Entretien avec
Dominiq Jenvrey
& Ariel Kyrou
Et si le dernier rapport du groupement d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) confirmait sans l’afficher la validité politique de « la théorie de Gaïa », comme quoi la Terre serait un « sujet » non pas vivant, mais agissant et intervenant plus que jamais au cœur de notre histoire ? C’est la conviction du sociologue des sciences Bruno Latour, mais également de toute une constellation informelle de philosophes, d’historiens, de sociologues, d’anthropologues, d’éthologues et autres chercheurs, parmi lesquels Donna Haraway, Isabelle Stengers et les auteurs et autrices de l’essai Le Cri de Gaïa (2021), sous-titré « Penser la Terre avec Bruno Latour » comme Frédérique Aït-Touati, Vinciane Despret ou encore Baptiste Morizot. Quelles sont les politiques de bifurcation qu’ils ébauchent à partir de Gaïa, concrétisant une ou plusieurs « pensées » de la planète pour mieux la « panser » ? Les citoyens s’y retrouvant ne pourraient-ils pas former demain une nouvelle « géoclasse » ?
Dominiq Jenvrey & Ariel Kyrou : Le GIEC a publié le 9 août 2021 le premier volet de son sixième rapport d’évaluation, alors que se multipliaient dans le monde canicules, incendies et inondations. Il confirme à quel point l’être humain bouleverse le climat, et souligne plus que jamais la nécessité de tout faire pour limiter le réchauffement à 1,5 voire au grand maximum à 2 degrés d’ici la fin du siècle. Cette vision, qui suppose l’existence d’une sorte de thermostat de la Terre profondément relié aux êtres qui la peuplent et qui s’avère très difficile à maîtriser, n’est-il pas la démonstration de la pertinence de « l’hypothèse Gaïa » de James Lovelock et Lynn Margulis, imaginée dans le dernier quart du siècle précédent, comme quoi la Terre serait une entité agissante, mais sans pilote, via l’ensemble des agents humains et non-humains qui la constituent ?
Bruno Latour : C’est ma conviction comme celle de bien des chercheurs, en particulier de sciences sociales. Sauf que la grande majorité des scientifiques des domaines touchant aux « sciences de la nature » ne veulent pas admettre ouvertement cette pertinence de la théorie de Gaïa. L’idée qu’il nous faut maintenir l’augmentation des températures à deux degrés au maximum repose pourtant sur un modèle qui est très exactement celui de l’autorégulation de Gaïa. Cette volonté de limitation suppose en effet la capacité des êtres vivants à agir sur l’environnement via un réseau d’interactions transformant les milieux physico-chimiques de la Terre. L’environnement n’est plus un contexte extérieur aux individus. Affirmer l’objectif de limiter à deux degrés le réchauffement climatique induit dès lors, comme vous le dites, l’existence d’un thermostat, nous permettant en quelque sorte d’empêcher le système de sortir de ses « conditions ordinaires de fonctionnement ». Mais qu’est-ce qui crée ce thermostat ? Si l’on en croit Lovelock et Margulis, c’est justement l’action de l’ensemble des vivants, des plus infimes comme les bactéries aux plus immenses tels les grands mammifères. La communauté scientifique accepte désormais ce principe d’une autorégulation de la Terre, mais sans accepter ou du moins prendre acte que ce sont les vivants, pour eux-mêmes, qui la permettent…
D. J. & A. K. : Et pourtant, le GIEC, qui inclut non seulement des scientifiques mais des représentants des États, affirme cette nécessité absolue d’agir collectivement pour ne pas dépasser les deux degrés, non ?
B. L. : Il y a là un paradoxe très original pour l’histoire des sciences : l’idée d’autorégulation par les humains et les non-humains, condition d’un maintien de l’augmentation de la température moyenne de la Terre à moins de deux degrés, est politiquement acceptée alors qu’elle ne l’est pas scientifiquement. Les États, les entreprises, les citoyens sont alertés, voire sommés de prendre des décisions à la hauteur de cet enjeu sans que la théorie scientifique en expliquant la justesse et la nécessité, celle de Gaïa, ne soit réellement validée par la plupart des scientifiques. Ce processus est en contradiction avec l’histoire des sciences. Il a par exemple fallu attendre que la découverte des microbes par Louis Pasteur soit vraiment entendue, se diffuse et percole, qu’elle soit validée par la majorité des scientifiques pour que la société en tire les enseignements et que des décisions soient prises en conséquence.
