Maurizio Lazzarato proposait dans son dernier ouvrage d’appeler noo-politiques « les nouvelles relations de pouvoir qui prennent comme objet la mémoire et son conatus (l’attention) ». La noo-politique (telle qu’elle s’exerce aujourd’hui à travers « les réseaux hertziens, audiovisuels, télématiques, la constitution de l’opinion publique, de la perception et de l’intelligence collective ») opère « la modulation des flux de désirs et de croyances, et des forces (la mémoire et l’attention) qui les font circuler dans la coopération entre cerveaux »([[Maurizio Lazzarato, Les Révolutions du capitalisme (Paris, Les empêcheurs de penser en rond, Seuil, 2004), pp. 83-86. Pour l’ancrage d’une telle noo-politique dans la sociologie tardienne, voir l’ouvrage précédent du même auteur : Puissance de l’invention. La psychologie économique de Gabriel Tarde contre l’économie politique (Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2002).). Ce néologisme, dont une note précise qu’il faut le situer au croisement du noûs des Grecs (« la partie la plus haute de l’âme, l’intellect ») et du fournisseur d’accès à Internet Noos, s’inscrit dans une tradition de pensée que l’auteur fait explicitement remonter à Gabriel Tarde et à Leibniz. De même que Tarde avait pris la peine de préciser son rapport à Leibniz dans un long essai consacré au rapport entre « Monadologie et sociologie », de même Maurizio Lazzarato propose-t-il une néo-monadologie qui puise chez Leibniz les concepts d’ « événement » et de « monde possible » à partir desquels se construit son analyse politique des mouvements sociaux du début du XXIe siècle.
Au cours des dernières années, on a pu sentir s’installer, dans les milieux de pensée d’inspiration deleuzienne, un certain clivage entre, d’une part, une filiation spinoziste, qui va puiser dans l’Éthique et le Traité politique sa conception d’un mouvement réel des sociétés humaines articulé en termes de puissance de la multitude, d’auto-organisation constituante, de nécessitarisme anti-humaniste, de stratégie du conatus et d’économie des affects, et, d’autre part, une filiation leibnizienne, qui raisonne en termes de puissance de la différence, de sensibilité monadique, de bifurcations infinitésimales, de pluralisme, de monde possible et de virtuel. D’un côté, une lignée qui va de Spinoza au Deleuze du Problème de l’expression, en passant par Marx et Toni Negri ; de l’autre, une lignée qui va de Leibniz au Deleuze du Pli, en passant par Tarde et le pragmatisme américain. À Leibniz, la première filiation reprochera son providentialisme, son dualisme, ainsi que ses professions de foi trop conciliantes avec les doctrines chrétiennes du libre arbitre et de l’âme ; à Spinoza, la seconde filiation reprochera d’étouffer le pluralisme sous le monisme de la substance unique, d’écraser le possible et le virtuel sous le poids de la nécessité et de la perfection du réel, d’aplatir l’événement sous le fer à repasser d’une causalité intégralement intelligible. Ces deux traditions sont-elles parallèles, rivales, incompatibles – ou complémentaires et articulables entre elles ? Deux parutions récentes, qui feront certainement date dans l’histoire de l’exégèse spinozienne, permettent de lancer des ponts – relevant en dernière analyse de la « noo-politique » – entre la philosophie de la cause immanente et celle de l’invention du possible.
