Dans les semaines qui suivent les attentats du 11 septembre 2001, une série de rencontres sont organisées entre grands patrons de Hollywood, professionnels de la sécurité et de la défense et conseillers de la Maison blanche1. Ceux-ci cherchent alors à s’entendre sur le rôle que pourrait jouer l’industrie du divertissement dans la guerre contre le terrorisme. Si un tel événement rappelle l’engagement de certains réalisateurs américains pendant la Seconde Guerre mondiale dans une opération de propagande d’envergure pour mobiliser l’opinion2, ce nouvel épisode du rapprochement entre Hollywood et appareil d’État emprunte une voie sensiblement différente : entre ces acteurs, l’alignement d’intérêts semble moins évident, et les professionnels du divertissement seront aussi consultés à plusieurs reprises afin d’aider les agences de renseignement américaines à l’élaboration de futurs scenarii d’attaques. Comment interpréter cette collaboration inhabituelle ?
Trois hypothèses s’offrent à nous. La première consiste à voir dans un tel rapprochement une simple opération de communication, qui profite aux deux parties impliquées. Le potentiel réaliste des créations fictionnelles est ainsi confirmé aux yeux du grand public, un argument marketing régulièrement utilisé par Hollywood. En contribuant à l’effort d’anticipation stratégique, les professionnels du divertissement corroborent aussi l’idée que des fictions supposément récréatives et leurs fabricants, jouent aussi un rôle stratégique et/ou politique déterminant dans un contexte de guerre communicationnelle. Quant à l’appareil sécuritaire, il met ainsi en scène son ouverture et sa modernisation, remplaçant l’image de bureaucrates rétifs au changement par celle d’expérimentateurs ouverts à de nouvelles méthodes, même les plus inattendues. En outre, faire appel aux professionnels de l’imagination permet aux professionnels de la sécurité d’agir sur la perception du 11 septembre par les citoyens et décideurs, en accréditant la thèse du « défaut d’imagination » des agences de renseignement qui auraient été incapables d’anticiper l’événement par manque de créativité, une thèse qui permet de déplacer la difficile question des responsabilités, les nombreux problèmes de coopérations interservices et l’erreur stratégique à l’origine des attentats de 20013.
La deuxième hypothèse, au demeurant compatible avec la précédente, consiste à voir dans un tel rapprochement l’ultime « preuve empirique que Hollywood fonctionne comme un “appareil idéologique d’État”4 », proposition d’autant plus convaincante que les interactions entre « l’usine à rêves5 » et acteurs de la sécurité et de la défense – Pentagone et CIA en tête – sont aujourd’hui bien documentées s’agissant des stratégies d’influence et de manipulation des opinions. Toutefois, l’argument idéologique nous paraît aussi limité. S’il fait du syntagme Hollywood un appareil unitaire à la solde d’un pouvoir lui-même omnipotent, il masque du même coup les nombreux conflits d’intérêts éventuels entre des acteurs multiples, aux finalités (économiques, financières ou politiques) par endroits diamétralement opposées. L’argument idéologique rend par ailleurs difficilement perceptibles/visibles les nombreux points de passages entre deux univers et deux activités a priori diamétralement opposés.
La troisième hypothèse permettant d’expliquer un tel rapprochement est celle d’une ressemblance entre la création d’une fiction « récréative » et l’élaboration d’un scénario d’anticipation6. Car si deux univers en apparence si éloignés parviennent à collaborer, c’est bien qu’il existe une certaine analogie entre la fabrique d’un discours supposément « non-sérieux7 » et l’élaboration d’un scénario d’anticipation stratégique. Si elle renvoie au vécu des attentats, immédiatement perçus sur le mode du film catastrophe, et à l’état de sidération généré par la coexistence simultanée d’un sentiment de déjà-vu et d’inattendu, une telle idée suppose de prendre au sérieux ce que la fiction non-sérieuse a à dire sur le monde. Elle présume aussi de définir l’anticipation de façon plus vaste et dynamique, celle-ci n’étant pas réservée à la seule catégorie générique du même nom ou à ses voisins (la science-fiction).
Partant d’un genre peu associé à l’anticipation, celui de l’espionnage, il s’agira ici d’explorer ce que la collaboration dans le domaine de l’anticipation stratégique dit du renseignement dans son rapport au temps et à l’incertitude, pour ensuite examiner les éventuelles ressemblances entre renseignement et fiction dans leur rapport à la fictionnalité, une prémisse au cœur de nombreuses fictions d’espionnage contemporaines.