D. J. & A. K. : Serait-ce à cause de la référence à Gaïa, déesse Terre de la mythologie grecque ?
B. L. : Cela joue sans aucun doute, mais ne peut suffire à expliquer l’immense difficulté des milieux scientifiques à adopter l’idée que les vivants construisent et développent eux-mêmes leur écosystème. Pour la majorité des biologistes, en particulier, ceux-ci sont dans un environnement et s’y adaptent, sans possibilité de le constituer par leurs actions sur le long terme…
D. J. & A. K. : Mais n’y a-t-il pas des chercheurs qui en acceptent les principes sans pour autant en adopter la terminologie ?
B. L. : Oui, en tout cas dans certaines disciplines, et y compris d’ailleurs au sein du GIEC. Je travaille par exemple avec des chercheurs de l’IPGP (Institut de physique du globe de Paris) et du réseau OZCAR (Observatoire de la zone critique : applications et recherche). Je ne peux pas les intéresser à Gaïa, alors même qu’ils étudient des cycles géochimiques, activés, modifiés, ralentis ou accélérés par les vivants dans la « zone critique », c’est-à-dire cette fine couche où se développe la vie autour de la Terre, qu’on appelle aussi la biosphère. Leur pratique, en revanche, leur permet une grande ouverture, car leurs recherches sur cette zone critique s’apparentent autant à une science de terrain que de laboratoire. S’intéresser comme ils le font à la façon dont circulent et évoluent le carbone, le sulfure ou le phosphore, donc à l’air et à l’eau, à la porosité des rochers ou aux mouvements des eaux internes aide à comprendre la mutation cosmologique que nous vivons. Que signifie notre confinement au sein de cette zone critique ? Comment l’appréhender scientifiquement, au-delà des « petites bêtes », importantes mais loin d’être les seules opératrices de notre biosphère ? Les travaux de ces chercheurs sur la zone critique apportent des pièces au puzzle de la mutation en cours, donc de Gaïa même s’ils n’en acceptent pas la terminologie. Car Gaïa me semble être désormais une philosophie politique de la nature, au sein de laquelle beaucoup se retrouvent sans le dire, plutôt qu’une « hypothèse » – selon le terme qu’utilisaient Lovelock et Margulis.
D. J. & A. K. : Quelle est la spécificité de cette philosophie politique de la nature ? Et pourquoi peut-on en créditer l’invention par ce duo assez inédit : la microbiologiste américaine Lynn Margulis (décédée en 2011) et ce spécialiste plutôt hétérodoxe des sciences de l’atmosphère qu’est le britannique James Lovelock ?
B. L. : Venant l’un et l’autre de mondes très différents avec des approches qui l’étaient tout autant, ils ont conçu un modèle inédit et crédible pour comprendre l’idée aussi complexe que nouvelle d’êtres vivants constituant et développant eux-mêmes leur écosystème. Lynn Margulis voulait montrer l’influence majeure des bactéries à une beaucoup plus grande échelle que celle de la microbiologie, quitte à mettre en question les frontières cellulaires entre individus. James Lovelock, qui se revendiquait « technicien » plus que scientifique, cherchait à saisir la relation complexe entre le vivant et l’environnement global grâce à un modèle d’ingénieur, d’ordre cybernétique. Il a conçu un programme appelé Daisyworld, simulation simplifiée du fonctionnement de Gaïa avec des pâquerettes. Grâce à de nombreux échanges, et parfois des disputes, c’est ensemble que Lovelock et Margulis ont réussi à capter le grand par le petit. D’une certaine façon, le Covid-19 est un excellent modèle pour comprendre Gaïa. Car c’est à partir de virus et de bactéries que cet ensemble cohérent pour la vie malgré sa complexité et la pluralité de ses éléments s’est « techniquement » constitué, sur le mode de la prolifération, de la confusion et du mélange, grâce en quelque sorte à un long tissu d’échanges d’ADN. Mais comme Lynn Margulis n’a cessé de le répéter, Gaïa ne ressemble en rien à un organisme, à un être vivant tel que nous en avons l’image.
