Dans la famille des Novirus, nous renaissons sans cesse, en différents endroits, pour suivre la propagation des virus. Nous les écoutons faire leurs plans. Voici ce que nous avons entendu Covid 19 dire récemment :

Je suis spatialité. Pour incarner l’étymologie de mon prénom, j’ai décidé d’inverser les positions, de me mettre dans la peau du virus, de le coloniser, de suivre ses trajets, renaissances et imbrications territoriales. Je suis multigenre, ou plus exactement troisième genre, celui du milieu. On peut m’appeler bactérie, virus, maladie, pandémie, qu’importe, du moment que je sois contagieuse et que je me dissémine par l’espace (le choros), à la fois par la distance entre les êtres et par les milieux de vie, l’écoumène d’Augustin Berque1. Je suis milieu, écosystème, je me sers de la géographie pour révéler ma nature profonde. « La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre », disait Yves Lacoste. Cela tombe bien, j’ai entendu dire que le président de la France m’avait déclaré la guerre. Mais c’est moi qui ai déclaré la guerre au monde, et la géographie me sert en effet beaucoup. Je suis ontologiquement un être spatial. Pour survivre et muter, je dois cheminer d’un organisme à un autre, passer par des étapes intermédiaires, de l’animal à l’animal, de l’animal à l’humain, casser la barrière des espèces, la frontière des cellules. Ma maladie naît du contact, elle envahit les corps, mobiles, et donc les lieux, elle emprunte les routes du transit planétaire et s’enkyste dans des réservoirs territoriaux précis. Pour me faire la guerre, des politiques extraordinaires de confinement ont touché la moitié de la planète avec la même synchronicité, les mêmes règles de distanciation aux autres, les mêmes contraintes d’immobilisation. Cette expérimentation massive est d’abord rapport à l’espace. Elle réside là, ma nouvelle mondialité, bien plus que dans ma vitesse de propagation globale, ou même, mon invisibilité. En France, j’ai provoqué l’invention d’échelles de mise à distance artificielles, pseudo rationnelles, 1 mètre, 1 km, 100 km. Ai-je besoin de multiplier les faits ? Je suis Spatialité, et en tant que telle, on me néglige. Car je ne frappe pas n’importe . La manière dont je voyage et dont j’accroche mes spicules aux substrats territoriaux que j’infecte ne doit rien au hasard. À la fin de sa vie, Pasteur aurait concédé à Claude Bernard : « le microbe n’est rien, c’est le terrain qui est tout ». Terrain, terreau, territoire, écosystème, le biologique s’efface devant les lois des milieux.

Sur la route du monde. Je suis révolutionnaire, je connais une orbite périodique dans le temps et l’espace. Je renais par cycles historiques lorsque sociétés et milieux connaissent des crises et des fragilités. Je suis pandémie du mouvement, de la migration, de l’échange. Je suis apparue à la fin du néolithique avec le développement du commerce lointain, ma condition est de suivre les longues connexions intercontinentales. J’ai connu deux âges d’or qui laisseront des marques profondes dans les représentations collectives, la grande Peste noire médiévale et le Covid 19. Leur létalité n’est pas comparable, mais elles ont toutes deux des caractères communs. Elles sont mondiales. Elles ont la même origine virale antispéciste, traversant la barrière de l’animal à l’homme, la puce de la gerbille des hauts plateaux chinois et tibétains pour la Peste noire, la chauve-souris et le supposé pangolin de Birmanie du marché de Wuhan pour le Covid 19. Elles ont la même origine géographique, l’Extrême-Orient, les mêmes routes de transmission, toujours d’est en ouest. Elles suivent les lignes de force du commerce international, les pistes caravanières des Routes de la soie, les échanges entre ports méditerranéens et européens et, aujourd’hui, les axes de transports aériens les plus fréquentés. Elles s’enracinent dans des crises écosystémiques. La Peste noire profite de la surpopulation, du déficit alimentaire et de régimes d’imposition trop lourds pour se combiner à un « petit âge glaciaire2 ». C’est une crise de la rareté, une crise de la répartition et une crise écologique. Le Covid 19 profite du consumérisme, de l’extractivisme et des béances sociales entre Nord et Sud pour se combiner à l’Anthropocène et au réchauffement climatique. C’est une crise de l’abondance, de l’inégalité et une crise écologique. En partant de la Chine j’ai d’abord ceinturé de ma couronne d’épines l’ensemble des milieux tempérés de l’hémisphère nord, à la hauteur du Tropique du Cancer. Ce sont les pays les plus riches, ceux qui connaissent historiquement la plus grande densité d’échanges, d’interconnexions, ceux dont les territoires sont les plus nervurés. En Europe, c’est la Banane bleue3 ou « mégapole européenne » qui court de Londres à Milan. Mais je frappe aussi les sociétés et milieux du Sud comme le Brésil, dont les classes moyennes émergentes miment les modes de consommation occidentaux, achètent dans les malls, adoptent l’alimentation carnée et les agro-carburants qui accélèrent la déforestation et le rapprochement du domestique et du sauvage.

