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Banlieues, sexes et le boomerang colonial

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La décolonisation de la France n’est pas terminée. N’ayant rien vu (re)venir, elle se prend aujourd’hui le boomerang de plein fouet. Isolement linguistique, postcolonial studies en jachère, surdité envers les garçons comme les filles de banlieue (émeutes, voile) : les mots font défaut aux institutions. Prises de court, elles surenchérissent en matière de distorsions médiatiques et de répression / sélection aux frontières.

The decolonization of France is not over yet. Blind to what was coming (back), France is now badly hit by the boomerang : linguistic isolation, postcolonial studies in slumber, deafness towards the boys and girls of the suburbs (riots, Islamic veil): words are cruelly lacking for institutions to make sense of what’s happening. At a loss, they can only multiply distortions in media coverage and repression/selection at the borders.

La France paraît soudain un pays en stase, loin des avant-gardes dont elle se targuait([[R. Iveković, « Le Retour du politique oublié par les banlieues », in Lignes n° 19, février 2006, pp. 64-89.). Dans les banlieues, une guerre des pauvres se profile comme un prolongement spectral des guerres coloniales([[Filippo Del Lucchese, Miguel Mellino, « L’ombra delle colonie sulle banlieues », Il Manifesto 29-12-05 p. 12.), mais la révolte se situe tout autant sur le plan symbolique. Les soulèvements en question en disent long sur les sociétés occidentales. Cependant, il s’agit d’un conflit social et politique bien français, non d’un conflit religieux importé (Srdjan Vrcan). Le boomerang colonial à retardement a rebondi. C’est l’annonce de transformations importantes à venir. Autant les accompagner plutôt que de les subir.
J’applique en partie à l’analyse du cas français les instruments conceptuels que j’avais appliqués à l’ancienne Yougoslavie lors des événements tragiques de la fin du 20e siècle. Je les dois à un penseur hors normes dont je m’étais inspirée dans mon travail, et qu’il serait bon de pouvoir lire en français : Radomir Konstantinović. Cela ne veut pas dire que la situation soit la même qu’en Yougoslavie, mais les deux cas font désormais partie du tableau général post-communiste et post-colonial. La comparaison permet de montrer, toute proportion gardée, des tendances générales dues à la mondialisation.

La langue
Il y a une difficulté toute particulière à prendre en marche le virage nécessaire dans les sciences et les savoirs en France : les récents soulèvements acquièrent une signification par et dans la mondialisation. Celle-ci se répercute et est véhiculée plus facilement par la langue anglaise, seule langue universellement mondialisée, au détriment de nombreuses autres langues.
Certaines autres langues que le français, du fait de leurs contextes, acceptent plus facilement la traduction, le bilinguisme, et du fait qu’elles profitent des réseaux périphériques, transversaux et Sud-Sud. Leurs histoires sociales sont moins moulées aussi par des crispations muséifiantes et autosatisfaites comme celle de la Révolution française et de la république. Car il y a surtout dans ces acquis un arrêt de l’histoire. L’arrêt est sans doute le fait de toute révolution institutionnalisée par le pouvoir : l’expérience des pays du socialisme réel de même que celle du socialisme autogestionnaire le montrent. Il se crée une rupture là où, et quand, notre vécu ne ressemble plus à ce que l’on nous récite, lorsqu’on ne se reconnaît plus dans les formules officielles. L’universalisme français se révèle ainsi être un provincialisme. Nous le vivons aujourd’hui, toute proportion gardée, comme cela fut vécu hier par d’autres sociétés (pour cet auteur, en ancienne Yougoslavie). C’est là qu’intervient le vide, le risque aussi, de la palanka, de l’esprit de bourg. Celui d’un désir spectral impossible à assouvir et potentiellement violent.