D. J. & A. K. : Pourquoi et comment en êtes-vous arrivé à adopter ce modèle de Gaïa, si hérétique pour un scientifique ou un anthropologue et sociologue des sciences comme vous ?
B. L. : C’est justement en tant que sociologue des sciences que j’ai abordé Gaïa pour la série de huit conférences qui ont été la source de mon essai Face à Gaïa, publié en 2015. J’ai appliqué à cette vision contestée la grille sociologique de la théorie de l’acteur-réseau, qui j’ai conçue avec Michel Callon, Madeleine Akrich et d’autres chercheurs et qui a elle-même été l’objet de nombreuses critiques de la part de la communauté des sciences sociales. J’ai étudié la composition du vaste collectif social, humain et non-humain, ayant fabriqué « l’hypothèse Gaïa ». Selon la méthode de l’acteur-réseau, j’y ai inclus les « objets », discours et controverses qu’elle a suscités, dont les textes de James Lovelock et Lynn Margulis, écrits pour la plupart dans le dernier quart du XXe siècle, tout comme ceux de leurs détracteurs ou à l’inverse de ceux qui ont suivis leur voie.
D. J. & A. K. : Votre intérêt pour l’écologie date pourtant de plus longtemps, et s’est transformé au fil du temps en un engagement fort. Car avant Face à Gaïa (2015), Où atterrir ? (2017) et Où suis-je ? (2021), vous avez par exemple publié un livre d’entretien avec Michel Serres, Éclaircissements (1992), puis Politiques de la nature (1999), qui était sous-titré « Comment faire entrer les sciences en démocratie »…
B. L. : Michel Serres a été l’un des tout premiers à prendre la mesure des devoirs de l’humain face à l’impact négatif de ses activités sur l’équilibre global de la planète. Le Contrat naturel, datant de 1990, est un livre d’anthropologie des sciences mais également de philosophie politique, affirmant la nécessité d’utiliser le droit en réponse aux violences faites à la « nature ». À l’époque, il était assez seul sur ce terrain, et son livre a été mal perçu par la communauté scientifique, dont j’étudiais les controverses depuis quelques années. J’ai beaucoup profité de son enseignement, en particulier dans « l’amphithéâtre aux vaches » de la Sorbonne. Un peu comme lui avec Le Contrat naturel, je suis entré dans le monde de l’écologie par des questions politiques, qui sont effectivement au cœur de Politiques de la nature, ainsi ensuite que des ouvrages plus récents que vous citez.
D. J. & A. K. : Contrairement à lui, vous citez systématiquement tous les chercheurs, penseurs et autres acteurs qui vous accompagnent sur ce chemin politique, positionnant Gaïa comme une réponse, un appel à l’action face au « Nouveau Régime Climatique » et à tous ceux qui ne veulent en tirer les conséquences politiques… Le chapitre 14 de Où suis-je ?, est d’ailleurs consacré à la valorisation des recherches et personnes ayant inspiré chaque section de votre « conte philosophique » et comme vous l’écrivez aux « nombreuses superpositions qui font de tout livre une composition d’holobiontes ».
B. L. : Les scientifiques sont férus de notes de bas de page, au contraire des philosophes tel Michel Serres – qui avait néanmoins un vaste réseau autour de lui. J’aime bien ce terme d’holobionte, utilisé par Lynn Margulis pour éclaircir la façon dont tous les organismes sont eux-mêmes composés d’une multitudes d’autres êtres – dont les bactéries. Où suis-je ?, objet qui réunit des « Leçons du confinement à l’usage des terrestres », est clairement un holobionte, composé d’un très grand nombre d’apports humains et non humains, tout comme d’ailleurs l’est à sa façon Gaïa…
D. J. & A. K. : Ne pourrait-on qualifier aussi d’holobionte, en phase avec votre théorie de l’acteur-réseau, la constellation d’influences, de recherches, d’écrits et de personnes formant dorénavant ce que nous pourrions nommer la galaxie de cette philosophie politique de la nature que sont la ou les « théories de Gaïa » ? Le livre collectif sous la direction de Frédérique Aït-Touati et Emanuele Coccia, publié début 2021, Le Cri de Gaïa, sous-titré « Penser la Terre avec Bruno Latour », n’est-il pas l’une des expressions de cette galaxie, avec sa dizaine de contributeurs, de Sébastien Dutreuil à Vinciane Despret en passant par Nastassja Martin ou Baptiste Morizot pour ne citer qu’eux ?
