Ces jours, nos vies sont enveloppées séparément.

Kenneth Bailey et Lori Lobenstine

Je suis né dans un temps de distance sociale.

Fred Moten

L’ultime fantasme distantiste.

John Lee Clark

John Lee Clark fait partie d’une communauté de SourdsAveugles qui se battent pour leur vie. « La façon dont de nombreuses cultures ont évolué sur la base presque exclusive de [la vue et de l’ouïe] nous a été préjudiciable. Cette insistance sur la vue ou l’ouïe pour fonctionner en société ne signifie qu’une seule chose pour nous : la mort1 ».

Mettre l’accent sur la vue et l’ouïe avant tout, c’est privilégier l’idée que le monde nous vient depuis une distance. L’appel de Clark à sa communauté est que ce distantisme ne soit plus valorisé. « Les personnes voyantes et entendantes ont-elles tort d’utiliser leur sens de la distance et de le laisser affecter leur mode de vie ? Non. Si elles souhaitent être toutes des globes oculaires et des oreilles battantes, grand bien leur fasse de vivre une telle existence. Il n’y a rien de mal à être organisé ou efficace. Mais il y a un problème lorsqu’ils nous imposent leur distantisme » (Clark).

Le distantisme n’est pas une question de distance actuelle. Il ne s’agit pas de la distance par rapport à la proximité. Le distantisme est une norme morale imposée à l’expérience : vivre dans la convenance, c’est tenir les choses à distance. Ma propriété, votre propriété. Mon idée, votre idée.

Pour les SourdsAveugles, le binarisme ma propriété-votre propriété est censé être pris au pied de la lettre, transmis par les influences médiatrices du capital néolibéral. Faites-nous confiance, nous disons avec distance, c’est comme ça. Et s’il vous plaît, ne dérangez rien dans cet ordre des choses ! « Mais quand nous explorons ou quand, simplement, nous existons, les voyants et les entendants se précipitent pour intervenir. Peuvent-ils nous aider ? S’il vous plaît, ne touchez pas. Ils seront heureux de nous décrire la chose. Ils nous guideront. Pas besoin de nous déranger : ils iront la chercher pour nous. C’est beaucoup plus facile ainsi. Bonjour ! Je m’appelle Katie et je suis votre Intervenante ! » (Clark).

Être obligé de marcher au milieu du trottoir (en se tenant à distance) signifie non seulement n’avoir aucune expérience de ce bord visible que nous appelons « la limite de propriété », mais aussi n’avoir vraiment aucune idée d’où les choses commencent et finissent. Le vide qui en résulte n’est comblé que par les récits du navigateur – cet intervenant omniscient qui raconte le monde à distance.

Sentir le monde, c’est marcher sur l’herbe. Pas de métaphore ici : les irrégularités du sol nous en disent long sur où commence et où finit l’espace efficace. « Même lorsque les moins privilégiés sont serrés les uns contre les autres en raison de la pauvreté, de l’exploitation ou en guise de punition, le distantisme se manifeste par les longues files d’attente, les cellules étroites ou les cubicules et, surtout, par le fait qu’ils sont retirés de la vue et de l’ouïe » (Clark). La pauvreté est repoussée du même geste qui contrôle les limites de propriété. La propriété et la bienséance (qui sont la même chose) l’exigent.

« Un autre terme plus précis, plus exact… est ségrégation2 » (Fred Moten).

Kenneth Bailey et Lori Lobenstine parlent d’« arrangements du capital » pour toucher cette limite ineffable mais bien réelle entre le vécu et l’efficace. Les arrangements tels qu’ils les comprennent sont des dramaturgies visant à la mise en place (c’est-à-dire la séparation) de la vie individuelle. Le capital racial, avertissent-ils, « nous dispose de façon à produire des effets3 ».

Le Covid 19 est la toile de fond de l’avertissement de Bailey et Lobenstine. Mais le distantisme était un problème bien avant cela, avec la ségrégation et les limites de propriété comme champ de référence. Rester à distance a toujours signifié tenir certaines d’entre nous à l’écart. Il n’en va pas autrement aujourd’hui, en ce moment du coronavirus. La prétendue « liberté » perdue à cause de la distanciation physique est une liberté accordée uniquement à ceux qui tiennent le distantisme pour acquis, au point de supposer que toutes les vies antérieures au Covid 19 fonctionnaient dans un conte de fées d’égalité des chances en termes de calibrage des distances.

Un virus bénéficie de la proximité. Un masque protège les autres. Une quarantaine permet de s’assurer que les personnes les plus à risque sont en sécurité. Mais qu’en est-il des « intensités résiduelles qui s’attardent sur un événement ou un épisode de la vie passée » ? Comment cela va-t-il « exacerber la peur et l’aversion de l’autre, en particulier de ceux qui sont blâmés d’avance » ? (Bailey et Lobenstine).

Le danger d’une logique d’équivalence générale est qu’elle suppose que nous savons ce que nous voulons dire par « distance ». Ou nous savons ce que nous voulons dire en parlant de « social ».

La culture SourdeAveugle a une longue tradition d’écriture de lettres et de listes mails. Le fait d’avoir participé, même de façon tangentielle, à des listes mails avec des personnes SourdesAveugles m’a appris que très peu de choses sont considérées comme allant de soi en termes de socialité dans ces formes imposées de communication à distance. « Quand nous sommes séparés, nous ne sommes pas seuls », dit Fred Moten. Collaborer à la consolidation active de la pensée, ce n’est pas travailler dans le tenir à distance. C’est travailler dans la distance d’une rencontre émergente, d’une rencontre qui n’est pas tant « sociale » que « dans la socialité », ou dans la fabrication de la socialité.

Le social n’est pas la socialité. Le social est une présupposition qui fait de la proximité son prérequis (que ce soit dans l’actuel ou dans l’espace virtuel). Le social signifie un aplatissement de la différence. Le social signifie l’interpersonnel. Vous et moi. Un plus un. La socialité est la qualité émergente d’un excès de l’individu par rapport à lui-même. La pensée s’envole dans un mouvement qui dépasse la perspective de toute perspective individuelle. La pensée décolle de soi-même, elle sent par tâtonnement l’épaisseur de quelque chose qui n’est ni à portée de main ni à distance, mais qui relève d’une géométrie beaucoup moins standardisée. La pensée fractalise au rythme d’un différentiel. Ne pas être à distance est une qualité différentielle – traversée de multiples couches d’expérience, dans leur épaisseur.

[voir Confinement, Distanciation sociale]

1 John Lee Clark, « Distantism » (2017), https://johnleeclark.tumblr.com/post/163762970913/distantism

2 Fred Moten, Entretien sur Netta Yerushalmy’s Paramodernities Live #4, www.nettay.com/other-projects/paramodernities-live

3 Kenneth Bailey et Lori Lobenstine, « Social Justice in a Time of Social Distancing », The Design Studio for Social Intervention, www.ds4si.org/writings/socialjusticeinatimeofsocialdistance