une théorie de la trace
Spinoza et le signe. La genèse de l’imagination de Lorenzo Vinciguerra propose certes une reconstruction méticuleuse de la théorie spinozienne du signe, saisie dans un cadrage inspiré de Pierce([[Lorenzo Vinciguerra, Spinoza et le signe. La genèse de l’imagination, Paris, Vrin, 2005, 334 p. 30 €. L’auteur avait déjà proposé une articulation entre spinozisme et pragmatisme dans l’article « Image et signe entre Spinoza et Pierce. Pour une lecture pragmatiste du spinozisme » publié dans le recueil (dont il était également l’éditeur) Quel avenir pour Spinoza ? Enquête sur les spinozismes à venir (Paris, Kimé, 2001), pp. 249-267.). Comme le sous-titre l’indique, ce livre participe toutefois d’un projet plus large, qui consiste à rendre compte de l’ensemble de l’activité imaginative, telle que la conceptualise Spinoza. De façon encore plus ambitieuse, l’auteur propose en fait une refondation complète de l’ontologie spinoziste sur des bases aussi inattendues qu’éclairantes, puisqu’elles reposent sur les propriétés du « mou » et sur la notion de trace. Je caractériserai cette redescription de l’ontologie spinoziste à travers six étapes principales :
a) De la sensation à l’affection. Après une première partie consacrée à une étude de la notion de sensation et de la façon dont Spinoza s’en sert pour écarter le spectre du scepticisme et redéfinir les notions d’étonnement et d’admiration (pp. 25-89), et après avoir posé que la sensation relève de la connexion et que « percevoir, c’est toujours affirmer une relation » (54), Lorenzo Vinciguerra développe la dimension la plus originale de son travail dans une deuxième partie intitulée « Le corps et sa trace » (pp. 91-162). Il commence par mesurer les enjeux du déplacement qu’opère Spinoza de la notion de sensatio à celle d’affectio, et montre en quoi, puisque « tout ce qui peut arriver [contingere à un corps ce sont des affections » et « puisque le corps, en tant que mode, est lui-même une affection de Dieu », alors « l’affection du corps est toujours l’affection d’une affection » (96) – « le corps étant moins le support que le rapport immanent de ses affections » et l’affection étant « toujours essentiellement un rapport de rapports » (105). Dans le cadre ainsi posé, « l’affection définit à la fois ce qui modifie la constitution d’une chose et ce qui la constitue comme essence » (107). Par ailleurs, « puisque je suis une idée de corps, ce qui est connu de mon existence est le résultat d’une affection de celui-ci, qui a toujours sa prémisse dans une autre chose qu’elle-même et non dans l’ego artificiellement réduit à l’illusion d’un isolement transcendantal » (118).
b) Une physique générale du mou et de la trace. L’auteur propose alors de caractériser la mécanique de ces processus d’affection à partir d’une tripartition entre le mou, le dur et le fluide : « est mou tout ce qui est apte ou se prête à être revêtu [induere de traces [vestigia » ; « le mou est ce lieu moyen, entre le dur et le fluide, au sein duquel un corps est modifié par des autres, qui y laissent leurs traces » ; « on pourra comprendre le dur comme ce qui résiste le plus à la traçabilité, et donc aussi ce qui retient plus durablement les traces ; et le fluide comme ce qui, n’opposant pratiquement pas de résistance, ne retient quasiment pas les traces des corps extérieurs ». Avec pour résultat que « tout corps, dans la mesure où il est susceptible d’être un lieu de traces, c’est-à-dire de porter les marques d’autres corps, peut être considéré comme étant plus ou moins mou » (129).
c) Une redescription de la notion de « corps ». C’est la productivité théorique d’outils aussi simples et intuitifs qui fait un des charmes principaux du livre de Lorenzo Vinciguerra. Cette physique de la trace permet en effet de saisir que « la constitution d’un corps, en tant qu’affection, n’est jamais que le résultat de ce que toutes les traces (innées et acquises) ont fait de lui » (131). D’une part, cette définition du corps comme champ de traçabilité recouvre de très près – et illustre de façon très heureuse à des fins didactiques – la notion de « mode » que Spinoza met au cœur de son système : « rien ne convient donc mieux à son essence [de la trace que la définition du mode comme ce qui est toujours en autre chose par laquelle aussi il se comprend. Toute trace est un
d) Une sémio-physique de la trace, de la figure et de la forme. Avec des raffinements qu’on laisse au lecteur le plaisir d’aller chercher dans le livre lui-même, l’argumentation propose sur ces bases une caractérisation des corps à trois niveaux superposés, selon lesquels les traces s’agencent en figures, dont les variations se stabilisent autour de formes individuantes : « la figure d’un corps est donnée par une certaine position ou situation de ses parties » tandis que « la forme consiste dans l’union, selon une certaine loi, qui fait que des corps composent tous ensemble un seul et même corps ou individu » (139), avec pour conséquence que « la forme d’un corps n’est autre que la totalité des figures qu’il lui est donné de revêtir [… elle est cette puissance qui permet de passer d’une figure à l’autre, tout en se conservant » (140). « La richesse des figures auxquelles un corps peut se prêter traduit ainsi sa puissance, c’est-à-dire son aptitude à être modifié et à modifier son entourage. Alors que la forme exprime la loi interne du corps, la figure traduit la forme dans son rapport à l’extériorité » (142). De la sorte, « une nouvelle articulation fondée sur la relation forma-figurae-vestigia vient corriger et remplacer la conception abstraite du corps selon superficies-lineae-puncta » (144).