B. L. : C’est juste, même si cette « galaxie », pour reprendre votre expression, est plus vaste et qu’elle grandit et évolue sans cesse, intégrant par exemple les chercheurs en « zone critique » dont nous avons parlé, ou sur un autre registre les citoyens qui participent aux ateliers « d’autodescription » de leurs conditions matérielles d’existence, que je mène avec le consortium Où atterrir ? dans plusieurs lieux en France. Vous avez raison de citer Sébastien Dutreuil, qui est l’historien qui manquait à Gaïa. Il a fait une remarquable thèse sur le sujet et en prépare un livre. Je mentionnerais aussi Tim Lenton, professeur au sein du département Earth System Science (Sciences du système Terre) de l’université East Anglia en Angleterre, avec lequel j’ai écrit une série d’articles. Il a été très important dans mon cheminement, plus même que James Lovelock dont il a été le grand élève et avec lequel il a travaillé, notamment sur sa simulation informatique Daisyworld. Il y a désormais de très nombreuses personnes qui se penchent sur ces questions, venant de tous horizons comme le démontrait déjà le colloque organisé en septembre 2014 à Rio par l’anthropologue Edouardo Viveiros de Castro : Les mille noms de Gaïa. La philosophe écoféministe Émilie Hache dit que nous sommes tous en train d’écrire le même livre. C’est un basculement de civilisation où chacun essaie de se saisir des portions du problème où il se sent à l’aise pour comprendre « où l’on est ». Émilie Hache travaille sur les mythologies, Nastassja Martin porte son regard d’éthologue sur la problématique de Gaïa, Baptiste Morizot a d’abord mené des recherches sur nos rapports avec les loups, tandis qu’Isabelle Stengers m’a introduit à la pensée essentielle du philosophe et mathématicien Alfred North Whitehead… Affirmer que leurs contributions et beaucoup d’autres dessinent un nouveau paradigme serait réducteur, car nous sommes loin d’être toujours d’accord sur tout. Mais ce n’est pas non plus un réseau de laboratoires, il n’y a pas unanimité entre nous, et nos méthodes sont différentes. En revanche, nous avons une préoccupation commune qui est l’atterrissage sur Terre et le virage.
D. J. & A. K. : Un virage de société, basé sur une autre vision de nos relations à la Terre, en phase avec les enjeux du « Nouveau Régime Climatique », est-ce bien cela ?
B. L. : Un changement cosmologique…
D. J. & A. K. : Politiques de la nature, sorti dès 1999 et qui anticipait ce changement cosmologique, était dédicacé à Isabelle Stengers, que vous venez de citer…
B. L. : Je l’ai rencontrée en 1979, dans un colloque organisé par Edgar Morin. Elle a été ma grande éducatrice, m’ouvrant non seulement à Whitehead mais à des gens pour moi bizarres que je n’aurais jamais découverts sans elle comme le psychologue et ethnopsychiatre Tobie Nathan ou Starhawk, écrivaine et militante écoféministe qui se définit elle-même comme une sorcière.
D. J. & A. K. : Comment avez-vous pris cette expression, « l’intrusion de Gaïa », qu’Isabelle Stengers utilise dans son essai de 2009 Au temps des catastrophes, qui est sous-titré « Résister à la barbarie qui vient » ?
B. L. : Sa Gaïa est plus politique que la mienne, plus ouvertement à gauche. Affirmer qu’elle fait intrusion, c’est sa façon à elle d’éviter qu’elle se retrouve aussitôt intégrée, naturalisée en quelque sorte. Ma méthode, pour ne pas tomber dans ce même piège, a été d’adopter la Gaïa « dénaturaliste », plus neutre donc, de Tim Lenton et ses collègues. Ces deux visions s’enrichissent l’une de l’autre, comme de toutes les autres.
D. J. & A. K. : Sont également proches de vous, dans cette constellation informelle de Gaïa, des chercheuses comme Donna Haraway, l’anthropologue Anna Tsing ou la philosophe Vinciane Despret… Leurs démarches, en particulier de Donna Haraway, sont pourtant très différentes de la vôtre, non ?
