait des conflits armés qui convoitent les richesses de cette région, qui ont généré plus de 6 millions de morts. Les rebelles utilisent le viol comme arme de guerre. J’ai regardé les interviews des femmes violées à l’est du Congo, à l’hôpital de Panzi (Bukavu) du docteur Mukwege. Comme Denis Mukwege qui travaille pour réparer physiquement et moralement ces femmes, j’essaie de faire entendre ces voix. Personne en France ne sait qu’il y a autant de viols commis dans cette zone-là et pour ces raisons-là, et personne ne connaît le travail de Denis Mukwege. Je me transforme, je me travestis pour vivre et exprimer ce que vivent ces femmes. Du sang coule entre mes jambes.

Cléophée Moser : Il faut du « Coup » / « rage » pour traiter ces sujets-là, puiser dans des forces qui ne sont pas sympathiques, pour comprendre et guérir certaines plaies. Quand on préparait « Maison de Force », je me suis retrouvée dans une série d’événements qui m’ont contrainte à analyser un traumatisme répété de génération en génération dans ma famille maternelle. J’ai fait la performance Transfert [p. 189]. J’ai fait un scan photographique de mon corps avec les stigmates des coups et abus que j’avais encaissés récemment et dans le passé. Je les ai imprimés bout à bout, et collés comme des écailles de peaux sur une poupée gonflable bon marché achetée à Pigalle. J’ai organisé un rituel avec Eva Maye, venue me filmer en train de procéder à l’embaumement de cette poupée. À la manière des cérémonies de momification j’ai sorti un cœur en noix de palme, au centre duquel germe un arbre, et mon utérus : une fronde en cuir noir. Le reste a été inhumé. Je voulais que ce point de départ du collectif soit aussi la clôture de ce cercle vicieux entre prédateurs et victimes, dans mon cercle familial et au-delà. Je ne tolérerai plus qu’on nous force à baisser la tête. Les retours des publics qu’on a reçus dans l’exposition ont confirmé que la pièce œuvre dans ce sens. Hoàng présentait dans la même salle l’œuvre Gà Võ Xá [p. 162] qui met en scène une patte de coq armée d’une lame d’acier au référence à l’impératif de la domination entre masculinités.

Hoàng Nguyên Lê : Ce sont les souvenirs de combat de coqs que je gardais de mon enfance qui ont inspiré cette œuvre. Avec Gà Võ Xá je voulais mettre en corps la violence fabriquée, forcée, qui se dégage du masculin contraint à la virilité. Le cuir noir anonymise et est accompagné de tout un imaginaire en Occident, de se marginaliser pour ne plus être dominé, et devenir un dominant. La masculinité est quelque chose qui se construit, comme on construit nos corps. On a tous le même corps, hors du genre, la même peau, mais qui tient l’arme, et pourquoi ?

Cléophée Moser : D’où l’idée de tricherie : quand tu mets deux vulnérabilités affrontées l’enjeu n’est pas le même que quand tu triches tes fragilités, avec une technologie d’armement, pour paraître fort, prendre le dessus sur la fragilité adverse. Ça fait écho à la présentation que Juan a proposée pour la plateforme collaborative qu’il a générée, « Bravenewworld » [p. 164-165], dont le titre prend le contrepied du « Nouveau monde » dans son sens historique colonial, imaginant au contraire comment internet pourrait être le lieu de fomentation d’un monde plus divers, plus brave, plus sensible.

Juan Ferrari : Quand tu es face à quelqu’un qui performe devant toi et que tu sens la respiration de l’artiste en train d’exécuter l’action, c’est une relation très spéciale qui s’installe entre vous. La question que je pose par mon travail et au sein des équipes avec qui j’évolue est fondée sur cette relation-là. Il est difficile de recréer cette proximité exacte en ligne, celle de la présence physique, mais ce n’est pas parce que cette promiscuité immédiate est difficile à trouver qu’il n’y a pas d’intimité. L’intimité en ligne existe : internet est le haut lieu du contenu pornographique, l’espace de navigation dans lequel de nombreuses personnes se masturbent au quotidien, ce qui est un geste très intime. L’idée n’est pas de reproduire les formes de l’intimité habituelle, mais de trouver d’autres façons de toucher l’utilisateur, d’affecter. Ces questions de cheminement intime, de liberté de s’explorer et de se rencontrer, font l’objet d’une conversation qu’on entretient toi et moi Cléophée, depuis notre rencontre et que je partage avec Brandy Butler, avec qui j’ai créé l’œuvre Change [p. 252].