e) Une herméneutique de l’image et du signe. La troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Des images et des signes » (165-234), fait travailler ce vocabulaire de base pour développer la dimension représentative dont peuvent être investies traces, figures et formes. Reformulant le vieil adage sensualiste, l’auteur souligne que « rien n’est dans l’image qui n’ait été dans la trace » (169) et caractérise les images en ce qu’elles « signalent la présence, réelle ou fictive, d’un objet extérieur » (170). En s’appuyant sur l’approche pragmatiste, il articule la fonction représentative à travers une structure ternaire qui ajoute au représentant et au représenté le troisième terme qu’est l’interprétant, défini comme « celui ou ce relativement à quoi quelque chose [res est représenté et signifié par des images ou des signes », ou de façon plus précise comme « la catégorie sémiologique incarnée par un individu quelconque, qu’exprime la puissance d’enchaînement propre au corps et à l’esprit de cet individu » (202). Défini comme « un durcissement de l’image », « plus dur, et donc aussi plus stable » qu’elle, le signe « incarne une loi, une habitude » (217), qui cristallise les traces singulières sous la pression homogénéisante de normes collectives au fil des frayages projetés par l’activité imaginaire : « autant la trace est ce creux logé au fond du corps, autant le signe est ce relief que l’image gagne par le travail de l’imagination. Elle relève les traces de leur nature purement passive, rehausse et articule un autre plan de différences, sur lequel les images viennent se replacer » (217).
f) Une caractérisation de la signification comme relevant de l’enchaînement. La dernière partie de l’ouvrage, « De l’usage des signes » (237-298), analyse ce que Spinoza écrit des prophéties et de la révélation à la lumière de la sémiophysique posée au cours des chapitres précédents([[Le seul point de l’argumentation qui me semblerait mériter une discussion critique – que les limites de cette recension ne permettent pas de développer ici – serait celui de l’articulation, à mes yeux plus problématique que ne le laisse penser l’auteur, entre les principes herméneutiques explicités par Spinoza dans « la science des textes » qu’il esquisse dans les livres vii à xi du TTP, principes qui ont souvent été lus, non sans raison, comme posant les bases de l’approche philologique des textes, et le pragmatisme piercien fondé sur l’idée que « la signification d’une proposition n’est pas autre chose que tous les effets pratiques que l’affirmation de cette proposition implique » (229). Je suis convaincu que l’herméneutique spinoziste peut être pragmato-compatible, mais la démonstration de cette compatibilité reste à faire, comme le suggère d’ailleurs l’auteur qui signale (261) que ce travail n’a pu trouver place dans son ouvrage.). La signification y apparaît comme à localiser non dans la trace elle-même, mais dans les enchaînements dans lesquels elle s’inscrit : « il n’y a pas de traces qui constitueraient des unités de sens préétablies avant leur enchaînement, car celles-ci dépendent du processus par et dans lequel elles sont comprises : la chaîne doit être considérée comme première [prior par rapport à ses maillons » (199). Cela se vérifie à l’échelle de l’image : « la signification s’effectue moins par une image seule, que par le lien qui fait passer des unes aux autres. [… Si donc la signification relève de la mémoire, c’est que la signification de l’image dépend étroitement de l’enchaînement qui en oriente le sens » (193). Cela s’applique également sur l’échelle la plus large, celle de la vie d’un corps : « ce qui définit la forme d’un corps, c’est la pratique des enchaînements de ses figures, que sa puissance lui permet de revêtir » (157), cette pratique des enchaînements, ces savoir-faire, constituant l’ingenium propre à chaque corps, sa complexion (162).
