Six mois se sont écoulés depuis la défaite du 4 septembre 2022, lorsqu’une grande partie du pays a rejeté le projet de nouvelle Constitution. Six mois au cours desquels le Chili a encore changé. Ou pour revenir à ce qu’il était déjà ou, selon certains, pour aller vers un scénario pire. Le panorama politique est totalement différent de celui qui était envisagé en octobre 2019. La ferveur populaire ne se sent plus et le désenchantement réapparaît, avec le retrait des mouvements sociaux démoralisés par l’espoir d’une transformation sociale tronquée.
Après un an de travail de la Convention constitutionnelle, le processus a échoué lors d’une élection inattendue. Les diagnostics sont variés : une gauche élitiste qui n’a pas su se connecter aux revendications de la classe ouvrière, la campagne de terreur promue par les médias ou la propagation de « fake news » avec des mensonges aussi graves que la disparition de la propriété privée ou l’autorisation de l’avortement jusqu’à neuf mois de grossesse, entre autres.
Au-delà du diagnostic, il est certain que la classe politique a tiré le meilleur parti de la défaite et a fini par modifier les conditions initiales du processus constituant : désormais, la nouvelle Constitution ne sera pas rédigée par des personnes élues à 100 % par les citoyens, comme cela a été décidé lors du plébiscite du 25 octobre 2020, mais ce sera un organe mixte, élu à 50 % par les citoyens et à 50 % par les partis politiques représentés au parlement.
L’ actuel retrait de la lutte dans les rues, après le rejet de la nouvelle constitution et à la suite des nouvelles conditions de rédaction pour une autre constitution, fait sans doute partie de l’ordre naturel des choses : la défaite est un état émotionnel dont on ne peut se remettre que par le dialogue, le temps, la réflexion et l’action commune. Mais bien que l’avenir soit incertain et qu’il ne se présente pas sous les meilleurs auspices, il vaut la peine de se pencher sur les triomphes des mouvements sociaux qui perdurent malgré les défaites. Parmi ces succès, quelques uns des plus remarquables sont sûrement ceux issus de luttes féministes, grâce à la puissance d’une trajectoire de lutte qui remonte au début du XXe siècle et qui, lors de l’« explosion sociale », s’est exprimée avec force dans les rues.
L’ explosion féministe
Le 18 octobre 2019, ce qui a commencé par des manifestations de lycéens en raison de l’augmentation du prix du métro, s’est terminé par des protestations dans tout le pays. Loin d’être un mouvement dirigé par un groupe spécifique ou avec un agenda précis, le « sursaut social » a plutôt répondu à une révolte inorganisée avec une méfiance généralisée envers l’État, le gouvernement, les partis et les institutions républicaines. Il s’agit en somme d’une catharsis sociale contre le modèle néolibéral imposé dans le sang et le feu par la dictature civilo-militaire d’Augusto Pinochet.
À travers les médias, nous avons vu comment les manifestations ont donné lieu à des barricades, au pillage de grands magasins commerciaux, à des attaques contre des monuments et à des mobilisations. Les marches massives ont commencé à être remplies de drapeaux, de banderoles et de slogans représentant des sujets historiquement exclus, tandis qu’au moins deux mouvements majeurs se sont distingués dans l’espace public : le mouvement des peuples indigènes et le mouvement féministe.
Les féminismes ont joué un rôle fondamental dans la révolte populaire en raison de leur force, de leur organisation et de leur profonde conscience du moment historique que vivait le pays. L’ histoire des oppressions, l’omniprésence des inégalités, des abus, et la précarisation généralisée avaient une forte résonance avec l’expérience quotidienne des femmes et avec le projet de transformation sociale que les féminismes incarnent.
