88. Multitudes 88. Automne 2022
Majeure 88. Justice transformatrice

pensées impensables
la culture de la dénonciation au temps du covid-19

Partagez —> /

j’étais en italie quand j’ai finalement compris que la pandémie représentait une menace réelle pour ma survie1. je me suis immédiatement rendue dans un des endroits où je me sentais chez moi. et une fois que j’y suis arrivée, je me suis sentie comme paralysée, incapable d’imaginer mes prochains mouvements alors que tout le monde me demandait où j’étais et quand j’allais enfin rentrer.

dans cet état de paralysie, je ne pouvais guère écouter que des bribes des actualités, des nouveaux chiffres de la crise et secouer la tête de dépit face aux idiots au pouvoir. et aussitôt, je me replongeais dans l’anesthésie. j’avais rapidement identifié sur qui faire porter le blâme, et je me sentais encore moins capable d’agir. la paralysie me gagnait, je remettais les choses à plus tard, et je suis restée ainsi, figée, jusqu’à ce que les questions dont tout le monde me pressait finissent par me submerger.

et puis vint une excellente session de thérapie, où je compris : oh. j’ai peur. j’ai peur parce que la pandémie s’accélère partout. j’ai peur de quitter la sécurité pour de l’inconnu et potentiellement du danger. oh ! je ne sais pas quoi faire !

aussitôt que je reconnus ma peur, je commençai à voir les choses avec davantage de discernement. ma peur était devenue une donnée – j’ai peur parce que les chiffres m’indiquent clairement que je suis plus en sécurité là où je suis que dans aucun autre endroit où je suis en train d’imaginer me rendre. il faut que je reste là où je suis, pas parce que j’ai peur, mais parce que, puisque ma peur est en fait en train de crier à la place de mon intuition informée, là où je suis est le meilleur endroit où je puisse être pour le moment.

ma peur m’a paralysée jusqu’à ce que je doive bouger. la thérapie m’a aidée à voir que j’avais peur, à respirer, et à revenir au discernement.

je vois le même vacillement entre peur et discernement dans nos mouvements aujourd’hui, mais sans thérapeute en vue.

nous avons peur d’être blessé·es, nous avons peur parce que nous avons été blessé·es, et parce que nous nous sommes blessé·es les un·es les autres. nous avons peur parce que nous vivons dans un monde qui veut nous faire du mal, que nous en ayons fait aux autres ou pas, simplement en raison de ce que nous sommes, quelle que soit notre manière de différer d’une norme intenable établie il y a bien longtemps.

la suprématie est notre pandémie, incessamment renouvelée. elle s’associe avec quantité d’autres maladies qui nous arrachent à la vie, ou à des vies qui valent la peine d’être vécues. alors nous nous immobilisons, et nous crions dans le vide, nous répandons notre rage sur internet comme une tornade qui, sans discernement, aspire et détruit tout sur son passage. nos émotions et notre besoin de contrôle sont exacerbées par la pandémie – nous sommes enfermé·es dans nos maisons ou nous nous risquons à aller dehors, au travail, terrifié·es et excédé·es par la mise à sac de nos plans et du cours normal des choses, terrifié·es et excédé·es par la vie sous le règne oppressif d’un gouvernement qui ne nous aime pas, qui est raciste, ignorant et violent. nous devons faire le deuil de tant de morts qui auraient dû être évitées. nous sommes plein·es d’une rage justifiée. et nous cherchons une échappatoire pour cette rage. et nous connaissons une des manières rapides et simples que nous avons de dépenser cette rage : le tribunal de sorcières, un simulacre de justice ; ou même une méthode plus rapide encore, le lynchage.

avant d’avancer, il faut que je reconnaisse que j’utilise là des termes extrêmes, des termes qui font référence à des systèmes de mort. je sais que quand je parle de destruction sociale, les conséquences sont bien moins extrêmes – et je m’efforce de mettre le doigt sur le sentiment de justice punitive qui se déchaîne dans nos mouvements.