vers une ontologie de l’écriture
On voit ce qu’une telle reconstruction du spinozisme peut apporter à une réflexion d’ordre noo-politique. Elle s’inscrit dans une série de parutions récentes([[Voir par exemple la belle synthèse de Chantal Jacquet, L’Unité du corps et de l’esprit. Affects, actions et passions chez Spinoza (Paris, PUF, 2004) – qui dénonce les dangers de la simplification imposée à cette question par la notion de « parallélisme » entre l’attribut des corps et celui des idées – ainsi que Fabienne Brugère et Pierre-François Moreau, Spinoza et les affects (Presses Universitaire de la Sorbonne, 1998), Syliane Malinowski-Charles, Affects et conscience chez Spinoza : l’automatisme dans le progrès éthique, (Hildesheim, Olms, 2004) et Pierre-François Moreau, Problèmes du spinozisme (Paris, Vrin, 2005).) qui ont en commun de mettre mieux en lumière en quoi le spinozisme ne saurait se réduire à un matérialisme (vulgaire) : la théorisation de la mens esquissée dans Éthique II et la conceptualisation des affects développée dans Éthique III-V ouvrent un vaste champ à l’étude à ce que Maurizio Lazzarato désigne (à la suite de Michel Foucault) comme « l’économie des âmes », économie qui, à travers une relecture de Gabriel Tarde, conduit « à son terme la désubstantialisation de l’être commencée avec Leibniz » ([[Voir Maurizio Lazzarato, « Puissance de la variation », Multitudes, n° 20 (2004), pp. 195 et Les Révolutions du capitalisme, op. cit., p. 30.). Le cadre de lecture proposé par Lorenzo Vinciguerra vise à « libérer la théorie spinozienne d’une interprétation matérialiste, sans pour autant incliner vers un idéalisme » (111) – ce qui la rend plus apte à rendre compte de la gamme de réalités que notre époque envisage sous la rubrique (ontologiquement problématique) de l’immatériel. « Ni les vestigia, ni les imagines ne sont à proprement parler des corps ; et néanmoins, elles sont corporelles, elles appartiennent à l’attribut étendue et ne doivent s’expliquer que sous cet aspect » (183). Dès lors que l’on considère les individus et les processus d’individuation comme de simples accumulations et concrétions de traces – toujours à la fois tracées et traçantes –, les comportements des corps et des esprits disposent d’un terrain commun sur lequel pourra se déployer l’analyse noo-politique, à partir du principe (très « tardien ») voulant que « l’esprit humain se laisse lire comme un champ de connexions d’idées qui s’enchaînent et s’affrontent selon des forces dont le sens nous échappe souvent parce que nous en ignorons les causes » (54).
Loin qu’une telle conception de l’immatériel ouvre la porte aux dérives mystiques, à la pensée magique, aux naïvetés du libre-arbitre ou à une quelconque substantialisation de « l’âme », la cadre spinoziste garantit que l’explication reste soumise aux exigences d’une causalité rigoureuse, articulée par la notion d’affection : « le concept qui sert de pivot et qui permet d’articuler le système des relations causales de la nature à celui d’une sémiologie générale, est précisément l’idée d’affection, qui est toujours à la fois l’affection du corps (la trace, qui s’articule à d’autres traces) et l’affection de la substance (le corps qui s’articule avec d’autres corps) » (181).
L’un des grands mérites du livre de Lorenzo Vinciguerra est dès lors de nous inviter à penser l’ontologie spinoziste comme une ontologie de l’écriture([[Pour quelques pistes sur une possible archéologie de cette ontologie de l’écriture, voir Yves Citton, L’Envers de la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières (Paris, Éditions Amsterdam, 2006), chap. iv « Auto-poésie » et chap. xv « Un livre qui s’écrit lui-même ? ».) : « Le mou du corps est le lieu où les corps s’inscrivent et s’écrivent en se signalant et se signifiant les uns aux autres. Les significations humaines sont une partie de ce processus infini. L’homme n’en est pas la source. [… C’est à peine une métaphore de dire que le corps mou, quel qu’il soit (humain ou autre), est un espace d’écriture, qui vient nourrir ce que Baudelaire appelait
Pour mieux rendre compte des formes de vie où les mécanismes propres aux sociétés de contrôle viennent se superposer massivement à ceux des disciplines, nous sommes conduits à penser « l’économie des âmes » comme relevant d’un travail d’entre-écriture (et d’entre-lecture, soit d’intel-lection). Tout à la fois reprenant et corrigeant l’ancien fatalisme qui affirmait que « tout est écrit là-haut », le spinozisme peut se résumer à la formule selon laquelle « tout s’écrit ici bas » : chacun de nos gestes est à la fois scripté, en tant qu’il est la résultante, complexe mais inéluctable, des divers conditionnements (éducationnels, érotiques, publicitaires, propagandistes, médiatiques) dont nous traversent les vagues d’imitations et les jeux d’oppositions qui structurent la vie sociale – et scriptant, en tant qu’il contribue (ne serait-ce qu’infinitésimalement) à relayer, à reconduire, à infléchir, à défléchir, à neutraliser ou à contrer quelques-uns de ces conditionnements.