Il est difficile de faire passer la pilule amère du français – langue non mondiale, langue en grande mesure provincialisée. Nous nous trouvons face à un problème de réception lorsque le jargon sociologique, le vocabulaire des politiques et le langage commun se rejoignent dans leur surdité face à ce qui se dit avec peine. Ne pas entendre ce qui se dit en dehors des chemins battus, ou ne l’entendre que comme cri inarticulé, comme folie et violence, c’est là une violence épistémique et historique qui nous dépasse individuellement. Celle d’une époque et d’un contexte déterminé. Il faut s’y arracher. La violence est du côté de la non-reconnaissance de la révolte. Y a-t-il révolte qui ne soit pas politique ? À la télé, on ne nous a pas montré la résistance des insurgés, simplement leur violence aveugle. Ce que l’on n’entend pas comme discours de ces jeunes, on le voit pourtant dans le message de leurs corps intervenus sur la scène publique. La violence est toute dans cette manière de voir, à laquelle répond la contre-violence des garçons. Konstantinović a travaillé sur ces questions de langue dans un contexte précédant notre époque postcoloniale, géographiquement déplacé par rapport à elle et l’anticipant, mais toujours valable. C’est celui de la mise en place, et de l’échec, de la modernité (ou de son échec partiel)([[Konstantinović, Bice i jezik, Vol. 1-8, Belgrade – Novi Sad, Prosveta-Rad-Matica srpska 1983.). La mise en place puis l’effondrement du communisme, de même que la crise à retardement postcoloniale qui aujourd’hui nous frappe, renvoient toutes deux à la manière dont s’est opérée la transition à la modernité.
Le manque de mots dans le discours public des médias, des politiques ou des chercheurs pour dire la révolte des quartiers, renvoie curieusement l’image d’une autre aglossie, celle des garçons sur leurs barricades. De ces jeunes démunis de tout capital matériel et de possibilité d’exercer leur citoyenneté, privés d’égalité au nom de l’universalisme républicain. Leur langage était leurs corps apparus soudain dans l’espace public. Même sans l’entendre, on a très bien compris ce qu’ils veulent, nous le savions déjà. Leur mutisme renvoyait au manque d’écoute et de réception de leur message. À l’incapacité de saisir ce qui se présente nécessairement en dehors des normes de recevabilité.

Nouveaux outils épistémologiques et raison postcoloniale
Il n’y a pas, en France, de champ académique dénommé « études postcoloniales », comme c’est le cas dans l’espace de la langue anglaise. Les divers découpages des disciplines de recherche, de savoir, sont le résultat d’histoires du savoir tout autant différentes selon les langues. Bien qu’il n’y ait pas de départements d’études coloniales et postcoloniales ni de discipline indexée au CNU ou au CNRS, il y a bien en France de la recherche qui pourrait être classée sous ce label, relevant de l’histoire, du droit, de la sociologie, de la littérature, etc. Ces disciplines ne sont pas perçues, en France, comme faisant partie d’un ensemble situé dans et comparable aux Cultural Studies, bien que la philosophie, elle, ici comme ailleurs, se donne le droit de puiser dans les autres disciplines. Quand elle le fait, elle ne se targue pas pour autant d’études culturelles, comme c’est le cas en langue anglaise. Les études postcoloniales en anglais, d’origine complexe, sont casées dans les Cultural Studies, ce qui les maintient d’emblée dans un horizon interdisciplinaire supposé. Mais ce qui caractérise ce champ disciplinaire – indiscipliné à un regard plus rigide – ce sont ses origines multiples et croisées. Les Subaltern Studies en sont le socle([[Pour un aperçu (qui, caractéristiquement, s’approprie le féminisme), voir Partha Chatterjee « Controverses en Inde autour de l’Histoire coloniale », Le Monde diplomatique, février 2006, pp. 22-23.). En langue anglaise, ces dernières développèrent une approche variablement critique envers le marxisme, accusé non à tort d’eurocentrisme et d’application dogmatique d’une grille d’analyse en classes sociales et d’une historicisation peu appropriées à l’Inde ou aux anciennes colonies. Les subalternistes furent également critiques envers le colonisateur britannique et envers les nationalistes qui allaient mener, en Inde et dans les décolonisations des années 60, à l’indépendance. Ainsi inspirées, les Subaltern Studies eurent accès directement à des universités étasuniennes et se trouvèrent englobées dans, puis usées et enrichies par, un échange avec les études postcoloniales qu’elles nourrirent. Au lieu de rester un champ fermé, les Subaltern Studies, aussi bien que les études postcoloniales en anglais, s’ouvrirent les unes aux autres en accueillant constamment de nouvelles contributions. Les études postcoloniales qui en résultèrent se trouvèrent impulsées aussi bien par le Nord que par le Sud et donc par des intérêts divers. Au Nord, elles se retrouvèrent surtout corrigées par un regard réfracté du Sud global. Les études postcoloniales n’ont jamais eu de corpus de textes uni et définitif, mais certains auteurs français sont régulièrement au menu des universités. Elles sont le fruit d’un tour de vis supplémentaire de la mondialisation qui a lancé tous ces éléments dans un espace public mondial en anglais ayant aussi des implications au plan épistémologique. Ce dernier, certes, plus ou moins exigu dans chaque pays, n’en est pas moins international pour une tranche sociologiquement cosmopolite d’une intelligentsia anglophone et polyglotte désormais sans frontières. Les institutions françaises ne participent pas de ce mouvement. Les études postcoloniales se greffent différemment selon les pays, les langues et l’histoire. Le lieu d’où l’on parle n’est déjà plus indifférent dans les sciences depuis plusieurs décennies. Les pays de langue espagnole, portugaise, allemande, japonaise, chinoise et autres ont moins de mal que le français à prendre part à ce mouvement. Il y a déjà explicitement des études subalternistes et postcoloniales latino-américaines, par exemple.
