Cela fait depuis le début de l’après-midi que je participe à une « marche pacifique » dans Brooklyn, où j’habite. Je suis sur mon vélo, sur les flancs de cette marche, pour raison de « distance sociale ». La veille j’ai été prise dans une débandade et je me suis promis d’être plus attentive par rapport au Covid. À ce moment New York est toujours « on pause » (lire, sous confinement) et seuls des rassemblements de moins de dix personnes sont « autorisés » ou « conseillés ». Je me tiens en bordure pour – important à savoir ! – respecter la consigne donnée par les organisations afro-américaines (BLM pour Black Lives Matter ou d’autres) qui ont impulsé toutes les manifestations, à New York et ailleurs, recommandant aux participants blancs de se tenir en première ligne face aux exactions policières dont ils auraient moins à souffrir dans le restant de leurs vies que s’ils étaient de couleur.

On aura marché de Flatbush Avenue (Brooklyn) jusqu’à Manhattan. À peine passé le pont qui nous y mène, je suis scotchée par la police. Un policier m’empoigne (je suis toujours sur mon vélo) et trois ou quatre autres me plaquent violemment contre leur fourgon, ce alors même que j’obtempère. Une nuée de manifestants essaie de me protéger cependant que les flics balancent mon vélo comme une arme contre eux. Au final ils me plaquent au sol, m’assaillant d’ordres contradictoires : du type, « donne-moi ton sac », alors même qu’ils l’ont menotté à mes poignets et qu’ils essaient de l’en arracher. Un chaos total. Ils me coffrent dans le fourgon et le quittent immédiatement pour arrêter d’autres manifestants. Dans la tourmente déclenchée par la violence de mon arrestation, les manifestants, ignorant que je m’y trouve, balancent des briques sur le fourgon, en faisant éclater toutes les vitres, et je me retrouve toute couverte d’éclats de verre. Je sens la fumée des poubelles auxquelles les militants ont mis le feu. Cette nuit-là, beaucoup de fourgons de police ont été incendiés et si jamais quelqu’un mettait le feu à celui-là, je n’aurais aucun moyen de m’en sortir.

Les flics s’engouffrent dans le van. Ils se mettent à m’accuser d’avoir voulu le détourner (hijack). Je leur hurle que je suis menottée, que je ne détourne rien, que je suis en état d’arrestation, cela alors qu’un policier essaie de me sortir du siège arrière. Un autre lui dit : Non, cette pute-là on vient de l’arrêter. » Ils ne me conduisent pas tout de suite au poste, roulant pour un moment dans la ville ; tout ce temps-là, ils ne parlent de moi que comme d’une pute : « cette pute, sur le siège arrière ». L’un d’eux est pris d’un rire hystérique, il a pris un coup sur la tête ; d’où commotion cérébrale. Quand, arrivés au poste de police – il est à peu près 21h – nous nous extrayons du fourgon, il n’arrive pas à marcher droit ; il titube et soliloque des propos complètement incohérents.

C’est dans ce poste de police attenant à une station de métro, que je vais passer quelques heures à attendre. Interdite du moindre geste – une caméra placée juste en face de moi. Par exemple, si je veux m’asseoir, ou me lever, ou étendre mes jambes, je dois demander la permission pour le faire. Une policière noire m’enserre. Je lui demande : « Comment est-ce possible que vous fassiez ce job ? Que vous soyez part d’un système raciste ! » Silence de son côté : la caméra filme. Un infirmier débarque, me demande si je suis blessée, si je ressens des douleurs. Je lui réponds que pas vraiment, sauf pour mes poignets : les menottes sont serrées au maximum, et je souffre le martyre. Pourriez-vous, SVP, les détendre un peu ; je suis pianiste de profession et mes poignets sont ma source de revenus. Personne ni ne relève ni ne relâche mes menottes ; l’infirmier est déjà parti dans une autre pièce. Je demande si je peux aller aux toilettes, ils y consentent, tout en me faisant comprendre que c’est à titre exceptionnel. Les toilettes sont jonchées d’excréments au point qu’en y entrant il est impossible de ne pas marcher dessus. Évidemment, ni papier toilette, ni savon. La policière retire mes menottes, me regardant uriner ; à moitié déshabillée. La chose faite, elle me remenottera mais… un cran en dessous : ceci off camera.