penser le devenir actif à travers la communauté et la convenance
Si concevoir la réalité humaine en termes de traçage et d’écriture peut aider à reconfigurer les questions essentielles de la noo-politique, on voit que ces questions seront rapidement amenées à venir buter sur la distinction entre le traçage que l’individu subit et celui qu’il parvient à imprimer sur autrui, soit entre un statut passif et un statut actif à l’égard des processus d’écriture. C’est précisément cette distinction entre passivité et activité, telle que nous permet de la penser le spinozisme, que prend à bras le corps le livre de Pascal Sévérac, Le Devenir actif chez Spinoza([[Pascal Sévérac, Le Devenir actif chez Spinoza, Paris, Champion, 2005, 476 p.).
La force de cet ouvrage tient d’abord à son refus de tout compromis envers le strict déterminisme que défend Spinoza dans toutes ses conséquences – conséquences souvent dérangeantes, avec lesquelles les meilleurs interprètes de l’Éthique ont souvent tendance à ruser. Si tout est soumis à une causalité sans faille, si tout phénomène et tout « choix » est déterminé, si l’on refuse de reconnaître la moindre part de « vide » dans la constitution du monde et dans « l’implacable série infinie des causes finies » (81), alors comment ne pas devoir reconnaître que rien ne peut être autre qu’il n’est, que la catégorie du « possible » – telle qu’elle fait surface dans un slogan comme « Un autre monde est possible » – est dénuée de sens et, dès lors, que tout est (aussi) parfait (qu’il peut l’être) ? Pascal Sévérac montre que la solution deleuzienne à cette question, en posant les individus comme pouvant être « séparés de leur puissance », en leur attribuant donc une « réserve de puissance » face à laquelle leur comportement réel se trouverait « en retrait », trahit la logique profonde de la pensée spinozienne – ce qui ne l’empêche d’ailleurs nullement d’avoir fait rebondir le spinozisme dans des directions particulièrement fécondes. Le défi de l’ouvrage consiste donc à penser le devenir actif « à partir de l’idée selon laquelle l’homme est toujours aussi parfait qu’il peut l’être » (p. 29), prenant acte du fait qu’« il n’y a de puissance qu’épuisée en son activité même » (40). C’est ce défi que pose le premier chapitre (« Une ontologie de la pure activité »), défi intimidant, mais incontournable et passionnant, que le reste du livre relève de la façon la plus convaincante.
Il ne saurait être question de suivre pas à pas l’argumentation rigoureuse patiemment articulée par l’auteur, avec un remarquable sens pédagogique, pour « refonder » la possibilité de notre devenir actif (voire la possibilité de la catégorie même de « possible »). On se contentera de relever en quoi cette reconstruction du spinozisme aide celui-ci à investir la réflexion noo-politique. On peut ainsi résumer le soubassement ontologique proposé par le spinozisme en partant du mot qui sert à y exprimer le fait d’être « contraint » (par opposition à être « libre ») : coactus. Ce mot dit certes que tout individu, en tant que mode, ne peut exister et opérer « que contraint par autre chose » (coactus ab alio), mais il suggère aussi que toute action ne peut-être pensée qu’à partir d’une communauté : agir, c’est forcément agir-avec (co-agere). Contrairement à nos habitudes de pensée les mieux ancrées, pour Spinoza « être actif signifie, pour un mode, non pas rendre passif un autre mode, mais bien plutôt le rendre nécessairement actif : agir, c’est faire agir – au sens où être actif, c’est nécessairement, pour soi-même, à la fois rendre actif un autre et être rendu actif par un autre, lui-même actif » (79).
Plus précisément, deux modes ne peuvent être cause l’un de l’autre, nous dit Spinoza, que dans la mesure où « ils ont quelque chose de commun entre eux ». Le fait d’opérer ab alio « implique un per communis minimum » (90), et c’est du rapport entre cet autre et ce commun que Pascal Sévérac propose de tirer « la seule condition pour qu’un mode fini soit actif » : « il faut et il suffit que ce à travers quoi ce mode détermine un effet soit identique à ce à travers quoi il est déterminé à produire cet effet » (89). Il en découle qu’« être contraint, pour un mode fini, signifie donc toujours en quelque manière être déjà actif – agir en vertu de sa participation à l’activité même » de cet autre qui agit à travers lui (91).