Là où les choses ne sont pas encore institutionnalisées, où des négociations sont en cours pour un nouveau standard, dans la situation d’anomie qui suit la guerre, tout paraît encore possible. C’est ainsi pr exemple que l’Université de Sarajevo a paradoxalement moins de problèmes à introduire des nouveautés, telles que les études de genre ou les études postcoloniales, que l’université ou la recherche françaises. Il règne en ces dernières un désolant égalitarisme par le bas. On coupe la tête a tout ce qui dépasse, les chercheurs font leur travail presque clandestinement et à titre personnel. Selon les cas, mais hélas souvent, une inertie agissant elle-même comme un « esprit de bourg » dont on ne saisit jamais la source, bloque l’innovation et les initiatives. Le concept d’interdisciplinarité ne passe lui-même toujours pas en pays centralisé. Des reformes conservatrices surviennent aujourd’hui en France plus facilement que des initiatives innovatrices. Déjà les noms des sciences et disciplines arrêtés de longue date par des décisions ministérielles empêchent de percevoir puis d’analyser des phénomènes mieux éclairés à leurs croisements et par delà leurs limites. Tout un appareil conceptuel, des terminologies, des vocabulaires ainsi immobilisés, ont tendance à prévenir de penser des contenus nouveaux, à prohiber la traduction. La langue en devient morte et mortifère, un instrument « policier ». Le discours interdit ce qu’il ne saurait dire. La levée de boucliers du consensus mainstream se manifeste à chaque fois que la langue sort de ses gonds. La tradition en la matière est, dans la langue française plus que dans tout autre, très forte aussi sur le plan littéraire, et la fonction neutralisante en est entretenue par l’Académie française qui n’autorise qu’au compte-gouttes les néologismes.
Il n’est pas étonnant que l’on ne puisse ni dire ni penser facilement la condition postcoloniale, le soulèvement des banlieues, la situation générale et inavouée de l’inégalité des femmes, le racisme ordinaire, la condition des immigrés, des réfugiés, des naufragés des grandes migrations contemporaines dans cette langue. Tous ceux qui l’ont fait sont allés à contre-courant. La langue ne s’y prête pas, de par l’universalisme normatif qu’elle véhicule. Il ne s’agit pas, ici, de plaider en faveur d’un particularisme quelconque qui y répondrait, l’universalisme et le particularisme faisant système. Il s’agit de dégager l’espace « vide » nécessaire pour que la langue tourne et se libère des contraintes, afin d’exprimer d’autres réalités et de se donner d’autres imaginations.