B. L. : Je connais Donna Haraway depuis le début des années 1980. Ses travaux sur les primates entraient en résonance avec les miens et nous avons immédiatement été en phase sur ce sujet. Mais c’est vrai que j’étais irrité et que je ne comprenais rien à son « cyber féminisme » et à sa « science-fiction ». J’étais horrifié par son style. Je me suis d’abord injecté à petites doses du Haraway en râlant. Peu à peu, notamment après la lecture de son Manifeste des espèces compagnes, j’ai réalisé qu’elle avait raison sur tous les points malgré son approche si contraire de la mienne.
D. J. & A. K. : Que retenez-vous d’elle ?
B. L. : Son anticapitalisme bizarroïde, son art de travailler le style de façon monstrueuse pour dénoncer le monstre. Nous avons toujours été très amis, mais nous étions en dispute. J’ai mis du temps pour entrer en sympathie avec la démarche et l’écriture de Donna Haraway, alors que la lecture de Frictions et du Champignon de la fin du monde d’Anna Tsing m’a tout de suite ébloui. Son style est raisonnable, plus classique pour un chercheur, et nous partageons une même matrice : l’anthropologie. Ma relation avec Vinciane Despret est d’un autre ordre, car j’étais dans son jury de thèse. J’ai toujours été impressionné par la manière dont elle arrive dans ses textes à rendre les scientifiques bouleversants. Même lorsqu’ils écrivent des articles ennuyeux, elle les saisit dans ce qu’ils ont de plus spécifique et de touchant. Après avoir lu son livre Habiter en oiseau, l’on ne perçoit plus de la même façon les ornithologues et les oiseaux, avec leurs chants et leurs parades, tout comme son essai sur les morts renverse bien des a priori. Dans les ateliers Où atterrir ?, il m’arrive fréquemment de découvrir parmi les participants des lecteurs de Vinciane Despret ou de Baptiste Morizot. Car tous deux ont trouvé une façon originale et frappante de parler des êtres vivants et de nos relations avec eux, qui tranche par rapport à la masse de la littérature que je reçois chaque jour sur le sujet, qui n’apprend rien et ne porte aucun nouveau regard.
D. J. & A. K. : Dans son article du livre Le cri de Gaïa, titré « Ce que le vivant fait au politique », Baptiste Morizot vous apostrophe pourtant à propos de la manière dont vous faites « monter les non-humains en politique ». Il écrit : « Mais comme Bruno Latour fait monter tous les non-humains en même temps, les vivants parmi eux se trouvent invisibilisés, engoncés entre les machines, le climat et le Mississipi. À peine les a-t-on sorti du rang de matière qu’on leur attribue la même consistance qu’un grille-pain : celle d’être doté d’une puissance d’agir1. » Qu’en dites-vous ?
B. L. : La dispute, qui n’est pas du tout le conflit, nous fait tous avancer. Baptiste Morizot est certes un philosophe, mais sa démarche vient de l’éthologie, de l’observation sur le terrain de la vie animale. L’équilibre et l’évolution de Gaïa reposent sur des cycles géochimiques, et le fait que ceux-ci soient transportés par des bactéries ou un éléphant ne suscite pour elle guère de différence. C’est un inconvénient qu’il a raison de souligner. Ce n’est pas parce que nous assistons à la restitution des puissances d’agir de tous les types d’êtres qu’il faudrait les confondre et les assimiler. J’adhère à la démarche de Baptiste Morizot lorsqu’il montre la spécificité du rapport à Gaïa du loup ou de l’ours.
D. J. & A. K. : Vous adhérez donc à sa construction d’une « éthopolitique », qui, pour le citer une nouvelle fois, ne permet pas seulement de « politiser » les vivants « au sens latourien (les faire entrer dans des réseaux d’acteurs de constitution de la chose publique, les doter de porte-parole), mais d’entrer avec eux dans des relations de type politique (faire de la politique avec eux)2. »
B. L. : Entre nous comme avec ceux que vous citez et beaucoup d’autres, il y a des nuances. C’est non pas en dépit mais grâce à nos différences que nous construisons comme Émilie Hache le dit un livre commun, bref que nous nous battons pour un changement cosmologique qui est d’ailleurs loin d’être encore totalement défini…
D. J. & A. K. : Comme dans votre livre Face à Gaïa, vous parlez donc encore d’une guerre de ceux que vous appelez les Terrestres contre les Modernes ?