dans nos mouvements, ce sentiment de justice punitive se produit dans le sillage de dénonciations qui ont affecté certains leaders et certaines personnes plus visibles que d’autres. rien que la semaine passée, j’ai vu des personnes au sein de nos mouvements être dénoncées pour avoir incarné la suprématie blanche sur le lieu de travail, pour des agressions sexuelles (uniques ou répétées), pour des abus de nature physique, émotionnelle ou digitale, pour l’appropriation d’idées ou d’images, pour participation au patriarcat, pour validisme, pour avoir été malhonnêtes, pour avoir tenu des propos blessants dix ans plus tôt, pour avoir fait des choses qui, après les faits, se sont révélées être blessantes – pour incarner toute la souffrance que la suprématie contient. les dénonciations se contentent généralement de rendre public un des multiples aspects des événements, et elles appellent des conséquences immédiates. et en vingt-quatre heures, la dénonciation s’est répandue partout, le cycle des accusations et de la honte a été activé, et celleux qui ont été dénoncé·es sont puni·es.

nous avons peur, et nous croyons que nos peurs seront apaisées, et que nous nous sentirons davantage en sécurité si nous parvenons à désigner clairement notre ennemi·e, quelqu’un·e – n’importe qui, mais pas nous – que nous puissions accuser, qui soit coupable, qui soit à l’origine de la souffrance. nous pouvons être pris·es d’une telle frénésie dans notre peur que nous ne réalisons même pas que nous déployons les outils du maître.

ah, audre, bienvenue.

nous savons que les lynchages sont un outil du maître. je veux dire : se comporter comme une foule en colère provoquée par la peur (souvent sans raison ou mal dirigée) et dotée du pouvoir de déclarer des coupables et d’exercer le châtiment sans attendre. voilà des outils de maître.

nous qui participons à des mouvements en faveur de la justice n’avons pas créé les lynchages. nous n’avons pas créé les procès en sorcellerie. nous n’avons pas créé ce système de justice punitive. nous n’avons pas créé l’État, nous n’avons pas choisi d’être socialisé·es par lui. nous voulons démanteler ces systèmes qui génèrent de la souffrance, et je sais que la plupart d’entre nous n’avons aucune intention de jamais imiter les processus étatiques de justice.

les outils du maître sont agréables à utiliser, ils se glissent facilement dans nos mains, habitué·es que nous sommes à les employer. mais ils sont souvent grossiers et imprécis.

à moins d’engager une véritable analyse de l’abolition et du démantèlement des systèmes d’oppression, nous ne pourrons jamais comprendre ce qui se trouve dans nos mains, nous ne pourrons jamais déposer les outils du maître et comprendre ce que nos outils sont et ce qu’ils peuvent être.

oh – mais pourquoi tu parles d’un procès en sorcellerie ? il n’y a que des personnes Noires et queer et trans impliquées ici…

oh – mais tu ne peux pas appeler ça un lynchage, est-ce que tu n’as pas vu les dynamiques de pouvoir ? nous nous battons contre une personne qui a plus de pouvoir que nous.

mais alors – pensée impensable – pourquoi est-ce que cela me donne le même sentiment ? pourquoi nos mouvements, de plus en plus souvent, se comportent comme des foules en colère contre elles-mêmes ? et qu’est-ce qui est en jeu dans ce comportement ? pourquoi est-ce que c’est l’impression que j’ai, quand une personne en pointe une autre du doigt en disant « toi, tu fais du mal ! » et que, sans questions ni processus, sans attendre, sans prendre même le temps de respirer, nous la punissons collectivement ?

[…] ce qui ne revient pas à dire que nous ne croyons pas les survivant·es. parce que nous devons les croire. mais comment croire les survivant·es tout en restant abolitionnistes ? comment croire les survivant·es tout en pratiquant une justice transformatrice ?

pour commencer quelque part, je me suis efforcée de distinguer les moments où la dénonciation publique semblait une action à la fois nécessaire et qui donnait de la puissance à celleux qui l’employaient, des moments où la dénonciation ressemblait davantage à une chasse aux sorcières, où l’énergie du lynchage collectif semblait dominer.