Nous avons un effort épistémologique et méthodologique à fournir, un vocabulaire, des concepts et des instruments d’analyse à nous donner. Le tournant épistémologique n’arrive pas isolé. Ils s’annonce dans la foulée d’une réforme de la pensée et des paradigmes de compréhension déjà entamée, notamment depuis l’effondrement de 1989([[R. Iveković, « Penser après 1989 avec quelques livres », Transeuropéennes n° 17, 2000, p. 152-162.). Réforme toujours, et sans doute par principe, inachevée. Les chambardements systémiques comme celui de la fin de la Guerre froide que nous avons vécus et dans lequel nous sommes maintenant bien engagés, sont accompagnés et le plus souvent suivis d’instruments de compréhension qui leur sont conformes. En général, ils tardent à se mettre en place. Il faut une déflagration comme celle des banlieues pour une ouverture d’horizon, pour accueillir le nouveau, l’« indicible » : il faut encore arriver à l’exprimer. Cela se produit au moment où l’expérience de vie, même individuelle, rencontre la pensée abstraite. Il s’agit d’une violence ; on est frappé par une coïncidence, on est « assommé » par une évidence, on est transporté par une nouvelle idée qui bouleverse tout ce que l’on croyait ou pensait. On subit et fait subir une entorse à l’entendement, on est touché dans son intelligence. Cette violence peut être bénéfique. Inattendue, elle peut déclencher une vision et une imagination scientifique, politique, neuve. Un changement de qualité de regard, d’articulation, de compréhension se produit quand il y a expérience propre. Ces moments peuvent être propices à la compréhension, sans toutefois la garantir : ce sont les instants où l’on se retrouve dans la peau d’un autre. Dans cet écart de temps entre l’événement et la formation du discours qui le capte, il y a tous les possibles : c’est le temps de la palanka. C’est le moment de l’esprit de bourg, juste avant l’arrêt des discours. Traduit par le mot « bourg » en français, palanka est le terme utilisé par Konstantinović ([[«Sur le style du bourg », tiré de Filozofija palanke, Belgrade, Nolit 1981 (1ère éd. 1969), Transeuropéennes n° 21, 2001, pp. 129-139. « Sur le nazisme serbe », du même ouvrage, in Lignes n° 06, 2001, pp. 53-75.) pour dénoter cet état d’esprit et une situation historique, symbolique et sociale située dans un entre-deux ; une période de crise indéfinissable (de la modernité), un état immatérialisable, irréalisable (d’où la violence) qui est paradoxalement la possibilité de toutes les possibilités. Ce fut le moment des soulèvements dans les banlieues et du vide qui les a suivis : vide des discours politiques. Tout cela tandis que la force indisciplinée des garçons était encore à l’œuvre, alors que la « racaille » calcinait encore non seulement des voitures privées mais aussi des commissariats et quelques mosquées, ce qu’on a évité de nous montrer. C’est le temps d’une négociation possible entre l’État, la société civile (en partie dirigée par lui, en partie lui échappant ou s’opposant), les mouvements articulés et inarticulés.
On a vu cette négociation à l’œuvre dans l’effacement par Chirac de l’alinéa de la loi du 23 février. Voulant d’abord le faire réécrire, il l’annule en évitant le débat au parlement. Il s’agit d’une culturalisation.
Les études postcoloniales, dans les universités de langue anglaise et autres, principalement à cause du programme étasunien international, ont désamorcé et dépolitisé les questions coloniales historiques en les traduisant en questions « culturelles ». Elles ont aussi contribué à les déplacer sur le plan culturel interne et le plan symbolique mondial. Cette culturalisation, elle, est dépolitisante. Elle déplace la violence.

La fracture des sexes
La société française est traversée tout entière par une très grande fracture sociale selon le sexe et le genre. On en fait une caractéristique des banlieues, comme si d’emblée ces banlieues ne faisaient pas partie de la société française. On sépare donc avant. On est frappé en France, comme ailleurs, de l’instrumentalisation politique de la très ancienne division des sexes, qui n’est pas importée par l’Islam comme on voudrait nous le faire croire, surpris que les femmes n’arrivent pas à percer, au contraire de sociétés plus dynamiques. On se rend compte aussi de ce que rien n’est jamais acquis en la matière. Comme il n’y a pas de standardisation à l’égard du tolérable, mais que le genre est un enjeu important, il y a au sujet de l’ordre des sexes une surenchère et une violence inouïes dans la constitution de la société. Elles s’élèvent d’autant plus que monte le degré par ailleurs accepté ou subi de la violence en général, de la terreur et du terrorisme. La violence est sexuée même quand elle n’est pas sexuelle. Les femmes et leur condition sont un instrument pour faire passer d’autres messages, des messages ne les concernant pas nécessairement, entre les acteurs politiques, tous hommes. Certaines restrictions restent au passage attachées aux femmes, effets collatéraux. Les femmes sont alors non pas exclues, mais incluses à tous les niveaux, indispensables mais subordonnées. Leur inclusion subordonnée (subordination inavouée) est elle-même instrumentale en tant qu’analogie, mais aussi structurellement, dans la construction d’autres inégalités sociales que par là on justifie. On « féminise » le terme socialement faible. La nation se construit au moyen de l’institutionnalisation d’un ordre des sexes qui interdit leur égalité, et vice versa. Il en va de même de toute hiérarchie qui se met en place : avec l’échelle des sexes, elles se façonnent réciproquement.