B. L. : Depuis 2015, date à laquelle a été publié Face à Gaïa, je n’ai pas l’impression que les conflits en la matière se soient pacifiés. Le sixième rapport du GIEC montre très bien à quel point le monde ne décélère toujours pas. Le conflit entre Terrestres et Modernes est plus intense et crucial que jamais. En revanche, les relations de guerre politique ou géopolitique sont devenues plus visibles en termes territoriaux, d’occupation des sols.
D. J. & A. K. : Vous pensez au Brésil, et au désastre de Bolsonaro en Amazonie ?
B. L. : Oui, mais aussi au CO2 américain qui plane au-dessus de nos têtes comme du Pacifique. J’aime bien cette expression du philosophe Patrice Maniglier d’empiètement d’un sol par d’autres sols, d’une communauté ou d’une organisation par d’autres groupes. Cela confirme selon moi l’actualité de la vision du juriste et philosophe du siècle dernier Carl Schmidt, selon lequel la guerre est d’abord un enjeu d’occupations des sols de l’ennemi.
D. J. & A. K. : Sauf que la guerre, y compris chez Carl Schmidt, est classiquement liée à la puissance absolue des États-Nations. L’imaginaire de la guerre n’est-il pas celui d’une élimination de l’ennemi ? Et cette issue, même fantasmatique, n’est-elle pas contraire à la philosophie politique de Gaïa, démontrant l’absence de frontières et l’intrication entre acteurs, qu’ils soient proches ou opposés ?
B. L. : La guerre ne signifie pas l’élimination de l’ennemi, mais tout simplement le fait de se battre, avec l’objectif de gagner ou à défaut d’aboutir à un modus vivendi. Les ennemis, au sens de Carl Schmidt, ne sont pas des gens « hostiles », des « salopards » qu’il faudrait éradiquer, mais des personnes qui menacent la façon dont vous-même considérez votre existence. Ces ennemis, classiquement, occupent le sol que vous voulez libérer. Quand mon voisin cultive des plants avec des pesticides détruisant mes pommes ou mes abeilles, qui nuisent à ma famille, il occupe mon sol et devient mon ennemi. Il me donne envie de me battre pour le déloger, autrement dit pour lui imposer qu’il cesse de polluer mon sol – donc mes proches – avec ses produits chimiques. De plus en plus de personnes comprennent qu’il ne s’agit plus d’une guerre entre nations. Je me souviens d’une participante à nos ateliers, dans un petit village de France, qui m’a confié à ma surprise : « J’ai acheté une voiture électrique mais je suis très embêtée car j’ai appris qu’elle fonctionne grâce à du lithium extrait dans des conditions dramatiques en Bolivie. » C’est une prise de conscience, géopolitique, d’un conflit qui déborde toutes les frontières. Là se situe la difficulté de cette guerre des Terrestres contre de vrais ennemis – que personne ne cherche à éliminer je le répète. L’État a énormément de peine à se représenter ces conflits multiformes, à la fois localisés et de l’ordre d’une situation de guerre généralisée, par exemple quand Amazon veut installer « dix prises de terre » en France. Car là, nous sommes clairement dans une situation d’occupation à l’ancienne.
D. J. & A. K. : Cette guerre n’est-elle pas complexe car nous sommes nous-mêmes partagés, à la fois victimes et coupables des méfaits que nous combattons, à la fois clients d’Amazon et en conflit avec le voisin qui utilise des pesticides ?
B. L. : C’est en quelque sorte une guerre civile généralisée.
D. J. & A. K. : Ceci admis, dans vos livres vous ciblez très précisément un adversaire : l’économisme, c’est-à-dire tous ceux pour qui l’économie est l’alpha et l’oméga de tout sans exception. Et là, vous rejoignez l’anticapitalisme de Donna Haraway, non ?
B. L. : Ha ha ! Formidable ! Vous me donnez enfin un brevet d’anticapitalisme sans même que je n’ai à écrire ou à prononcer le mot !
