80. Multitudes 80. Automne 2020
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Distanciation sociale

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Le mot « confinement » est peu politiquement correct, tant il renvoie lexicalement à la cellule d’isolement et à la prison. Les autorités sanitaires anglo-saxonnes se sont donc munies de l’euphémisme social distancing, que la francophonie traduit par « distanciation sociale ».

L’avantage lexical que représente la distanciation, c’est qu’elle se dit à la voie active : c’est quelque chose que je fais (je prends ou je garde mes distances), plutôt que quelque chose que je subis (je suis confinée, je suis enfermée). La distanciation sociale, c’est une formule qui permet de resserrer l’étau de l’enfermement sur l’individu, tout en lui faisant croire que c’est lui qui en est le maître. Le voilà confiné dans une sphère sans contact, mais du moins peut-il la trimballer partout avec lui, pourvu qu’il tienne les autres à distance.

Les neurologues appellent « espace péri-personnel » la sphère qui s’épate autour de notre corps physique et qui étend les perceptions tactiles-visuelles de nos limites : si quelque chose ou quelqu’un traverse cet espace, tout se passe comme si on nous touchait effectivement. C’est comme une sorte d’exocorps dont nous serions entourées mais qui, au lieu de nous anesthésier, nous rendraient épidermiques au-delà des frontières de notre peau.

Dans les années 1950, alors que les échanges commerciaux entre les États-Unis et le Japon s’intensifiaient, un problème diplomatique d’importance a été soulevé : les corps venus des USA ne savaient pas garder les bonnes distances. Ils n’avaient de cesse d’empiéter sur les territoires tactiles de leurs collègues japonaises.

Une science en est née, la proxémique, sous l’égide de l’anthropologue Edward T. Hall qui s’est intéressé à mesurer les distances interpersonnelles acceptables selon les pays, les classes sociales et les environnements. La science venait ainsi au secours d’un art diplomatique dont apparemment certaines personnes avaient perdu les ressorts : le tact, c’est-à-dire l’art de ne jamais tout à fait savoir quand (il faudrait) ne pas toucher, l’art de ne pas être certaine du bon geste, de demander, de négocier, et de pratiquer la maladresse.

Au cours de la pandémie de Covid 19, les pouvoirs publics ont recommandé l’abolition du toucher (serrer les mains des autres, se toucher soi, et en particulier se toucher le visage), de la bise, de l’accolade et, pour finir, de la simple proximité dans la rue. Suite à des études sur les liens entre voix, projection de salive et rémanence aérienne du virus, il a fini par être proscrit de tenir conversation à moins d’un mètre cinquante d’une autre personne.

Qu’arrive-t-il quand nous perdons l’occasion d’exercer notre art du tact ? C’est une question que s’est posé Hans Blumenberg dans sa Description de l’homme, et il répond de façon proprement frappante : ce qui arrive, c’est la balistique. Par les technosciences balistiques (de la parole à la catapulte aux drones télécommandés, et à leur recyclage en service de livraison Amazon), ce que nous développons, c’est en effet une certaine capacité à « toucher le monde sans être touchées en retour ». L’art du tact repose sur une assomption : celle du fait qu’en nous engageant dans le monde, il y a de fortes chances pour que celui-ci nous contamine. Quand nous ne savons plus à quelle distance nous tenir pour éviter la contamination réciproque, nous développons des techniques, non pas pour nous retirer du monde, mais pour nous retirer de l’équation de la réciprocité du contact : nous cherchons l’immunité individuelle.

Dans Pornotopie, Paul B. Preciado a décrit une des inventions architecturales ultimes de ce sujet immune : le hikikomori, travailleur horizontal enfermé, sujet ultra-connecté qui, depuis sa chambre, voire depuis son lit, peut simultanément tout faire – travailler, manger, dormir, se marier, accueillir des invitées, le tout en consommant du sexe, des drogues et de l’information multimédia par des réseaux de télécommunications de plus en plus efficaces. Le parangon en est donné, aux États-Unis, par Hugh Hefner, patron de l’industrie pornographique Playboy, qui a passé plus de cinquante ans de sa vie enfermé dans son manoir et qui vantait, à tour de pages de son magazine, les avantages architecturaux de l’isolement du mâle célibataire hétéro.

La distanciation sociale comme projet politique, c’est la généralisation de cette architecture technopatriarcale qui divise le monde entre ceux qui peuvent rester chez eux sans toucher personne, et toute une autre section de la population qui, elle, est forcée d’aller au contact du monde et dont les conditions de vie sont, par là même, précarisées, des soignantes aux ouvrières et à toutes celles qui s’occupent de la maintenance du monde pendant que les télétravailleuses restent au chaud.

La pandémie nous donne à voir le visage peu enviable que prend l’absence de contact érigé en norme proxémique – ainsi que ses effets politiques sur les partitions entre les sujets immunes-tactiles et les autres. Certaines artistes et activistes du tact (travailleuses du sexe, praticiennes somatiques, danseuses) parlaient déjà, avant la pandémie, de la nécessité d’inventer des pratiques de désimmunisation sociale : des formes de tendresse radicale dans l’espace public (Antonija Livingstone), des formes de décolonisation des corps et des gestes (Dani d’Emilia), des formes d’attention nano-politique aux états de corps survoltés et haptophobes construits par le technopatriarcat (The Nanopolitics Group).

« Le corps qui touche, dit la philosophe-danseuse Erin Manning dans sa Politics of Touch, est toujours un corps en excès sur lui-même ». C’est probablement là un des programmes somatopolitique qui nous attend : celui d’inventer les techniques qui accompagneront les débordements tactiles.

[voir Confinement, Gouttelettes, Télétravail]