Les revendications des féministes ont ainsi imprégné la révolte d’une force unique, peut-être jamais vue dans l’histoire. Des banderoles, des slogans, l’utilisation du corps comme forme de protestation et la divulgation des perspectives de genre rendaient palpable cette force. Si cette perspective était présente dans des analyses depuis des décennies par les études de genre et les ONG, nous avons pu identifier dans le mai 2018 féministe un moment politique où elle s’est renforcée autour de la dénonciation des abus au sein des universités et de la revendication d’une éducation non sexiste. Ainsi, à peine un an plus tard, les revendications des féministes ont imprégné toutes les sphères institutionnelles, politiques et médiatiques, témoignant d’un triomphe notable au niveau discursif.
Plus jamais sans nous
L’ une des nouvelles qui a fait le tour du monde dans les semaines qui ont suivi le plébiscite, où l’option Approbation du projet de rédiger une nouvelle constitution a obtenu 78,27 % des voix, était l’idée que la nouvelle Constitution devait être rédigée selon le principe de la parité, c’est-à-dire par 50 % d’hommes et 50 % de femmes.
La sociologue et militante féministe chilienne Julieta Kirkwood souligne que la première barrière à l’émancipation que les femmes ont franchie en tant que genre a été l’accès à l’enseignement supérieur, droit obtenu en 1877. À partir de cette date, la prise de conscience des différentes oppressions s’est faite grâce à la « sortie de l’enfermement et à la confrontation avec les adversaires ». De même, l’accès à l’éducation a été déterminant pour que les idées socialistes et anarchistes pénètrent les femmes de la classe ouvrière au début du XXe siècle et qu’elles commencent à dénoncer publiquement leurs problèmes par l’intermédiaire de journaux fondés par elles.
En 1949, au Chili, les femmes obtiennent le droit de vote aux élections présidentielles et parlementaires, après une longue lutte menée, entre autres, par l’avocate et militante Elena Caffarena. Pour les femmes de l’époque, la pleine intégration en tant que citoyennes du pays était le seul moyen de mettre fin à des années de discrimination.
Après avoir obtenu le droit de vote, la participation politique des femmes a été effective pendant 24 ans, mais a été interrompue par les 17 années de dictature civile et militaire. Et bien que la participation ait continué à augmenter depuis lors, leur présence dans les sphères politiques institutionnelles, telles que l’exécutif, le législatif, le judiciaire et même les partis politiques, continue d’être considérablement inférieure à celle des hommes. C’est en raison de cette histoire de discrimination que la parité dans la rédaction d’une nouvelle Constitution était fondamentale : parce que la naissance de ce nouveau Chili impliquait, au moins dans la première phase du processus, que les femmes soient des protagonistes actives de l’histoire. Bien que les conditions actuelles de rédaction de la nouvelle Constitution soient très différentes, il est décisif que la parité, comprise comme un mécanisme de justice qui prend en compte la discrimination historique des femmes, ait été l’un des rares accords qui ait prévalu au milieu de la négociation menant au nouvel processus d’écriture constitutionnel. Négociation qu’une grande partie de la gauche et des mouvements sociaux a décrit d’ailleurs comme une « cuisine politique ». Cela reflète le fait que les féministes ont réussi à faire un pas dans l’histoire en protestant et en s’organisant dans l’espace public. Leur importance a été telle au cours de l’« explosion sociale » et l’impact de leurs demandes et revendications au cours des années précédentes a été tel que le sens commun au sein de la classe politique, quel que soit leur appartenance idéologique, n’a pas remis en question le fait que les femmes devaient participer sur un pied d’égalité avec les hommes.
Il est toutefois intéressant de noter que, dans le processus initial, la parité a été proposée par des parlementaires de droite qui ont voté contre les femmes lors de l’examen de projets de loi portant sur les droits des femmes. Cette contradiction peut être interprétée comme le fait qu’en période de crise de légitimité politique, la parité a été utilisée comme un mécanisme de sauvetage par la droite. D’une manière ou d’une autre, les partis politiques devaient envoyer des signaux et mettre en œuvre des actions concrètes qui leur permettraient de contrôler les masses et, surtout, de se préserver. De ce point de vue, la parité était une bonne monnaie d’échange, dans la mesure où elle n’impliquait pas de céder sur des questions plus complexes.