De retour dans le hall j’assiste au départ des flics qui partent casser du manifestant, y compris le flic hilare qui a pris un coup sur la tête et continue de délirer. Ayez en tête que ce délirant-là est armé jusqu’aux dents, et qu’il peut faire ce qu’il veut avec ses armes. C’est la loi, aux US, les policiers sont au-dessus des lois. Je les vois partir, beaucoup me semblent sous stimulants, au moins psychologiquement conditionnés. Ce qui est frappant, c’est le shoot d’adrénaline qui les transporte tous. Shootés, sans doute, mais non moins morts de trouille : « Tu es prêt ? Tu es vraiment prêt (sous-entendu pour la suite) ! ? ». C’est ce que, se jaugeant, s’encourageant, je les entends se dire.

Puis, je suis conduite dans une voiture de police, en compagnie de quatre policiers, dont trois BIPOC (Lire : Black, Indigenous, People of Colour). Ces policiers viennent juste de prendre leur quart, et n’ont pas encore été réquisitionnés pour monter au front de l’émeute. Leur état d’esprit est différent ; ils sont plus respectueux. Leur voiture m’emmène à la prison ; y arrivant elle prend place dans une longue queue – cela va durer trois heures. Le policier à la place du passager est plongé dans un jeu vidéo militariste (sur Twitch. TV) du type « first person shooter ». En un sens, d’être coincée dans une voiture dont les flics n’ont pas eu à se coltiner à l’émeute, est une chance pour moi. On échange quelques mots à propos de Netflix. Ils me demandent « mais pourquoi vous nous attaquez nous ? On soutient votre cause, mais nous ne sommes que des pions dans le système ; on essaie juste de nourrir nos enfants. Ce sont ceux qui sont au pouvoir que vous devriez attaquer ! » Ils me disent qu’ils détestent De Blasio (le Maire) et Cuomo (le Gouverneur). Mais comment pouvons-nous les attaquer – je réponds – s’ils sont protégés par leurs pions ! ?

Cependant nous attendons toujours, dans la queue, aux portes de la prison. Je pense qu’ils ont arrêté quatre cents personnes cette nuit, si bien que le système carcéral est englué et chaotique. Certains m’ont dit que c’était chaotique au point que même leurs papiers d’identité, on ne les leur a jamais demandé. La plupart des flics ne portent pas de masques. Bien des manifestants non plus : soit que ces masques soient tombés dans les bagarres, soit qu’ils pendent à leurs cous et que, menottés, ils soient incapables de les réajuster. Je demande à un policier : « Pourquoi vous ne portez pas de masque ? ». Il me répond : « Je pense que je suis immunisé, tous mes collègues ont attrapé le virus, mais pas moi ». Je lui réponds : « est-ce que vous savez que même en principe immunisé vous pouvez transmettre le virus à d’autres ? ». Le policier l’ignorait ; son masque, il est resté dans la poche poitrine de son veston.

À l’évidence, la prison est bondée, ainsi aucun moyen de pratiquer la « distance sociale ». Pas de désinfectant pour les mains, de savon ou d’eau à disposition. La police a utilisé intensivement des sprays de gaz poivré, lesquels provoquent souvent des toux incontrôlables. Imaginez être prise dans l’espace d’une cellule remplie de personnes ne cessant de tousser pendant des heures. La combinaison gaz poivré, absence d’équipements protecteurs ? Clairement, une forme de guerre biologique.

À ma sortie de prison – il est 8h du matin – comme il en va pour tous les sortants de garde à vue, je suis accueillie par une volée d’applaudissements et d’encouragements venant des manifestants aussi bien que des animateurs de « Jail Support », militants pour la cause du « Soutien aux prisonniers ». Tout un réseau d’avocats et de militants qui attendent aux portes des prisons, pour offrir masques, lingettes pour les mains, eau, lacets de chaussures (dont on déleste tout prévenu), nourriture, vêtements, rapatriement à domicile et, surtout, aide juridique.

Dans les heures qui suivent, le mot aura couru dans mon quartier que je me suis fait coffrer pour « Black Lives Matter ». J’habite Bed-Stuy (Pour Bedford Stuyvesant) ; un quartier historique de la communauté afro-américaine, un temps surnommé « Little Harlem ». J’y arrive. Mes voisins m’entourent, me remercient. L’un d’entre eux m’étreint, des larmes coulent sur son visage. Il me dit : « J’aurais voulu aller manifester mais j’ai un casier, et courir le risque d’être arrêté, ça je ne pouvais pas. Merci, tu n’as pas idée ! » Je lui dis : « Tu ne peux pas savoir, c’était de la folie furieuse » ; il me répond : « Je sais, c’est la guerre civile ! » Je repense alors aux consignes des organisateurs des manifs, pense au fait que je suis une femme blanche ; que ce serait-il passé si j’étais noire ?

Les hommes noirs aux USA atterrissent en taule cinq fois plus que ceux qui sont blancs.

[voir Identités, Prisons, Racisme]