Peut-on voir le Covid 19 comme une alerte face aux six grandes pathologies qu’affrontent les sociétés contemporaines ? Comme toutes les pathologies, elles peuvent être prévenues sinon complètement contrecarrées par des ensembles de gestes adaptés. Il y a d’ailleurs plusieurs écoles pour nous offrir des programmes de gymnastique mentale, ou de prophylaxie sociale, sans oublier ce qui fait le plus consensus, les nécessaires aménagements de l’environnement. Quelles sont ces six pathologies qui nous détruisent bien plus insidieusement et continûment qu’une rapide épidémie virale ?

La gangrène de la société par les « ressources humaines » productivistes. Le Covid 19 révèle de façon patente que les logiques capitalistes animées par la maximisation du profit financier et par la mise en compétition d’agents économiques strictement individualisés sont incapables d’assurer notre bien-être commun, au quotidien aussi bien que dans des situations exceptionnelles. Les emplois les moins bien rémunérés (infirmières, assistantes sociales, caissières, agriculteurs, livreurs, réparateurs) s’avèrent être les plus essentiels. Les plus riches ne valent, ne peuvent et ne sont rien sans les armées de pauvres qui travaillent à leur service. La crise sanitaire révèle à quel point la précarisation des travailleuses du soin fragilise l’ensemble de la société. L’idéologie qui entendait tout soumettre au joug de la compétition marchande et financière (en rentabilisant les entreprises hospitalières par la pressurisation des coûts salariaux) s’avère nuire à la capacité de sauver le maximum de vies. Le capitalisme, érigé au rang de principe unique et absolu de régulation sociale, détruit la société : par les inégalités qu’il exacerbe au sein des populations ainsi qu’entre elles, il détruit le plaisir de vivre ensemble et les rites qui le permettent.

L’infection des rapports sociaux par l’incapacité à réparer le passé colonial. Le Covid 19 révèle à la fois l’étroite interdépendance qui unit les sociétés humaines à la surface de la planète et les insoutenables inégalités qui les fragilisent mutuellement au sein d’un régime global d’apartheid directement issu de la colonisation européenne du monde. Il ne suffit pas de dire que le virus ne connaît pas de frontières – dans un monde où nos chaînes d’approvisionnement nous relient à tous les continents. Il faut dénoncer le régime de domination issu de la colonisation, inhérent à l’agenda développementiste auquel ont été soumis les pays dits « sous-développés », et instigateur des guerres menées actuellement dans ces pays pour s’approprier les matières premières nécessaires aux technologies les plus récentes. Les réfugiés qui tentent de fuir les zones de guerre, et les bandes terroristes à leur manière cruelle, dénoncent l’injustice historique criante née de la colonisation, et en appellent à de nouvelles distributions des territoires et de nouveaux partages des richesses.

La désertification des territoires par leur exploitation industrielle. Que ce soit dans l’agriculture ou ailleurs, les productivistes n’ont rien à faire des traditions paysagères, de la diversité des modes de mise en valeur, du lent travail des générations antérieures pour produire tous les fruits et légumes dont nous jouissons aujourd’hui, ou pour préserver les paysages dont tout le monde s’avisait d’admirer la beauté. Le parking est devenu le petit programme environnemental dans un monde dominé par la voiture, pour lequel on cherche de nouvelles énergies fossiles d’origine végétale ou minière. Peu importe s’il faut pour cela couvrir le sol de déchets. Les phénomènes de « zoonose » – par lesquels un virus se répand d’un porteur animal à des porteurs humains – sont grandement favorisés par cette destruction de la biodiversité et des milieux de vie. C’est tout le régime de la plantation agro-industrielle, avec son choix d’une monoculture garantie de profitabilité – depuis la canne à sucre de la colonisation esclavagiste jusqu’aux champs de soja OGM, en passant par les poulets en batteries et les cochons confinés – qui favorise l’inévitable multiplication d’épidémies. On appelle depuis peu extractivisme et écocide cette forme d’exploitation qui réduit l’environnement et ses habitants à un stock de « ressources ».