* je ressens de la puissance quand des efforts ont été faits pour que les personnes impliquées puissent d’abord se rendre des comptes de manière privée.

* je ressens de la puissance quand les survivant·es sont soutenues.

* je ressens de la nécessité quand les accusé·es se débrouillent pour ne pas avoir à rendre de comptes et en particulier (mais pas exclusivement) quand iels continuent à générer de la souffrance.

* je ressens de la nécessité quand la personne accusée a significativement plus de pouvoir que ses accusateurices et qu’elle utilise ce pouvoir pour éviter de rendre des comptes.

* je ressens de la puissance quand ce qui est exigé, c’est un processus de transformation.

j’ai l’impression d’un lynchage collectif

* quand il n’y a pas de question de posée.

* quand la guérison de la survivant·e passe à l’arrière-plan.

* quand il n’y a pas de tentative privée avant le recours à la dénonciation publique.

* quand il n’y a pas de temps entre l’accusation et la demande publique de conséquences. quand la seule conséquence pour l’accusé·e est de cesser d’exister. quand l’accusé·e appartient à une ou plusieurs groupes opprimés.

* quand cela relève du spectacle.

* quand la personne accusée d’avoir généré des souffrances fait ce que les survivant·es/la foule en colère exigent, mais qu’on continue de la blâmer.

pas d’enquête, pas de questions, pas de compte à rendre, pas de jury, pas de temps pour apprendre ou désapprendre, rien de l’espace ou du temps nécessaire à un changement authentique… seulement des conséquences immédiates et souvent insatisfaisantes.

arrêtons-nous un instant sur ce dernier point : une des exigences souvent posées dans les dénonciations est celle des excuses publiques. attendre un acte authentique de contrition d’une personne à laquelle on vient de retirer le pouvoir ou la crédibilité peut souvent ressembler à un piège. et de fait, les personnes accusées produisent souvent une déclaration très « politiquement correcte », qui est aussitôt utilisée pour raviver les braises du bûcher.

j’ai vu quantité de ces messages obscurs qui oscillent entre déni, responsabilité et refus de présenter des excuses, en particulier quand des souffrances physiques ou sexuelles sont impliquées. parfois, les personnes accusées se déclarent innocentes, parfois elles reconnaissent avoir infligé des souffrances, mais rarement à l’échelle de l’accusation. parfois, elles disent qu’elles ont essayé d’engager un processus mais que cela n’a pas marché, ou qu’on le leur a refusé. qui sait ce que veut dire, pour ces personnes, un « processus », qui sait si la personne accusée était prête pour suivre un tel processus, qui sait ce qui s’est réellement passé entre elles, qui sait le contexte relationnel dans lequel la souffrance a été infligée, qui sait ?

ce qu’il nous faut apprendre concernant les agressions sexuelles et le viol et le patriarcat et la suprématie blanche et d’autres abus de pouvoir, c’est que nous évoluons en permanence au milieu d’eux, dans une société qui les a depuis longtemps normalisés, et qu’ils sont souvent à l’œuvre au plus intime de chacun·e de nous.

la vérité c’est que, parfois, il faut du temps pour prendre conscience de la souffrance qui nous a été infligée.

et encore plus de temps pour prendre conscience de la souffrance que nous avons infligée.

la vérité, c’est qu’il n’est pas inhabituel de ne prendre conscience de la souffrance générée qu’avec du recul, qu’avec un point de vue différent et une politisation de nos consciences. mais il y a davantage à apprendre.

la vérité c’est aussi que, même et encore maintenant, nous avons le temps.

la vérité c’est aussi que, même si nous voulons aider les survivant·es, nous aimons nous obséder et punir les « méchant·es ». nous finissons par accorder notre attention collective à la punition des personnes accusées, plutôt qu’au soutien et à la guérison des survivant·es.