La condition des femmes en banlieue (sous entendu : « chez les musulmans ») a été séparée par la raison d’État de la condition générale des femmes et filles en France, pour servir à la double division. Il n’y a aucun doute que le mouvement Ni putes ni soumises a raison dans toutes ses plaintes et accusations de la culture patriarcale et macho qui humilie les femmes et les filles, entrave leur autonomie, leur liberté et leur citoyenneté. Il faut les soutenir et les entendre, ce qui ne veut pas dire forcément adopter les mêmes alliances politiques. Une analyse plus rigoureuse permet de montrer l’intéressement de l’engouement pour le mouvement de ces filles qui viennent du même milieu, comme par hasard, que les garçons des révoltes de 2005. On s’est empressé de racialiser l’inégalité des sexes en la construisant à part pour les banlieues. Les nationalistes franchouillards segmentaient déjà, par cet accueil favorable aux filles, une nouvelle classe dangereuse (de fantasmatiques « intégristes musulmans ») que l’on dessinait à l’horizon. Ils sélectionnaient les éléments « récupérables », c’est-à-dire les filles. Dans les guerres d’antan ou de la veille, quand on ne tuait pas les femmes de l’ennemi, on les violait, on pouvait même les épouser. Et dans le message des actes de guerre, le discours sur les viols devient lui-même une arme, au même titre que les viols eux-mêmes, puisqu’on est (pour les acteurs; mais pas pour les agies) dans le symbolique. C’est ainsi que le mouvement des filles des quartiers, salué par toute la France d’en haut, fut un enjeu dans le discours unifiant et universalisant de la nation. On ne mesurera jamais suffisamment combien l’universalisme et l’unité affichés, aussi bien de la nation que de la raison, ont opéré de séparations, de divisions et d’apartheid par catégories dans la nation une. La séparation et l’inégalité des sexes concernent toute la société, et le mouvement Ni putes ni soumises a aussi exprimé le ras-le-bol de toutes les femmes, avant d’être confiné bien sagement aux cités. Récupérer ce mouvement tombait aussi à point nommé pour entretenir l’hystérie de masse autour du « voile » dit « islamique » des jeunes filles, elles aussi séparées des garçons et des autres filles. Interdire le voile aux filles ou le leur imposer : les deux ensemble, quand ils font système, ce qui a été le cas, signifient aux intéressées qu’elles ne sauraient prendre de décision autonome sur ce qui les regarde. Les deux faisant système signalent leur subordination, et escamotent tous les autres aspects de la question en posant la société (présumée laïque) contre la communauté (supposée religieuse), comme si celle-ci ne faisait pas partie de celle-là. Toucherait-on ainsi à un détail vestimentaire masculin ? On peut en douter. Car ce sont toujours les filles qui incarnent la moralité (laïque ou non) de la communauté, autrefois le pantalon ou la minijupe, aujourd’hui le foulard. C’est encore un « privilège » des subalternes, celui d’être marqué(e)s par le vêtement défini par d’autres.
Le sexe (comme le genre) n’est rien en soi, il est construit, relationnel. Mais quand on le dit (« c’est une femme », « c’est un garçon »), on sous-entend un certain type de relation sociale. Le sexe est une idée forte qui intervient dans la mise en place de toutes les hiérarchies sociales, y compris celles qui ne le concernent pas en apparence. Toutes les hiérarchies concernent celle des sexes. L’idée du sexe relève du partage de la raison. La raison partagée et figée, arrêtée dans son cheminement, est instrumentale et normative. Elle se met au service d’un pouvoir, elle désigne homme, femme, musulman, Maghrébin, Français, Hutu, Tutsi, etc. Le sexe et le genre entrent, comme ingrédient, directement dans la constitution normative des « identités » et de la société. Mais la différence (celle que l’on entend par le sexe, ou autre) n’implique pas à elle seule l’inégalité. Justement, la différence n’est rien en soi et renvoie à une politique de la différence sous-entendue. La politique de la segmentation continue jusque dans les meilleures intentions.