D’un autre point de vue, l’écrivaine et militante féministe bolivienne María Galindo reproche à la parité d’être une idée qui « biologise et dépolitise la condition féminine, dans le sens où une femme, dans la mesure où elle est une femme, occupe une place. Et elle est une femme dans la mesure où elle a un utérus ». La parité devient ainsi une thèse politique que le fascisme s’approprie à l’échelle mondiale. Si la parité peut faire l’objet de diverses critiques, dans le cas du Chili elle est établie comme un plancher minimum de justice dans la perspective historique de la participation politique des femmes dans ce territoire, et en cohérence avec ce que le nouveau Chili a promis : « Plus jamais sans nous ».
« S’ils touchent l’une d’entre nous, nous réagissons toutes. »
L’ une des plus grandes avancées du féminisme au Chili au cours de la dernière décennie est la prise de conscience qu’il a générée concernant la violence à l’égard des femmes. D’une manière générale, nous pouvons observer que les différentes institutions, mais aussi la société et la culture elles-mêmes, condamnent de plus en plus fermement la violence féminine.
Le concept de « féminicide », créé par Diana Russel et Jane Caputi en 1990, est arrivé au Chili par l’intermédiaire du Réseau chilien contre la violence à l’égard des femmes, l’une des organisations féministes les plus importantes de ces 30 dernières années, à une époque où les meurtres de femmes fondés sur le sexe n’étaient reconnus ni par la justice ni par la culture. Au fil des ans, le réseau chilien a commencé à définir de nouveaux concepts pour nommer d’autres types de violence féminine, comme le suicide féminin, qui désigne les femmes qui sont poussées au suicide comme seul moyen d’échapper à la violence qu’elles subissent ou en raison de l’impunité dont jouit leur agresseur.
L’ un des cas les plus récents et les plus médiatisés de ce type de violence est celui d’Antonia Barra, une jeune femme de 18 ans qui s’est suicidée après avoir été violée et harcelée sur les réseaux sociaux dans le sud du Chili. Cette histoire a secoué le pays en pleine « explosion sociale » et a pris de l’ampleur le 25 novembre 2019, dans le cadre de la Journée internationale contre la violence à l’égard des femmes, à partir de la performance « Un violador en tu camino » (Un violeur sur ton chemin) de LASTESIS.
Ce jalon féministe a non seulement donné un nouvel élan à la révolte populaire, mais a également réussi à installer et à approfondir la discussion sur les violences sexuelles, à tenir l’État pour responsable de la perpétuation de l’impunité des agresseurs de femmes, et à affronter le discours conservateur et machiste qui vise à blâmer les victimes pour leur tenue vestimentaire, le fait qu’elles soient seules la nuit ou qu’elles soient sous l’emprise de l’alcool et/ou de stupéfiants. Un discours qui prend une force particulière dans ce que l’anthropologue féministe Rita Segato appelle la doctrine du « mandat de masculinité ».
L’ histoire d’Antonia Barra a fait soudainement la une de l’actualité grâce à la visibilité et au soutien féministe sous forme de banderoles, de slogans et de drapeaux, mais surtout grâce à la reproduction de la performance dans différentes régions du pays. L’ impact médiatique du travail de LASTESIS a été tel qu’il a finalement fait le tour du monde et a été traduit dans différentes langues. Bien que la violence ait des spécificités liées au territoire et à la culture dans lesquels elle s’inscrit, il existe un modus operandis universel : non seulement le comportement des agresseurs est reproduit, mais aussi la réponse tardive et négligente de l’État et des institutions.