Cléophée Moser : Les deux pièces Change et Before we split [p. 253] découlent de l’action d’inondation qu’on a faite ensemble aux Beaux-Arts de Paris, avec Hoàng et Camille Ferrari dans le hall d’honneur. À la veille du premier confinement, ces bâtiments se sont vidés de sens, en décalage avec les urgences. On est intervenus dedans comme dans un vaisseau fantôme pour accompagner le bouleversement. Camille a fait une performance mélodique qui évolue en cri, j’ai dansé l’effondrement et Juan tu performais la caméra.

Juan Ferrari : Tout ce qui s’annonce entre nous et en moi à cette époque est condensé dans cette citation d’Octavia Butler dans la Parabole du Semeur : « Tu changes tout ce que tu touches, tout ce que tu touches te change ». Change est une pièce personnelle intime, je l’ai réalisée pour la création théâtrale Star Magnolia du NeuMarkt à Zurich, autour de l’œuvre d’Octavia Butler. L’idée était de créer des capsules vidéos en relation avec l’œuvre de l’autrice qui se répandent sous formes de messages en images et qui apparaîtraient virtuellement dans différents contextes. Ça me rappelle ce que Cléo a fait avec les Love Letters [p. 40] : hacker des canaux de communications pour répandre des messages, comme des bouteilles à la mer. C’est le récit de l’école que nous avons créée en décidant de faire de nos vies et de nos expériences les plus intimes notre terrain de recherche, notre support d’apprentissage, notre atelier de fabrique et notre champ de bataille.

Marynet J. : L’idée de mutation et de renaissance depuis l’état de cendre, au centre de nos réflexions pour l’exposition « Born Again Raised By You », fait également écho à ton travail Ghizlane qui transforme des déchets plastiques en membranes délicates à l’aide de fils de soie [p. 39] : une sublimation en sculptures-organes évoquant l’énergie féminine.

Ghizlane Sahli : La transmutation du déchet est encore plus forte qu’avec un autre matériau : il a une vie antérieure dont l’énergie rapportée participe pleinement à la nouvelle œuvre créée. Le geste de broderie que je répète sur le déchet, infiniment, pour le couvrir, devient une transe, fait l’effet d’un mantra. Et ce fil qui tisse est le lien par lequel je peux explorer mon sujet de prédilection, qui est le corps de la femme et son intimité. Depuis l’aube des temps, le fil, la broderie, le tissage ont été des moyens pour les femmes de s’exprimer. Moi, je les utilise pour faire une célébration poétique, qui s’inspire de la nature, dépasse les tabous et les soumissions, et libère le corps et l’esprit. Je célèbre les corps féminins en revendiquant leur sensualité, c’est ma manière de combattre toutes les injonctions qui pèsent sur nous, encore aujourd’hui.

Marynet J. : On voit dans ton travail un cheminement extrêmement libérateur pour les publics qui te côtoient en particulier dans les ateliers que tu mènes avec le projet 28xX [p. 268-269], où tu associes l’action de broder des vulves à des discussions sur l’intime dans des groupes de femmes.

Ghizlane Sahli : 28×4 a commencé lors de ma résidence à la cité des arts à Paris que Cleopheé a filmé. 28 pour le cycle menstruel et 4 pour les saisons de l’existence de la vie d’une femme. Je racontais alors mon histoire personnelle. J’ai depuis été invitée à partager cette histoire avec d’autres femmes, ailleurs : cette évolution du projet, je l’ai appelée 28xX. Il y a d’abord eu Ouagadougou, puis Dakar, Porto Novo, Abidjan et d’autres destinations sont en discussion. Il s’agit d’ateliers, qui rassemblent des femmes de tout âge, de tous horizons et de toutes croyances, au cours desquels nous échangeons sur nos parcours en tant que femmes et nous parlons de notre corps. Nous brodons sur papier la forme de notre vulve qui incarne notre féminité et notre liberté, pendant que nous nous racontons des histoires personnelles. Nous développons des techniques locales de broderie et de tissage, en utilisant des matériaux spécifiques au pays. À Dakar, une des participantes de l’atelier a exprimé le désir de représenter ce motif avec du henné. En arabe hinnā, ça veut dire : poser de la tendresse sur quelque chose, du précieux. C’est un acte sacré d’envelopper dans le henné, et ça m’a bouleversé qu’elle ait cette idée, donc on l’a fait.