Le réseau et le territoire. Je suis apparue à Wuhan, métropole millionnaire et hyper industrielle de la Chine continentale, maillon clé des « chaînes de valeur globales » (pour l’industrie automobile française notamment) et gigantesque hub de transport. Ma naissance est peut-être un hasard, mais ma diffusion est une nécessité, car mon foyer est lié au réseau du monde entier. On a fait beaucoup de contresens sur ma manière d’investir l’espace-monde. D’abord, à partir des nœuds d’interconnexion que sont les aéroports, les ports et les gares, je pénètre les territoires en les sélectionnant, j’ai des préférences historiques et économiques, je m’accroche à des milieux propices et réactive des anthropologies particulières. Bergame, le plus syndromique de mes foyers, est le terminal d’une ancienne route de la soie. À sa porte, le Val Seriana constituait, traditionnellement, un vrai cluster textile. Il a été délocalisé en Chine, ce qui a donné lieu à de nombreux joint-ventures générateurs d’échanges transitant par l’aéroport de Bergame, plateforme italienne de Ryanair. Ensuite j’ai transité par les hubs de villes globales comme New York, Paris ou Milan, mais j’ai évité Shanghaï, Chicago ou Singapour. Ma dynamique de contagion n’est pas liée à la densité. On a pu dire que « la ville dense a trahi ses habitants » (Eric Charmes) ou que « le virus est un Robin des bois qui attaque les villes » (Laurent Davezies). Pourtant, mes infections les plus nombreuses se trouvent dans les villes petites et moyennes, les zones d’entre deux entre la ville et la campagne ou les périphéries des villes4. En Île de France, je ne provoque pas de surmortalité à Paris par rapport aux départements voisins et périurbains. Milan a été moins touchée que la Lombardie, Madrid moins que la Rioja. Je suis entrée dans les états amazoniens peu habités du Brésil par la zone franche de Manaus, mais me suis étendue grâce au milieu évangélique propice au déni de la maladie. On me dit pandémie du global, mais je fonctionne local. Depuis un point chaud, je m’étends en nappe d’huile, en contagion de proche en proche. J’universalise le principe de diffusion par proximité. Du coup, tout au long de mon épidémie, je reste très concentrée dans l’espace, autour de mes principaux foyers et de leurs régions : le Hubeï rassemble 97 % des décès en Chine, la Lombardie 49 % en Italie, New York 46 %, l’Île de France et le Grand Est, 58 %. Cette concentration est restée stable dans le temps, comme confinée par les caractères propres de ces territoires.

Territoires agglomérés et territoires ouvriers. Je suis une pandémie moderne et pourtant, je découpe violemment le territoire français en deux selon une ligne Le Havre-Genève qui sépare historiquement le quart nord-est, où je me révèle virulente (grossièrement, les régions Hauts de France, Grand-Est, Bourgogne-Franche Comté et Île de France), du reste du pays, largement épargné. Ce n’est pas un hasard, mais une constante anthropologique. Cette ligne distingue les pays agglomérés des pays épars5, ces formes spatiales façonnent les relations humaines quotidiennes, quelque qu’aient été ensuite les transformations des formes ou échelles de mobilité. La coprésence, les sociabilités, l’accès à l’altérité sont plus denses et fréquentes en milieu constitué d’un semis de petites villes que de fermes isolées. Cette ligne a séparé ensuite les pays ouverts des pays d’enclos, la ville de la campagne, la France industrielle de la France rurale, aujourd’hui, les territoires productifs des territoires « présentiels6 ». Cette terre du nord-est d’urbanisation dense et diffuse, en nappe, a donné un véritable avantage à mon principe de diffusion de proximité. Et puis, je privilégie les espaces vulnérabilisés. Pays d’industrie de main-d’œuvre et de savoir-faire ouvriers, le nord-est a cumulé toutes les « restructurations » industrielles des Trente glorieuses (crise du textile, du charbon, de la sidérurgie). Durant le confinement, les ouvriers ont été les plus nombreux à continuer de travailler, souvent sans protection, faisant circuler ma contagiosité. Et je frappe encore aujourd’hui durement ce nord-est, par les effets du confinement sur les industries automobiles qui s’y sont installées en profitant d’un héritage de savoir-faire et de discipline au travail. Logiquement, j’attaque en priorité les territoires ouvriers, ceux de la famille nucléaire, ceux qui connaissent des processus cumulatifs de pathologies : grands écarts de revenus, familles monoparentales, faible niveau de diplôme, en particulier des femmes, chômage des jeunes, pauvreté, mauvais état de santé, pollution et, last but not least, faible mobilité spatiale. Une indication de mon effet proprement régional peut se mesurer à la surmortalité que je génère. Elle est +90 % dans le Haut-Rhin et résume la dimension localisée de ma pandémie. Mais le département de Seine-Saint-Denis, avec la surmortalité la plus élevée de France de +92,5 % malgré sa structure d’âge jeune, est comme un décalque de l’arc nord-est en Île de France. Tout se passe comme si je décomposais mes spatialités en mode fractal, en m’agrippant aux mêmes facteurs de létalité à l’échelle européenne, nationale et métropolitaine. Car j’ai sélectionné la Seine-Saint-Denis pour les mêmes raisons que l’arc nord-est. J’y relève toutefois un paradoxe : alors que, généralement, on oppose les Parisiens diplômés et mobiles aux Dionysiens assignés à résidence et à statut social, le confinement a conduit à immobiliser les Parisiens et multiplier la mobilité des Dionysiens pour les mettre précisément au service des Parisiens. Ma spatialité exacerbe et révèle la profondeur des disparités sociales.