Or « être déterminé par une autre chose à travers ce que l’on a de commun avec elle, voilà ce que nomme le concept de convenance » (93). Cette notion de convenance joue un rôle de pivot sur au moins trois plans. D’une part, elle requiert et fonde une communauté entre les êtres agissants, ceux-ci étant amenés à s’organiser selon des « seuils de différenciation » ou « niveaux de communauté » (105) ; d’autre part, elle fait l’objet du déploiement de ce qui sera la principale forme d’activité humaine, la connaissance rationnelle, laquelle vise à assurer une identification adéquate des « convenances, des différences et des oppositions » entre les choses observées (109) ; enfin, c’est précisément sur la base d’une telle connaissance rationnelle (des convenances) que les communautés humaines peuvent ériger leurs institutions les plus salutaires. Gardons de cette infrastructure ontologique la leçon que c’est seulement à travers une co-action avec autrui basée sur une communauté de convenance que les individus peuvent espérer devenir actifs.
vers une théorie de l’occupation de l’esprit
Même si l’on précise, comme c’est le cas au seuil du quatrième chapitre intitulé « Théorie de l’occupation de l’esprit », que « le devenir actif du corps est dans la multiplicité des connexions qu’il établit avec les autres corps » (202), on voit certes que ces « connexions » supposent des communautés de convenances, mais on voit encore mal comment mesurer l’activité dont il est question. Si chacun épuise à tout moment la puissance qu’il a en lui, si être contraint, c’est déjà être actif, alors tous les chats risquent d’apparaître également gris dans le crépuscule d’une activité diluée au point de se confondre avec la passivité. Plus précisément : si l’esprit est à chaque instant au maximum de son rendement (puisqu’on lui dénie toute réserve de puissance), comment dégager de ce monde parfaitement oppressif la moindre perspective de projet éthique et de devenir actif ? Pascal Sévérac suggère que la clé d’un tel devenir actif est à chercher d’un côté inattendu, celui d’une opposition entre admiration et perception simultanée d’une pluralité de choses.
La connaissance adéquate (ou rationnelle) requiert en effet la perception plurielle simultanée, en ce qu’elle porte non sur une chose ou sur une autre, mais sur des rapports (de convenance ou disconvenance) entre diverses choses (204-214) : « il n’y a d’intelligence des rapports internes entre les choses (intelligence de leurs convenances, différences et oppositions) qu’à travers une contemplation plurielle simultanée » (244). En ce sens, le devenir actif implique paradoxalement l’aptitude à être affecté, et ce par le plus de choses possibles. À l’inverse, « l’esprit est dans l’admiration lorsque l’image d’une chose n’est pas enchaînée, et donc ordonnée, avec d’autres images » (250) ou, comme le dit Spinoza lui-même, « l’admiration est l’imagination de quelque chose, en lequel l’esprit demeure fixé, parce que cette imagination singulière n’a aucune connexion avec d’autres » (E, III, déf. aff., 4).
Faut-il pour autant dire qu’il suffit de « vouloir faire effort » vers la contemplation plurielle simultanée et vers l’intellection rationnelle pour devenir actif, et que ceux qui ne voudraient pas faire cet effort resteraient « en retrait » de leur puissance de pensée ? C’est la voie qu’empruntent Descartes et les cartésiens des siècles suivants, en promouvant un velléitarisme de l’attention (avec, pour son envers logique, une culpabilisation de l’inattention individuelle). Pascal Sévérac suggère que Spinoza reconfigure le problème en montrant que la dynamique spontanée de la pensée est celle de la connaissance adéquate : il relève de l’automatisme psychique (et non de la libre orientation de l’attention) que l’esprit perçoive simultanément une pluralité de choses et tente de les organiser en fonction de rapports de convenances. Une attention affective qui nous fait désirer la connaissance vraie peut bien venir réorienter après coup nos efforts de pensée, mais tout dépend en réalité de la place dont dispose l’automatisme psychique producteur d’idées adéquates pour se déployer dans l’esprit de l’individu : « il s’agit avant tout pour l’idée vraie donnée en notre esprit d’occuper l’espace de la pensée » (223).