La dégénérescence masculine machiste et le féminicide. Chaque soir, les journaux télévisés de chaque nation font le compte de victimes du Covid 19, parmi lesquelles les hommes semblent fortement surreprésentés. Le fait que le confinement entraîne une augmentation dramatique des violences conjugales est épisodiquement signalé, mais sans qu’on ne se préoccupe beaucoup ni d’en faire le décompte ni de le publier. De même, les emplois les plus mal rémunérés et les moins bien protégés (pénurie de masques, déficit d’investissement dans les dispositifs de séparation) sont-ils statistiquement davantage assurés par des femmes (infirmières, caissières, assistance à domicile). Pendant ce temps, les experts et les gouvernants qui décident de notre bien commun et de nos droits individuels restent en majorité des hommes, ou des femmes semblables aux hommes. Et bien entendu, dans de très nombreux pays de la planète, les femmes se font exciser, violer, imposer des grossesses non-désirées, battre, humilier, tandis que les amours et les familles non patriarcales (gay, bi, trans) restent souvent criminalisées – sans que leurs revendications ne soient considérées comme prioritaires en regard de dogmes religieux (soumission au mari) ou d’impératifs économiques (remboursement des dettes).

L’abêtissement par la soumission des corps à la voix marchande des écrans. Le Covid 19 a très rapidement et très décisivement envahi nos vies avec des écrans. Une très petite minorité des populations ont directement rencontré le Covid 19 (autour de 10 %), mais grâce aux écrans, la quasi-totalité de la population mondiale s’est réveillée dans la « peur d’attraper le virus » et s’est soumise à des mesures drastiques et discutables. Le Covid 19 ne révèle pas seulement le pouvoir qu’ont les media d’affecter nos vies, en transmettant des « informations » sur la réalité : il manifeste aussi la capacité de celles et ceux qui se servent des media à donner forme à cette réalité, selon les discours, les images, les récits qu’ils y font circuler. Un président états-unien parle de « virus chinois », des partisans d’un Premier ministre indien accusent « les musulmans » de cracher sur la nourriture pour empoisonner les hindous. Résultat : des gens se font battre dans la rue, chasser dans leurs quartiers, harceler derrière leur porte. La prise de pouvoir par des discours politiques intégristes, nationalistes, xénophobes, fondant leur succès sur la logique du bouc émissaire, est un risque majeur des mois et des années à venir. Nos médialités majoritaires actuelles pratiquent le « noo-cide » : le besoin de vendre de l’attention à échelle industrielle pour financer la collecte et la transmission d’informations a pour conséquence de viraliser des discours toxiques, en même temps que d’étouffer certaines formes de pensée indispensables à notre intelligence commune (noos).

L’imposition mortelle d’une langue unique sur toute la planète. En même temps qu’il atteste l’intrication de nos chaînes d’approvisionnements et l’irrépressible circulation des informations, des corps et des codes entre nos différents pays, le Covid 19 révèle la multiplicité des différences de sensibilités, de tolérances, d’aspirations, d’échelles et de temporalités qui font de chaque nation, de chaque région, de chaque quartier, de chaque ménage un cas très singulier. Si certaines mesures (au sens de précautions, comme au sens de quantifications partageables) demandent à être rendues compatibles et interopérables à l’échelle planétaire, la plupart des réactions à la pandémie demandent à être ajustées à la singularité du lieu et du moment. La mondialisation a superposé en presque tous les lieux de la planète de multiples strates de culture, de normes, de sensibilités, de temporalités très hétérogènes entre elles. Le monolinguisme global (globish) du winner takes all (« le gagnant emporte toute la mise ») et du one size fits all (« taille unique pour tous ») mérite d’être identifié comme un ennemi majeur des humaines. Il faut mettre au compte de ce monolinguisme toutes les formes d’intégrismes (laïciste et républicain, aussi bien que sectaire et religieux), qui séduisent notre époque désorientée par sa propre complexité. Plurilinguisme et imaginaires hétérolingues sont devenus des conditions de survie commune dans la pluralité de situations profondément hétérogènes que révèle la pandémie1. Des diversités de cultures et de langues doivent pouvoir coexister en chaque milieu de vie pour assurer sa résilience envers les attaques virales qui ne ravagent rien tant que les monocultures2.

[voir Mondialisation, Racisme, Soignantes]

1 Voir Myriam Suchet, L’Imaginaire hétérolingue. Ce que nous apprennent les textes à la croisée des langues, Paris, Garnier, 2014.

2 Voir Vandana Shiva, Monocultures of the Mind. Perspectives on Biodiversity and Biotechnology, Penang, Zed Books and Third World Network, 1993.