Le confinement qui nous a été imposé a éveillé en moi des sentiments mêlés. Être assignée chez moi ne m’était jamais arrivé. Suis-je confinée ou me suis-je confinée ? La différence est l’autonomie que je me donne dans cette expérience nouvelle. Malgré toutes les actions subversives que j’ai pu mener, à Seattle, à Tunis et ailleurs, je n’ai jamais été confinée par le pouvoir. J’ai subi quelques violences mais jamais une privation de liberté durable. Privilège d’une Europe démocratique malgré ses faiblesses, ou privilège d’un statut social légèrement supérieur à la moyenne. Peut-être aussi une intelligence tactique de l’affrontement. Ou alors le signe que mes engagements n’ont jamais vraiment été très en rupture avec l’ordre établi.

Dans ma jeunesse, marquée par la volonté de camper dans la société sans m’y installer, nous aspirions au confinement sous la forme de la prison. Aller en prison, quelque temps, était à la fois une reconnaissance par l’ennemi et un moment où, au milieu de l’activisme militant, on pourrait écrire comme l’avaient fait tant et tant de révolutionnaires emprisonnés. J’avais révéré Gramsci.

Être confinée m’a semblé d’abord une offre de temps libre. L’occasion de faire tout ce que je n’ai pas pu faire jusqu’à ce jour : lire les livres que je n’ai fait que feuilleter, écrire, réfléchir. Comme le disait Saint Cyran, confiné à vie au Château de Vincennes par Richelieu : « cet état est une faveur singulière ».

Mais au fil du temps, j’ai commencé à me poser d’autres questions. Quelle est l’étrange idée de la maison, du chez-soi, qui est impliquée et construite dans l’idée de confinement-à-domicile ? Ambrose Bierce, dans son Dictionnaire du Diable, donnait cette définition de la maison : « Construction creuse érigée pour être habitée par des hommes, des rats, des cafards, des mouches, des moustiques, des puces, des bacilles et des microbes ». Par contraste, l’image de la maison véhiculée par le confinement est celle d’un lieu d’immunité : un espace aseptisé, sans hôtes d’aucune sorte, c’est-à-dire ni un lieu où l’on reçoit, ni un lieu où l’on est susceptible de recevoir des visiteurs indésirables.

Ce lieu a d’ailleurs été envahi pour beaucoup de mes amis par les exigences du télétravail que, après en avoir parlé pendant quarante ans, les technocrates n’avaient jamais réussi à imposer. Il paraît même que les webcams traquent les malheureux pour voir s’ils respectent bien les horaires de bureau – et le regard des étudiantes pendant qu’elles passent des examens à distance ! On a bien profité des écrans pour jouer, et pour se jouer de nous !

La maison est une prison pour de nombreuses personnes, des mal-logées aux adultes et aux enfants victimes de violence domestique, et le confinement a aggravé la précarité de leurs conditions de vie. À côté de quoi de nombreux « journaux champêtres » ont vanté les avantages d’être enfin seules, retirées, coupées de l’agitation du monde, sans avoir pour autant à pâtir du mal moral de l’époque : la peur de rater l’événement (ou, en anglais, FOMO : Fear of Missing Out).

Malgré le plaisir des lectures, de la rêverie, du téléphone maintenu ô combien, et la découverte des réunions vidéo, j’ai finalement conclu avec les Wu Ming que « se rencontrer comme ça, c’est de la merde. Cassons la vitre du salon et sortons de prison. Jetons l’évier en marbre contre la baie vitrée. Il est temps de s’échapper de l’asile et de retourner dans la rue. »

[voir Distanciation sociale,
Littérature, Pathologies]