la vérité c’est aussi que nous voulons que celleux qui causent des souffrances soient tenu·es à distance, et que nous baignons dans une culture punitive qui, aujourd’hui, normalise une méthodologie où l’on doit « punir d’abord, poser des questions ensuite », une méthodologie qui relève des procès en sorcellerie, des lynchages, des outils du maître. une méthodologie que, parce que nous vivons dans une ère de médias sociaux, nous devons pratiquer publiquement. […]

une autre métaphore qui me semble parler de la période de dénonciations de masse que nous vivons serait celle du cancer. la suprématie fonctionne comme un cancer collectif, une maladie invisible et hautement productive qui s’enracine profondément en chacune de nous. nous sommes meilleur·es que… l’autre. nous faisons peut-être face à la suprématie en raison de la race, de la nationalité, du genre, de la classe, du validisme, de l’âge, de l’accès, de la célébrité, et de toutes ces autres zones qui justifient que nous causions des souffrances sans avoir à en subir les conséquences, parfois même sans réaliser que nous causons ces souffrances, parce que la suprématie est une maladie qui nous anesthésie et qui diminue notre conscience. […]

je n’intente pas ici un procès aux dénonciations en général – il y a absolument besoin, dans certains cas, d’employer la dénonciation – quand la balance du pouvoir est nettement déséquilibrée, quand de multiples efforts ont été faits pour mettre un terme à des souffrances répétées, quand une personne accusée refuse de participer à des processus de responsabilité à l’échelle des communautés concernées, la dénonciation est une manière d’enclencher le frein d’urgence. mais ce devrait être une option de dernier recours.

nous devons apprendre à reconnaître que nous évoluons sur de nouveaux terrains, où la pression exercée par la dénonciation n’est plus localisée, relationnelle ni même ancrée dans tel ou tel secteur de la société. la justice transformatrice est relationnelle, elle se produit à l’échelle de la communauté. les dénonciations se produisent souvent à l’échelle de fils de discussions virales qui défilent devant les yeux de parfaits étrangers. les conséquences d’une dénonciation à l’âge de l’hyper-connexion médiatique peuvent être extrêmement désastreuses et imprécises – les facilitateurices et les médiateurices comme moi sont souvent contacté·es dans l’après-coup, quand la personne accusée lutte pour rester en vie après que sa réputation, sa communauté, son travail lui ont été retirées. avec un peu de chance, il est alors encore temps de les lier à des thérapeutes, ou d’engager des processus de responsabilité et de soutien intracommunautaires. mais nous sommes souvent submergées, et les personnes passent entre les mailles, et finissent par se faire du mal, ou par quitter le mouvement et par reprendre leurs comportements abusifs ailleurs. […]

trop souvent, nous utilisons les dénonciations pour éviter le conflit direct. les dénonciations sont aussi utilisées pour faire basculer l’opinion publique dans des conflits inter- ou intra-communautaires. les conflits sont en réalité des signes de bonne santé pour une communauté qui grandit et qui est capable d’accueillir la différence politique. les conflits sont parfois nécessaires pour générer de nouvelles visions.

je ne peux m’empêcher de me demander à qui profitent les luttes intestines, les accusations, la honte, les dénonciations-réflexes qui se multiplient dans nos mouvements ? je ne peux m’empêcher de voir les services de l’État se frotter les mains, rassembler toutes les informations dont ils ont besoin, nous observer en train de nous affaiblir tout en s’assurant que la souffrance se perpétue.

c’est là pour moi un point crucial. si les sortes de dénonciations qui sont en train de viraliser nos sphères en ligne et qui se répandent dans nos organisations étaient réellement capables de mettre un terme à la violence, de résoudre les conflits, d’en finir avec la suprématie, de transformer les personnes, je serais la première à tirer à vue ! j’adore les instruments qui fonctionnent. mais ce qui se produit, ce n’est pas ça. ce qui se produit, c’est que les personnes ciblées se retirent, honteuses, qu’elles quittent nos mouvements ou bien récidivent, avec des passages à l’acte encore plus graves, en générant des souffrances de manière encore plus flagrante et/ou en s’engageant, sans méthode ni principe, dans la lutte.