L’admiratio, qui s’oppose à la contemplation plurielle simultanée, relève donc d’un phénomène de blocage de la pensée, d’un « empêchement de penser » dont la structure relève de la distraction. Or, cette distractio – envers non culpabilisant du divertissement pascalien – présente les particularités remarquables (a) d’être « un empêchement qui n’est pas ressenti comme tel », (b) de « n’envelopper aucune souffrance par elle-même », (c) de « s’accommoder fort bien de la joie » au point de « polariser l’esprit sur la poursuite d’une jouissance ou d’une joie » (235-236). Qu’elle se passionne pour les succès de son équipe favorite de football, pour l’accumulation de richesses ou de titres de gloire, la pensée distraite développe bien une certaine forme d’activité de pensée (parfois intense) et peut parfaitement s’accompagner de joies (parfois nombreuses), mais elle n’est que « l’affirmation de la puissance de penser dans une impasse » (247), en ce qu’elle conduit à « l’absorption de l’esprit dans une seule pensée » (la victoire du dimanche, le compte en banque, la légion d’honneur) et attire l’automatisme psychique vers des cercles vicieux qui le « déconnectent d’autres pensées qui seraient à même d’élargir son champ de conscience, et de le libérer de ses idées fixes ou préjugés » (299).
L’argument central de l’ouvrage se trouve dès lors résumé ainsi : « l’admiration est la pensée passive par excellence, c’est-à-dire la pensée empêchée de vraiment penser, et cela d’autant plus que l’empêchement n’est pas ressenti comme tel. Cette distraction de la pensée est fondamentalement ce qui empêche tout devenir actif, car elle est ce qui « bloque » – sans nécessairement l’attrister – l’effort d’agir. Pour libérer alors cet effort, nulle supposition d’une puissance intérieure non encore actualisée n’est requise : l’effort d’agir est en lui-même le devenir actif, et il suffit – mais c’est là toute la difficulté – de lever les empêchements pour qu’automatiquement s’affirme la puissance d’agir. L’activité intellectuelle n’est d’une certaine manière rien d’autre que l’affirmation d’une pensée qui ouvre les cercles de pensée admirative sur d’autres horizons de pensée. » En découle un principe éthique : « est mauvais l’affect qui, tristesse ou joie, amour ou haine, a la structure de l’admiration : est mauvais l’affect qui enferme en une seule image, ou en seul enchaînement d’images, la sensibilité affective du corps, et qui ainsi sépare l’esprit de toute pensée adéquate » (300-301).
Le livre de Pascal Sévérac développe dans son dernier tiers la théorie du modèle (exemplar) qu’ébauche la préface d’Éthique IV, expliquant le rôle dynamique de la fiction et de l’anticipation imaginaire dans le devenir actif de l’individu (304-327). À travers une réflexion sur la nocivité des « affects tenaces » (327-336) et un détour par l’équation proposée par Canguilhem entre santé et pluralité normative (340-354), s’esquisse un modèle (artificiel) de la vie humaine ne « commandant rien d’autre que de vivre à travers la multiplicité de ces normes actives que constitue chacune des parties de notre essence » (348), et définissant le devenir actif « comme un devenir sensible, dans la mesure où l’aptitude à être affecté relève de l’activité au sens fort ; mais aussi comme un devenir ferme, dans la mesure où le corps équilibré a la puissance, automatiquement, d’enchaîner ses images selon un ordre qui, sur le plan mental, est intellectuel » (354). C’est à partir d’un tel exemplar que s’ouvre un champ du possible au sein même du déterminisme spinoziste, non pas du fait d’une réserve de puissance donnée et non encore utilisée, mais de par la création d’un écart envers une norme artificielle et imaginaire qui aura pour mission de tirer le réel vers (ce que cette norme pose comme) le haut – selon un mécanisme relevant du bouclage récursif et de « l’auto-affection de l’essence » (338).