Scenarii et menaces à-venir
C’est d’abord parce que professionnels du divertissement et du renseignement travaillent tous à partir de scenarii (au sens d’enchaînement d’actions rationnelles présentées de façon cohérente) qu’ils parviennent à collaborer dans le domaine de l’anticipation. Sans amoindrir les différences entre les deux usages du terme – élaborer un canevas de personnages et d’actions vraisemblables dans le cas de la fiction, bâtir un système d’hypothèses à partir de signaux concordants dans le cas du renseignement8 – établir un scénario renvoie à l’élaboration d’un monde possible. Ainsi compris, la fabrique d’un scénario d’anticipation ne semble pas si différente de l’art poétique tel que décrit par Aristote et que l’on peut résumer ainsi : dire le général et le vraisemblable (ce qui peut arriver et ce qui est probable). Il s’agit donc, dans le cas du renseignement comme de la création, de décrire une potentialité plausible à partir d’une succession cohérente de causes et d’effets.
Cette parenté est d’autant plus manifeste lorsque l’on considère la temporalité du récit d’espionnage. Quand le policier ou le détective est l’homme du crime passé, l’espion est plus porté vers l’anticipation des événements « à-venir9 » afin d’empêcher leur réitération ou leur perpétration selon une logique du pire. Si récit policier et d’espionnage partagent le même schéma narratif, celui de l’enquête et du soupçon10, le policier agit en aval de l’événement (il rétablit l’ordre), quand l’espion se doit d’agir en amont de la concrétisation d’une action violente (il entrave les menaces). Le fait que les récits d’espionnage soient tout entiers tournés vers l’avenir se vérifie d’autant plus pour la variante guerrière du récit d’espionnage (l’espion.ne en femme ou homme d’action sur le terrain aux prises avec des menaces multiples : 24h Chrono, Alias, Jack Ryan, Jason Bourne, Mission Impossible, The Americans, Red Sparrow, Berlin Station, Homeland…) dont la multiplication dans la période contemporaine renvoie au traumatisme généré par le terrorisme djihadiste et la possible combinaison des menaces. La tristement célèbre déclaration de Donald Rumsfeld sur les known knowns, known unknowns, unknown knowns et unknown unknowns11 résume l’ambition première des services de renseignement dans la période post-11 septembre : la réduction de l’incertitude dans un environnement politique, épistémique et sécuritaire complexe, où l’information représente à la fois une ressource et un enjeu stratégique majeur.
La parenté renseignement-fiction
Dans un article du New York Times, Alex Gansa, showrunner de la série Homeland, se remémore une réunion au siège de la CIA entre officiers de renseignement, acteurs et scénaristes, comme « un échange franc et libre sur l’industrie du divertissement et le monde du renseignement qui a révélé de nombreux parallèles entre les deux activités. […] Nous fabriquons tous deux des décors. Nous jouons tous deux des rôles. Et nous réfléchissons tous deux, à des opérations de leur côté, à des scénarios du nôtre.12 ». Il y aurait donc, à en croire Alex Gansa, plusieurs parallèles entre le monde du renseignement et celui du divertissement, affirmation d’autant plus surprenante que tout semble opposer le monde des espions à celui de Hollywood : quand l’un est caractérisé par le secret et la discrétion, l’autre renvoie à la lumière et au fameux « star-système ».
Une considération plus attentive de ces deux univers fait apparaître plusieurs similitudes, dans les principes directeurs et les outils ou moyens employés de part et d’autre de la frontière du secret. Rôles, personnages, légendes, coulisses, trompe-l’œil, caméras, objectifs, fables : au-delà de la seule proximité linguistique, on a une certaine concordance d’usages et de pratiques entre le renseignement humain et la fabrication d’un film ou d’une série13. Ils renvoient à une intention assez analogue : la création d’une fiction, d’un monde possible, plus ou moins artificielle, et dont les caractéristiques seront fonction de la visée poursuivie. Tromper ou duper l’adversaire de manière dissimulée dans le cas d’une opération de renseignement ; permettre la « feintise ludique partagée14 » dans le cas de la fiction récréative, ou selon la formule de Coleridge, la suspension volontaire de l’incrédulité, et qui suppose donc la collaboration consentie du spectateur.