j’aimerais que chacun·e puisse faire l’expérience de la satisfaction que j’ai ressentie dans les processus qu’il m’a été donné de traverser – pas la perfection, la satisfaction. des personnes qui ont l’occasion de nommer ce qui les a fait souffrir, de pointer l’endroit du conflit, de dire ce dont elles ont besoin ; des personnes qui reçoivent d’authentiques excuses ; des personnes auxquelles on donne l’occasion de s’engager sur le chemin du désapprentissage des systèmes de croyance et des comportements générateurs de souffrance.

je n’éprouve pas de satisfaction, et je ne crois pas qu’on puisse trouver quoi que ce soit de transformateur dans une dénonciation publique qui attend des effets immédiats, qui ne cherche ni la conversation, ni la médiation, ni l’affirmation de frontières claires, ni la création de processus de responsabilité intra-communautaire avec un nombre limité de participant·es se connaissant les unes les autres.

cela n’a aucun sens de dire qu’il faut « croire toustes les survivant·es » si nous oublions le fait que la plupart d’entre nous sommes des survivant·es, y compris les personnes qui causent des souffrances. ce que cela veut dire, c’est que nous sommes fatigué·es d’être réduit·es au silence, déconsidéré·es, impuissant·es dans notre douleur, fatigué·es qu’on nous fasse souffrir, encore et encore. mais parler fort n’est pas la même chose que retrouver son intégrité, et rien ne garantit que je serai entendu·e, qu’on prendra soin de moi, que je serai réconforté·e ou soigné·e. parler fort n’est pas la même chose qu’être juste. être capable de détruire n’est pas la même chose qu’être capable de générer un futur où la souffrance ne se produit plus autour de nous.

nous sommes terrifié·es par la prévalence de la souffrance autour de nous, et cela nous donne envie de pointer du doigt, et de nous débarrasser au plus vite de celleux que nous identifions comme mauvais·es. nous voulons nous protéger les un·es les autres de celleux qui sont causes de cette souffrance.

nous nous inquiétons parfois de ce qui se passera si nous ne sautons pas immédiatement dans le train des dénonciations de masse qui passent par nos messageries. que si nous ne le faisons pas, nous pourrions bien être la prochaine personne à être dénoncée, ou bien être considéré·es comme des apologistes du viol, ou bien être vu·es comme des allié·es caché·es des blanc·hes, ou bien être accusé·es d’avoir intériorisé la misogynie, ou tout simplement être expulsé·es pour avoir refusé de penser ou d’agir comme le groupe. en ligne, nous performons notre solidarité avec des personnes que nous ne connaissons pas, plutôt que de nous engager dans des conversations avec les camarades qui nous sont les plus proches.

nous avons peur de prendre le temps du discernement, parce que nous avons peur d’avoir à reconnaître qu’il se pourrait bien que nous aussi nous ayons causé la souffrance. et lorsque nous faisons preuve de discernement, lorsque nous n’avons pas peur de nous avancer, de dire « attendez, prenons le temps de comprendre ici », nous prenons le risque de devenir la nouvelle cible, d’être vu·es comme les complices de la souffrance au lieu d’être considéré·es comme des compagnons de lutte. […]

les dénonciations-réactions disent : celleux qui ont causé des souffrances ne peuvent pas changer. il nous faut les éradiquer. ce qu’il y a de mauvais dans le monde doit changer, nous devons le faire disparaître jusqu’à ce qu’il ne reste que le bien.

mais sous ces affirmations, ce que j’entends c’est plutôt :

nous ne pouvons pas changer.

nous ne croyons pas en notre capacité de créer des chemins suffisamment puissants pour permettre à celleux qui ont causé des souffrances de guérir et de grandir.

nous ne croyons pas en notre capacité de tenir la complexité d’une situation aux contours flous.

nous ne croyons pas en notre propre complexité.

nous ne pouvons gérer qu’une pensée binaire : bon·ne/mauvais·e, innocent·e/coupable, ange/abuseur·se, noir·e/blanc·he, etc. […]

je veux que nous apprenions à nous voir comme davantage que des individus qui s’efforcent de survivre dans un monde qui ne prendra jamais soin de nous.