En ce qui concerne les changements institutionnels déclenchés par l’« explosion sociale », la continuité naturelle était l’élection d’un gouvernement de gauche dans lequel cette nouvelle Constitution se matérialiserait. Ainsi, le 21 novembre 2021, le candidat de gauche Gabriel Boric Font a été élu président du Chili, contre le candidat d’extrême droite José Antonio Kast, dont le programme s’attaquait aux droits des femmes, des migrants, des peuples indigènes, de l’environnement, entre autres.
La force féministe déployée lors de la révolte populaire, dont la puissance réside dans une mémoire forte qui revendique une longue histoire de lutte, a conduit le gouvernement à promulguer, en décembre 2022, la « loi Antonia ». Inspirée de l’histoire d’Antonia Barra, cette législation criminalise l’incitation au suicide, améliore les garanties procédurales pour les victimes de violences sexuelles et évite leur re-victimisation. À l’heure actuelle, les autorités sont davantage sensibilisées au problème, mais aussi la société dans son ensemble.
La même conscience culturelle a été démontrée dans le cas récent de Jordhy Thompson, un joueur de Colo-Colo – le club de football le plus populaire et le plus important du Chili – qui a été accusé de violence physique à l’encontre de son ex-partenaire. Suite à cette accusation, le club a décidé de l’exclure de l’équipe et des matchs, tandis que l’un des joueurs les plus importants de l’histoire du football chilien, le joueur de l’équipe nationale Carlos Caszely, a condamné publiquement les actes de Thompson, ce qui était impensable il y a quelques années. Cela est d’autant plus pertinent que le football est un espace historiquement masculinisé dans lequel les revendications féministes se heurtent à une certaine résistance. La mobilisation des femmes de Colo-Colo pendant la révolte et la création de différents organes d’organisation et de dénonciation ont joué un rôle décisif dans la prise de conscience de la violence au sein du club.
Face à la menace : Feminism !
Le Chili vit actuellement des jours complexes. La capitalisation de la défaite par la droite a engendré une menace directe pour les droits de l’homme avec la récente approbation de la « Loi Nain-Retamal ». Cette loi autorise la police chilienne à recourir à l’« autodéfense », alors qu’elle a été, lors de la « flambée sociale », responsable des plus graves violations des droits de l’homme depuis la dictature civilo-militaire, causant des traumatismes oculaires à plus de 500 personnes à la suite de l’impact de balles de fusil. Le scénario est tel que des organisations de défense des droits de l’homme telles que l’ONU et Amnesty International ont exprimé leur inquiétude et lancé des alertes dans la région.
Ce nouvel affront à nos droits devrait pouvoir être combattu par le débat, l’organisation et une reprise des mobilisations. Cependant, depuis la défaite du 4 septembre jusqu’à aujourd’hui, la seule marche de masse a été celle réalisée par les femmes le 8 mars 2023, en commémoration de la Journée internationale des femmes travailleuses. À cette occasion, les thèmes principaux étaient la précarité de la vie, le processus constituant et la mémoire, à l’occasion de la commémoration du 50e anniversaire du coup d’État chilien. Il semblerait donc que les mouvements féministes constituent la principale force face aux menaces actuelles qui pèsent sur l’ensemble des concitoyen·es : le recul des droits fondamentaux et la rédaction d’une nouvelle Constitution selon un cadre fixé non pas par une assemblée souveraine, mais par une négociation parlementaire.
Dans ce contexte, il me semble crucial que nous, femmes, continuions à construire ce « tissu de solidarité » qui, selon María Galindo, signifie « la complémentarité femme-femme ». Celle-là même qui nous a permis, tout au long de notre histoire, « d’assumer la responsabilité, en tant que mouvement, de l’affection et de la vie des femmes qui font partie d’un projet collectif ». C’est précisément la principale valeur des mouvements féministes pendant le soulèvement populaire : être conscientes du moment historique que nous vivons et faire de la transformation sociale du pays l’horizon principal de l’action politique.