La proximité entre monde du renseignement et dispositif fictionnel est portée à son paroxysme par John le Carré dans son roman The Little Drummer Girl (1983). Le livre raconte l’histoire de Charlie, jeune actrice britannique en devenir, recrutée malgré elle par le Mossad pour une opération visant à « neutraliser » un combattant palestinien responsable de nombreux attentats contre les intérêts israéliens. L’un des principaux enjeux du livre, puis de l’adaptation sérielle réalisée par Park Chan-Wook en 2018 (AMC/BBC One), est de signifier constamment cette parenté naturelle entre univers du renseignement (dans son pendant humain) et création (travail du rôle, du texte, des costumes). Une telle intention est particulièrement perceptible dans certaines répliques du mentor de Charlie, un agent du Mossad prénommé Becker, et interprété par Alexander Skarsgaard :
« À partir de maintenant, tout ce que je dis et fais est absolument crucial. Nous construisons une fiction, et notre public est partout, tout le temps15. »
« Tache de naissance, cicatrice. Cicatrice. Cicatrices. Pour que la fiction devienne réalité. Ils vont t’interroger Charlie. Tu dois connaître chaque détail. » (Saison 1 Épisode 3)
« Désormais la fiction et la réalité ne font plus qu’un. » (S1E4)
Alors que l’actrice Charlie devient progressivement agente infiltrée, la parenté entre l’illusion créée par le dispositif d’infiltration et celle produite par le dispositif fictionnel est constamment rappelée au spectateur. Si bien que la série le transforme en apprenti espion lui-même : il se retrouve à l’affût du moindre marqueur de fictionnalité ou de factualité dans la série. Par la mise en abyme des principes structurants de l’opération d’infiltration et de la fabrique d’une fiction d’autre part, The Little Drummer Girl constitue l’une des meilleures figurations de la parenté entre monde du renseignement et dispositif fictionnel.
Encore peu étudiée, l’expérience post-11 septembre et l’enrôlement de scénaristes au sein de l’appareil d’État américain constitue une étape importante des nombreuses interactions entre Hollywood et pouvoir américain. D’agents d’influence potentiels mobilisés pour modeler l’opinion, les scénaristes hollywoodiens sont, après 2001, apparentés à de véritables ressources pour l’anticipation stratégique. Un phénomène qui a depuis peu traversé l’Atlantique. Le 4 décembre 2020, la Ministre des Armées Florence Parly annonce le recrutement de dix auteurs de science-fiction regroupés en « red team » (du nom de pratiques nées aux États-Unis pendant la Guerre froide) afin d’aider à anticiper les conflits et ruptures technologiques à l’horizon 2030-2060.
Cet article a reçu un financement du Conseil européen de la recherche
(CER) dans le cadre du programme
de recherche et d’innovation Horizon 2020
de l’Union européenne
(convention de subvention no 834759).
1 René Sanchez, « Hollywood’s White House War Council », The Washington Post, 12 novembre 2001. Cette anecdote est aussi racontée par Slavoj Žižek dans Bienvenue dans le désert du réel, trad. F. Théron, Paris, Flammarion, 2002.
2 Les sept documentaires de la série Why We Fight commandés par le gouvernement américain au réalisateur Franck Capra entre 1942 et 1945.
3 The 9/11 Commission Report, 2004.
4 Slavoj Zizek, Bienvenue… op. cit., p. 38.
5 Cette formule sert à désigner Hollywood et constitue même un objet d’étude pour les spécialistes de cinéma et séries télévisées. Voir notamment Dominique Pasquier et Hortense Powdermaker « Hollywood, l’usine à rêves », Réseaux, 1997, 86(6), p. 115-134.
6 Voir Yves Citton « Réalités, fictions, et contre-fictions », Multitudes, no 48, 2012, p. 72-78.
7 John Searle, « The Logical Status of Fictional Discourse », New Literary History, 1975, 6 (2), p. 319-332, p. 320.
8 Si la plupart des scénarios d’anticipation ont vocation à rester secrets, certains sont mis à disposition du grand public. C’est par exemple le cas des rapports écrits par le National Intelligence Council (NIC) à chaque nouvelle investiture présidentielle américaine, afin d’afficher un certain souci de mise en transparence et d’influer sur l’état du monde. Voir Le monde en 2040 vu par la CIA, Un monde plus contesté, trad. P. Smolar, Paris, Équateurs documents, 2021.
9 Il s’agit là d’une formule de Jacques Derrida pour désigner la temporalité inaugurée par les attentats du 11 septembre 2001. Jacques Derrida, « Auto-immunités, suicides réels et symboliques », in Jacques Derrida et Jürgen Habermas, Le « concept » du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanni Borradori, Paris, Galilée, 2004.
10 Luc Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012.
11 Cette phrase permet au Secrétaire de la Défense de défendre le bien-fondé d’une intervention militaire en Irak. Donald Rumsfeld, Point presse du Département de la Défense, 12 février 2002.
12 Alex Gansa cité dans Maureen Dowd, « My so-called CIA life », The New York Times, 14 septembre 2013, www.nytimes.com/2013/09/15/opinion/sunday/dowd-my-so-called-cia-life.html
13 Louis Marin, « Logiques du secret », Traverses, 1984 (no 30-31), p. 247-258.
14 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999.
15 The Little Drummer Girl, AMC/BBC One, 2018, S1E2.
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