Le squelette et la chair. Lorsque j’ai attaqué la chair de mes territoires de prédilection, c’est le squelette des équipements de soins, le réseau des hôpitaux, qui a leur a permis de tenir debout. Mais là encore, je retrouve une nécessité de circonstances sur le quart nord-est (hors Alsace) et la banlieue nord de Paris, qui conjuguent mauvaise santé, fort taux de mortalité générale et offre de soins déficiente. Désindustrialisation et périphéricité ont accentué les inégalités d’état de santé et d’offre de soins, qui connaissent une inertie temporelle et spatiale révoltante. Emmanuel Vigneron7 souligne que la mortalité le long du RER B varie du simple au double entre le 6ème arrondissement de Paris et la Plaine Saint-Denis ou que le nombre de médecins est soixante-dix fois supérieur dans le quartier du Luxembourg qu’à La Courneuve ! Dans le terreau social de ces territoires vulnérables et peu qualifiés, la mobilisation d’une chaîne de soins, depuis le médecin traitant jusqu’au service de réanimation, en passant par le préventif, n’a pu se faire dans de bonnes conditions. L’accès aux soins a joué un rôle déterminant pour me faire la guerre. Et par accès, je n’entends pas seulement distance géographique mais aussi distance sociale. J’explique ainsi qu’en Île-de-France, la mortalité dans les hôpitaux (qui ont accueilli, il est vrai, des patients des départements voisins) ait été bien supérieure à Paris qu’en Seine-Saint-Denis, alors que la surmortalité à Paris a été la moitié de celle de Seine-Saint-Denis. Dans ce département, je ne peux que constater un nombre de décès important à domicile, par comorbidité, manque de prévention, de diagnostic et crainte d’engorger les services d’urgence. Ce scandale de l’iniquité des soins ne peut qu’appeler des solutions radicales en matière de politiques publiques de santé : investir massivement dans la prévention, supprimer le numérus clausus dans la formation des médecins, instaurer une obligation d’installation, même temporaire, dans les territoires les plus défavorisés, articuler l’offre de soins du public et du privé, en finir avec le financement des hôpitaux à l’acte pour se caler sur le besoin et enfin, abandonner la logique d’ingénieur et le calcul d’un optimum spatial pour calibrer les services et actes hospitaliers. En somme, ne plus considérer l’espace comme un support géométrique mais prendre en considération le territoire dans son épaisseur et son échelle pluridimensionnelle pour rendre compte de la variété des « territoires de santé8 ».

[voir Guerres, Pathologies]

1 Augustin Berque, Ecoumène, introduction à l’étude des milieux humains, Belin, 2016, Paris.

2 Alain Lipietz, Qu’est-ce que l’écologie politique ? Postface à l’édition 2012, « La seconde crise écologique mondiale », La Découverte, Paris.

3 Présentation journalistique de la carte de synthèse de l’étude de Roger Brunet, Les villes européennes, Datar-Reclus-La Documentation française, 1989, Paris.

4 Jacques Lévy, L’humanité habite le Covid 19, AOC, 26 mars 2020.

5 Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, L’invention de la France, Poche Pluriel, 1981, Paris.

6 Selon l’expression de Christophe Terrier et Laurent Davezies pour distinguer les territoires tirant leurs revenus de la production compétitive, des territoires tirant leurs revenus de la présence des personnes (résidences secondaires, tourisme, services).

7 Emmanuel Vigneron, Les inégalités de santé dans les territoires français, état des lieux et voies de progrès, Éditions Elsevier Masson, 2011, Paris.

8 Notion proposée par Emmanuel Vigneron pour territorialiser les politiques de santé à l’intérieur de l’échelon régional géré par l’ARS (Agence régionale de santé).