D. J. & A. K. : On pourrait dire que vous mettez dos à dos, et les « ultra-libéraux » qui ne pensent le salut qu’en termes de croissance économique, et les « identitaires » qui croient pouvoir se replier sur les frontières nationales ou régionales. Car Gaïa, écrivez-vous dans Où suis-je ?, ne signifie pas le retour à la terre, mais le retour à Terre…
B. L. : Nos dirigeants politiques et économiques sont aujourd’hui dans l’incapacité de définir un nouvel horizon temporel, répondant au Nouveau Régime Climatique. La classe dominante actuelle, qui s’accroche à la croissance, a trahi sa promesse de modernisation et de progrès pour tous par l’économie. Le grand moment libéral porté par la classe bourgeoise s’arrête au XXe siècle. Face à ce blocage, c’est pour le moment l’illibéralisme qui gagne partout. Sauf que son repli sur des frontières dépassées, alors que tout s’entremêle, n’est pas une solution. L’enjeu ne serait-il pas dès lors la constitution d’une nouvelle « classe sociale » qui pourrait entrer en lutte pour le contrôle de notre horizon temporel ? Cette géoclasse comme je l’appelle et sur laquelle je commence à travailler avec un doctorant danois, Nikolaj Schultz, n’aura jamais la belle homogénéité de la classe bourgeoise décrite hier par le sociologue Norbert Élias. Mais je me demande si elle ne se constitue pas d’ores et déjà de bric et de broc, avec les jeunes générations qui se retrouvent dans le féminisme et le post-colonial autant que l’écologie, des scientifiques inquiets, des citoyens alarmés, des intellectuels, des artistes ou certains paysans, des zadistes, des aborigènes, etc.
D. J. & A. K. : Que pensez-vous, sous ce regard, de la « Plateforme Alliances Terre » proposée par Patrice Maniglier dans son article du Cri de Gaïa : « Latour, chef de guerre, petit traité de gaïapolitique » ? Ne faudrait-il pas, comme il le suggère, créer un vaste réseau d’alliances de citoyens, de collectifs « sélectionnant des chaînes de producteurs et de consommateurs » qui « partagent un même projet de monde 3 » en phase avec Gaïa, ses tissages et les multiples enchevêtrements de ses actants ?
B. L. : C’est une bonne piste, comme toutes celles qui pourraient contribuer à réunir la multitude des personnes qui se retrouvent potentiellement dans cette géoclasse. Elle rejoint l’idée des labels pour la nourriture, les forêts, etc. Au-delà de la production verte, l’ambition est de passer d’une logique de production à des pratiques de reproduction…
D. J. & A. K. : Autrement dit, sortir de l’usine et de la plantation, via des démarches qui s’apparenteraient à la permaculture, mais sur tous les domaines de la vie ?
B. L. : Oui, sortir de la plantation par des pratiques d’engendrements de la vie qui s’enrichissent les unes les autres plutôt que de se détruire, restituant aux vivants, qui se possèdent eux-mêmes, ce monde qui leur appartient…
D. J. & A. K. : N’y a-t-il pas pour cela un travail en profondeur à mener, d’ordre politique, sur nos représentations du monde, notre capacité à imaginer des sociétés alternatives ?
B. L. : Les choses changent plus vite que vous ne le croyez. La confiance en l’économie en a pris un coup avec le Covid. La nécessité d’un autre modèle de société est de plus en plus partagée, par toutes les couches de la population. Empêtré dans un système hérité de la modernisation, l’État lui-même ne peut se saisir pleinement de ces enjeux, mais je rencontre sans cesse des acteurs qui, en son sein, sont convaincus de l’impératif d’une transition radicale. Toutes les initiatives qui permettront de passer de l’opinion à l’action, comme l’alliance que propose Patrice Maniglier, sont dès lors à tenter. L’enjeu est moins de transformer nos représentations ou d’imaginer des mondes alternatifs que d’agir aujourd’hui sur le terrain pour changer de cosmologie.
1 Baptiste Morizot, « Ce que le vivant fait au politique », dans Frédérique Aït-Touati et Emanuele Coccia (éd.), Le cri de Gaïa, sous-titré « Penser la Terre avec Bruno Latour », La Découverte, « Les Empêcheurs de penser en rond », 2021, p. 78-79.
2 Ibid., p. 80.
3 Patrice Maniglier, « Latour, chef de guerre, petit traité de gaïapolitique », Ibid., p. 213.
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