80. Multitudes 80. Automne 2020
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Démesure infectieuse

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Médecin qui a travaillé en milieu tropical, Luc Périno parle de démesure infectieuse à propos d’une certaine manière nouvelle de soigner les maladies infectieuses, comme si toute la population devait être touchée, et comme si toute la population devait en mourir. C’est ainsi que nous a été présenté le Covid 19. Nous sommes en France plus de 60 millions, et à la fin juin 2020 160 000 personnes ont déclaré avoir été malades, 30 000 en sont mortes, 72 000 sont ressorties de l’hôpital guéries, et les autres ont été soignées chez elles par les médecins de ville. Les gestes barrières étaient indispensables pour que le virus ne se transmette pas davantage, puisqu’il n’aspire qu’à cela. Les masques étaient indispensables, mais ils n’avaient pas été prévus. Le confinement, l’interdiction du contact avec les autres, a été vu comme la seule mesure efficace, d’abord à Wuhan en Chine, puis en Europe.

Je me demande rétrospectivement si ce confinement, si la suspension de l’économie qui en résulterait automatiquement, ne peut pas être qualifié de démesure infectieuse. Mon penchant pour la théorie des médias me suggère une analogie entre la démesure infectieuse sanitaire et l’hypothèse d’un basculement de la planète dans une société globale virale faite d’au moins trois strates : biologique, informatique, médiologique.

Cette société globale virale a commencé de se mettre en place face à un autre phénomène difficilement saisissable : le terrorisme. Comme dans le cas du virus, quelque chose attaque le corps social depuis l’intérieur. Mais les efforts mobilisés pour combattre cet ennemi intérieur s’avèrent rapidement nuisibles par leurs dommages collatéraux. Une démesure infectieuse pousse nos médiarchies à hypertrophier quelques attaques très ponctuelles, avec pour conséquence d’établir des régimes de surveillance, de contrôle et de répression dont les conséquences et les coûts sont sans commune mesure avec les attaques ponctuelles qui les motivent.

Pour celles et ceux qui rêvaient de renverser l’hégémonie planétaire du capitalisme, le spectaculaire hara-kiri de l’économie mondiale mis en scène par nos dirigeants entre mars et avril 2020 tenait certainement de l’heureuse surprise. La virtualité d’une contagion globale par le virus a entraîné dans la plupart des pays, sous la forme du confinement, une sur-réaction certainement justifiée pour en diminuer fortement l’incidence sanitaire, mais dont les conséquences économiques seront énormes, en l’absence de gros efforts d’imagination et de bifurcations ambitieuses pour développer d’autres modes de production, une fois le champ sanitaire colmaté.

Les filets puissants de la Sécurité sociale connaissaient quelques « trous », quelques populations non protégées. Surtout ils ne peuvent agir massivement qu’un temps limité, ils sont faits pour soutenir temporairement les individus non productifs. La désorganisation dans les entreprises et les administrations causée par deux mois d’arrêt de la production va devoir être réparée. Ça, c’est pour l’économie officielle qui, en temps « normal », va son chemin de croissance qu’on remet rarement en question dans les médias. Dans les secteurs ou les pays à économie largement informelle, deux mois d’arrêt, c’est deux mois de chute des revenus, sans matelas protecteur, et des années de misère, voire de famine. Les réorganisations risquent de se faire au profit de ceux qui ont des arrières, tandis que les faillites seront peut-être légions.

Dire – contre les Trump, Modi, Bolsonaro – que sauver des vies est bien plus important que préserver des emplois est parfaitement justifié. Mais se contenter d’opposer la valeur infinie de la vie aux prix estimés de l’économie n’en relève pas moins d’un raisonnement simpliste. Les vies des salariées, des retraitées, des familles, des fonctionnaires, des soignantes dépendent matériellement d’un certain fonctionnement de l’économie. Dans les dernières années, le choix consistait à rogner sur les rémunérations pour favoriser l’investissement. On ne peut pas dire que cela ait marché merveilleusement. Tout d’un coup, comme rempart au Covid, on érige l’emprunt d’État pour venir changer cette politique à 180°. Du moins, c’est ce que nous avons entendu, et ce que nous avons voulu croire, en apprenant que l’Europe commençait à nous tendre les bras. Mais la reprise a été douloureuse : finies les libertés que permettait à certaines d’entre nous le télétravail, dégonflés les espoirs de primes et d’augmentation de salaires promises par les gouvernants quand ils avaient besoin de notre dévouement. Retour à la grisaille.

L’Europe a tout de même accepté de prêter sa locomotive au train d’une relance économique, qui ne sera sans doute que trop marginalement une réorientation écologique. Néanmoins, un changement est en marche, un nouveau visage du continent nous sourit.

J’espère que l’évidence qui, en mars et avril 2020, nous a toutes poussées à préférer rester confinées, plutôt qu’à aller travailler et consommer coûte que coûte, va nous aider à mettre en place une nouvelle économie conjuguant respect de l’environnement et respect de la santé, avec des rémunérations suffisantes pour toutes celles et ceux qui apportent leur soin au bien commun. Il est parfaitement possible, avec les richesses accumulées au fil des décennies et des siècles précédents, d’assurer à tous les humains un accès à un revenu d’existence comme un accès à des soins médicaux de base – comme il nous est possible à toutes et tous de vivre dans l’aisance sans exploiter industriellement les autres animaux. Cela implique, simplement, d’infléchir nos logiques économiques dans cette direction.

Ce « simplement » n’a rien de simple dans ses modalités socio-politiques. Les évolutions, les mutations, les bouleversements, les conflits et les luttes qu’il implique sont énormes et inédites. Mais, dans nos imaginaires au moins, il peut s’appuyer sur ce point de bascule qui a rendu étonnamment « simple » à nos dirigeants néolibéraux de faire passer à la trappe, en quelques jours, les dogmes indiscutables qui avaient servi de remparts pendant des décennies contre les revendications antérieures de réelle transformation sociale.

La démesure infectieuse n’a l’air d’être une erreur ou une aberration qu’au sein d’un système stable de mesure du bien et du mal, du possible et du nécessaire. Il faut entendre la dé-mesure infectieuse viralisée par le Covid 19 au sens fort d’un démontage de la métrique qui bloquait nos évolutions sociales.

La sur-réaction du corps social affecté par le Covid 19 n’est excessive que du point de vue de la normalité – ou plutôt de l’anormalité – du business as usual capitaliste. Ce sont de nouvelles mesures économiques et sociales, de nouveaux pas de côté hors de la trajectoire capitaliste, qu’appelle déjà la manière dont les soignants et les citoyens ont organisé la résistance au Covid 19.

[voir Bien commun, Pathologies, Viralités]