un triple impératif noo-politique
Aussi bien la redéfinition de la notion de « corps » à partir de la traçabilité que la mise en lumière de la co-action propre à tout devenir actif montrent que ces deux ouvrages majeurs cherchent à configurer la pensée spinoziste en articulation directe avec les problèmes éthiques (comment concevoir l’agir ?) et politiques (comment s’auto-organisent les rapports sociaux ?) propres à notre époque de surexposition médiatique. Grâce à eux, la réflexion d’inspiration spinoziste peut se brancher (plus) efficacement sur toute la pensée de « l’économie des âmes » et l’écologie de l’esprit qui s’est développée de Gabriel Tarde à Bernard Stiegler, en passant par Michel Foucault, Félix Guattari ou Maurizio Lazzarato. L’ontologie de l’écriture des traces et la théorie de l’occupation de l’esprit offrent de précieux cadrages analytiques à quiconque souhaite comprendre « la modulation des flux de désirs et de croyances, et des forces (la mémoire et l’attention) qui les font circuler dans la coopération entre cerveaux ».
« Penser autre chose que ce à quoi nous pensons habituellement – et peut-être parvenir à penser autrement les choses que nous pensons ordinairement – tel est l’objectif d’une activité de pensée libératrice » (Sévérac, 355). On voit immédiatement à quel point un tel impératif catégorique suffit à condamner comme opprimantes – comme Armes de Distraction Massive – la vaste majorité des traces que laissent dans nos cerveaux nos images télévisuelles quotidiennes. Mais loin de se borner à condamner (facilement) le ressassement d’habitudes (esthétiques et idéologiques) consensuelles, ces livres nous permettent de théoriser, par exemple, en quoi le fait divers, tel qu’il occupe l’espace du journal télévisé, constitue une maladie comparable au cancer publicitaire : en fixant, semaine après semaine, l’attention collective sur « ce qui est absolument hors du commun » (deux jumelles kidnappées par un conducteur de bus, trois grands-pères saucissonnés dans un village poitevin), le fait divers nous bloque dans la structure de l’admiration, « dans une imagination déconnectée de toutes pensées » (279), face à un objet « dont nous ne pouvons rien comprendre » (128). Que notre passivité soit joyeuse lorsque la machine à spectacle multiplie notre étonnement devant la beauté « hors du commun » des stars ou les merveilles de nouveaux effets spéciaux, cela ne fait que nous conforter dans notre empêchement de penser.
On le sent toutefois, les outils d’analyse proposés par Lorenzo Vinciguerra et Pascal Sévérac n’apportent aucune réponse toute faite ; leur vertu consiste plutôt à permettre de poser de meilleures questions. Si l’on voit bien qu’« est mauvais l’affect qui enferme en une seule image, ou en seul enchaînement d’images, la sensibilité affective du corps, et qui ainsi sépare l’esprit de toute pensée adéquate », comment parvenir à introduire du « nouveau », comment briser le cercle de « ce à quoi nous pensons habituellement », sans choir pour autant dans la paralysie admirative ? Sous quelles conditions esthétiques (de non-redondance, de décalages) l’expérience audio-visuelle donne-t-elle lieu à cette « perception plurielle simultanée » dont elle paraît relever mécaniquement (images + sons) ? À partir de quels seuils les connexions que le corps établit avec d’autres corps risquent-elles de saturer son aptitude à penser (plutôt que de la favoriser) ? Quels degrés de mollesse ou de dureté face aux traçages dont se constitue notre être permettent le mieux de développer notre aptitude à être affecté, sans réduire excessivement notre capacité de résistance envers des empreintes mutilantes ?
Ce travail de réflexion noo-politique qui, à l’échelle de l’histoire humaine, en est à ses premiers balbutiements, nous convie effectivement à prendre la politique à revers. La question – contrairement aux cercles vicieux que reproduisent les sondages – ne consiste pas à savoir ce que l’on pense de X ou de Y (problème sociétal ou femme politique), mais à penser le questionnement lui-même en termes d’occupation de l’espace noo-sphérique et en termes de traçage des flux de désirs et de croyances.
Un triple impératif noo-politique émerge dès lors à la lecture de ces deux livres majeurs : (a) repenser la (micro et macro) politique en termes de traçage sur des corps collectifs dont la mollesse relative résulte elle-même de leur statut ontologique d’« affection d’affections », ou d’« écriture d’écritures » ; (b) résister au régime d’Occupation admirative qui bloque actuellement la pensée dans les plus larges pans de la noo-sphère ; (c) favoriser l’imagination d’une multiplicité de modèles et de normes capables de frayer de nouvelles voies d’individuation à notre devenir actif (inéluctablement) collectif.
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