je veux que nous apprenions à nous voir comme une murmuration, un essaim de créatures qui, pour autant que nous sachions, sommes uniques dans l’univers. la moindre cellule, le moindre corps individuel, toustes appartenant à des touts plus grands et uniques dans leur complexité.

je ne veux pas que nous gâchions le peu de temps que nous avons à passer ensemble. […]

ce que je veux pour nous, c’est de la rigueur dans nos manières de tenir la complexité et la responsabilité des personnes Noires à l’intérieur de nos communautés et de nos mouvements, nous qui luttons déjà pour simplement tenir nos têtes hors de l’eau, et construire la confiance, et vivre malgré les poids entrecroisés de la suprématie blanche, du capitalisme racial, de la violence policière, de la culture de compétition qui s’est créée entre celleux qui dépendent de la générosité des dons des autres et qui ne reçoivent pas d’autres soutiens pour grandir ou pour guérir.

je ne veux pas que nous nous engagions dans des processus de responsabilité Noire là où celleux qui ne sont pas investies en faveur de la vie Noire peuvent nous voir, capitaliser sur ce que nous faisons, en faire des armes qui se retourneront contre nous. et vous pouvez remplacer Noire, dans ces dernières phrases, par n’importe laquelle des catégories qui sont utilisées pour l’oppression : ce sera toujours le même sentiment. ce serait de la mauvaise stratégie, et je ne crois pas qu’on en pourrait tirer satisfaction.

je veux que nous nous demandions qui profite de notre désespoir, et j’entends refuser à nos oppresseurs la satisfaction de nous voir souffrir. je veux qu’iels ne cessent de s’interroger sur le secret de notre solidarité, de sa profondeur et de sa constance, sur notre capacité à désapprendre ce qu’on nous a enseigné. je veux que celleux qui nous infiltrent soient ébahi·es devant leurs propres transformations, devant leur propre incapacité à nous déchirer.

je veux que nous devenions capables de reconnaître que la suprématie, les idées de suicide, le désespoir et la souffrance sont partout, et que nous commencions les gestes par lesquels nous pourrons vraiment retrouver notre intégrité.

car contre toute attente, nous. sommes. en. train. de. gagner.

nous sommes en train de gagner malgré le tsunami de pressions qui s’exercent contre nous. nous évoluons en direction de la vie malgré tout ce qui voudrait que nous abandonnions.

nous, dans le mouvement, devons apprendre à choisir la vie même à l’intérieur du conflit, à composter les mauvais comportements tout en soutenant les cœurs qui battent.

choisir la vie suppose de demander :

* est-ce que j’ai l’information nécessaire à former mon opinion ?

* est-ce que je l’ai temps suffisant pour me permettre de comprendre ?

* de quoi læ survivant·e a-t-elle besoin ?

* une conversation/un processus ont-ils été tentés ?

* une conversation/un processus sont-ils possibles ?

* comment rester abolitionnistes tout en demandant à chacun de pouvoir rendre des comptes ?

* à qui profitent mes doutes sur la capacité de mon mouvement à tenir le cadre de ce conflit ?

* qui pourrait tenir le cadre ?

* qu’est-ce qui pourra mettre fin au cycle des souffrances ici ?

* qu’est-ce qui nous aidera à trouver un chemin pour avancer ?

nous avons besoin d’apprendre à faire cela avant qu’il n’y ait plus personne à dénoncer. avant qu’il n’y ait plus personne qu’on puisse appeler « nous ».

Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Emma Bigé & Camille Noûs

1NdT : Cet article traduit des extraits de « unthinkable thoughts: call out culture in the age of covid-19 » paru en 2020 sur le blog adriennemareebrown.net et repris dans We Will Not Cancel Us And Other Dreams of Transformative Justice, Chico (CA), AK Press, 2021. Comme bell hooks, adrienne maree brown écrit son nom en minuscules (et sur son blog, l’ensemble des textes), une manière de fondre le nom propre dans le texte aux côtés des autres êtres qu’humains qui s’y disent.