Comme dans l’histoire coloniale, les femmes sont en condition postcoloniale toujours un enjeu important des oppositions politiques générales. Deux patriarchies s’arrachaient la gestion du rapport des sexes et du genre, chacune « protégeant » les femmes. Le pouvoir colonial défendait les colonisées de leur propre communauté, y compris en légiférant comme aujourd’hui le fait la république. Alors que la communauté les inclut instrumentalement et sous condition dans la résistance (anticoloniale ou postcoloniale), ou bien défend leur vertu et son propre honneur en elle.

Décoloniser la France
L’ethnicisation forcenée dirigée vers les ghettos, voulant les transformer en bastions ethniques ou religieux, persiste par delà le discours républicain universalisant à leur encontre. Il y a là une contrainte contradictoire adressée aux cités : on leur interdit l’ethnicisation en même temps qu’on la leur impose. Le double bind est en effet une situation typique des subalternes, dont les filles pâtissent encore plus. La religion, à défaut d’ethnie, peut alors faire l’objet d’une homogénéisation défensive et agressive en retour. Mais cela ne vient pas tout seul. On s’étonne que ce ne soit pas le cas en plus grande mesure. En fait, les jeunes des quartiers, filles et garçons confondus, foulards, crânes rasés, barbes ou non, semblent clairement demandeurs de modernité, de justice sociale et d’accès à tout ce qu’ils voient promis par des valeurs consuméristes passant pour les valeurs universelles constamment affichées. « La ghettoïsation de jeunes immigrés en France est la conséquence d’une négligence. Elle est aussi pernicieuse que la ghettoïsation par le politiquement correct des Musulmans en Grande Bretagne et dans les Pays Bas([[W. Pfaff, « The French Riots : Will They Change Anything ? », New York Review of Books, 15-12-2005, pp. 88-89.). » Les décolonisations des années 60 avaient donné lieu à un grand espoir d’émancipation pour les nouveaux États indépendants. Aujourd’hui, nous sommes passés à une problématique inconnue alors : il y aurait encore à décoloniser les anciennes métropoles elles-mêmes, ainsi que toute l’aire des pays riches. Il reste à décoloniser la France, à la libérer de quelques illusions de grandeur coloniale. La perte des colonies ne veut pas dire avoir connu la décolonisation, même s’il y a eu le Manifeste des 121 et la mobilisation de certains intellectuels, elle est aussi encore un rapport à négocier entre l’ancienne métropole et l’ancienne colonie, de même que sur le plan intérieur. Qu’on le veuille ou non, cela fait partie de la mise en place de l’Europe, toute retardée qu’elle soit. Au moment des décolonisations, les pays nouvellement indépendants se sont donné des projets politiques et sociaux. Rares sont hélas les indépendances qui ont été à la hauteur des rêves de liberté([[Branko Miljković, Poreklo nade (Origine de l’espoir), Zagreb, Lykos 1960 ; R. Samaddar, « Le cri de victoire sans fin / The Last Hurray That Continues », Transeuropéennes n°19-20, 2000-01.). Mais la métropole coloniale s’est-elle donné le projet d’une nouvelle société, désormais face à elle-même et sans ses extensions lointaines, du moins dans la représentation ? Non. Pourtant 1954, 1958, puis surtout 1962 voyaient apparaître une nouvelle entité, la France sans empire et surtout l’image du seul hexagone la représentant. En dépit de la Ve république, le nouveau départ n’est pas marqué par un nouveau projet de société, mais par une inadéquate image de continuité. Ceci n’est pas le seul fait de la France. On voit aujourd’hui que, dans le cadre des relations internationales, et en dernière analyse, il n’y a jamais eu de reconnaissance publique de la défaite historique de la France coloniale et du colonialisme en général. Dès la décolonisation, le soupçon d’un néocolonialisme s’est fait jour. Mais il est idéologiquement insuffisant pour soutenir la nouvelle donne de l’ère postcoloniale. La France, elle, a poursuivi sa prétendue continuité républicaine comme si celle-ci n’avait pas été atteinte par des épisodes plus ou moins colossaux de trahison des promesses d’égalité de sa révolution, dont Vichy ou l’histoire coloniale. Le cas de l’Inde et de l’Algérie, avec leurs rapports différents à la langue de la métropole et leurs colonisateurs respectifs, sont exemplaires pour deux différents paradigmes de décolonisation première([[Je renvoie, pour la différence de paradigme concernant la langue coloniale dans les deux pays, à mon texte dans Lignes n° 19, 2006, op. cit. L’Inde a bénéficié d’une langue mondialisée (l’anglais), du maintien d’institutions coloniales transmises par la métropole ainsi qu’en partie d’institutions précoloniales, à la différence de l’Algérie. Cela lui a permis d’accéder à la modernité, à l’État et à la démocratie de type occidental plus facilement que l’Algérie.) donnant des résultats distincts mais également insatisfaisants, dans l’intégration des immigrants en métropole.
Une histoire qui converge avec celle de la postcolonie est celle des migrations internationales Sud-Nord aujourd’hui. C’est le retour du boomerang. La distinction entre réfugiés politiques et réfugiés économiques ou autres de la Convention internationale relative au statut des réfugiés (Genève, 1951) a prouvé son insuffisance. Mais l’État ne se rend pas à l’évidence, dans sa tentative de réduire l’immigration. À cette posture générale des pays développés et de l’Europe s’ajoute, en France, la particularité de la politique de la droite et maintenant des projets de lois Sarkozy.
On peut voir les migrations comme de véritables mouvements à dimension politique, comme on doit se faire une idée élargie de la citoyenneté (Sandro Mezzadra). Quels que soient les motifs qui les mettent en marche vers l’Europe (économiques; guerriers), les migrants partent aussi à la recherche d’une citoyenneté au sens plein, y compris quand ils ne sont pas demandeurs de nationalité. Peut-on ignorer que l’Europe se construit aussi par ces immigrations, de même que par les expatriations manquées, les noyades, accidents, étouffements, fusillades, naufrages, traversées improbables parfois de 10 ans, mur en construction, frontières multipliées, et par les centres de rétention de ses espaces occultés aux frontières, no man’s land de toutes lois ? Combien de morts ? On ne le saura jamais, mais tous de trop. La sociologie indienne, elle, possède un concept précieux, celui des femmes manquantes, introduit par Amartya Sen. Ces absentes peuvent être comptées : il s’agit des avortements sélectifs, malnutrition et assassinats de petites filles. Il est grand temps que nous introduisions un concept analogue – les citoyens manquants, les Européens manquants, tous ceux morts à nos frontières attirés par des promesses. Alors qu’on accueillait à bras ouverts les quelques dissidents qui, depuis l’Est, arrivaient à escalader le Mur de Berlin, on ne reconnaît pas de noble cause aux nouveaux migrants. On disait des premiers qu’ils avaient choisi la liberté. Les nouveaux venus menaceraient la nôtre, ainsi que notre sécurité. Tout le durcissement actuel à propos de l’immigration, qui suit son chemin selon des rythmes divers dans toute l’Europe, se justifie par une surenchère au sujet de la « sécurité nationale » face au terrorisme. Dans le cadre du discours généralisé, elle prend désormais le dessus sur l’idéal de liberté, ce qui tombe bien comme excuse pour l’État quand il s’agit de sacrifier les droits civiques.
Le gouvernement et le président sont restés dans l’incapacité de proposer de véritables solutions, car ils entendent ravaler un peu la façade, sans restructurer la société. Au lendemain des soulèvements de jeunes dans les quartiers, Sarkozy, ayant réussi un incontestable virage à droite non seulement de la politique du gouvernement, mais aussi de toute la scène politique, pense entériner ses acquis par la menace sécuritaire, et l’assurer durablement sur le plan juridique. La comptabiliser à titre personnel aussi. Désormais les lois conservatrices et restauratrices passent plus facilement que les lois innovatrices, pour ne pas dire « révolutionnantes ». La peur induite par les menaces produit à coup sûr la crispation identitaire voulue et l’homogénéisation autour du vide de pouvoir qui ainsi se reconstitue. Par opposition, Zapatero a osé opérer des réformes civiques, humanitaires, sociales, juridiques (mais pas économiques) courageuses. Quel autre leader politique en Europe est-il prêt, aujourd’hui, au nom de ses principes politiques, à prendre le risque d’être chassé du pouvoir ? Sarkozy, quant à lui, entreprend autre chose : construire par avance un consensus de droite pour y évoluer lui-même sans risques à l’heure des réformes juridiques, sous prétexte de protéger la société. C’est dans cette direction que va la seule « solution » proposée à la crise des « émeutes » : l’annulation de la carte de séjour, l’immigration zéro sauf triée sur le volet.
L’État n’a aucun projet de société pour aller à la rencontre de sa décolonisation enfin à l’ordre du jour.

Stockholm, janvier 2006.