Il est significatif que le président Macron ait parlé (six fois) de « guerre » pour justifier le confinement dans un de ses premiers discours sur la question. On mène déjà depuis cinquante ans des guerres mondiales contre la drogue, contre le terrorisme, contre la pauvreté. Pourquoi pas contre un virus qui lui aussi sème la mort ? Cela risque d’être avec le même succès, ou plutôt le même insuccès – et les mêmes dommages collatéraux. Mais cela relève de la même ambition : assurer l’immunité des citoyens contre tout ce qui peut diminuer leur temps et leur bonheur de vivre.

L’appel aux armes avait pour fonction évidente de nous unir pendant les quelques semaines du confinement, alors même que ce dernier n’enfermait à domicile que celles et ceux qui avaient le privilège d’avoir un toit. Cette union sacrée s’est manifestée par des pratiques de solidarité héroïques de la part des employées des services de santé qui ont dû reconstituer de leur propre initiative un cadre de travail convenable. Elle a poussé aussi des milliers d’anonymes à outrepasser complètement la sphère de leurs activités habituelles pour assister leurs voisins, organiser leur immeuble, réunir des fonds pour distribuer des paniers de nourriture aux populations précarisées.

Mais ces élans de solidarité unanimistes ont vite fait apparaître les abîmes séparant les résidences secondaires et les jardins printaniers des uns, aux barres bétonnées des autres où l’on s’entassait dans des appartements exigus, tandis que d’autres encore continuaient à survivre dans des camps d’infortune et à être menacés d’expulsion, ou à partager des cellules dans des prisons plus ou moins salubres. Les discours qui nous dépeignaient tous « en guerre » contre un virus capable d’enflammer nos poumons n’ont pas pu nous faire croire longtemps que nos « gestes barrières » suffiraient à protéger ensemble notre vie personnelle et notre santé commune.

Les inégalités sociales géopolitiques et les insoutenabilités environnementales accumulées par nos sociétés au cours du XXe siècle nous placent dans une situation particulièrement métastable, dont les marchés financiers donnent une image frappante. La crise de 2008 a montré que la volatilité et l’effondrabilité de nos économies a été exacerbée par ces mêmes produits dérivés qui étaient initialement censés lisser les fluctuations de valeurs trop abruptes, en multipliant les paris assuranciels destinés à étayer (hedge) les risques de décrochage.

Le retour promis « à la normale » est largement dénoncé non seulement comme improbable, mais surtout comme indésirable : il s’agirait plutôt d’un « retour à l’anormal ». En matière de budget public et de fiscalité, la décarbonisation régulièrement promise est toujours repoussée ; des arbitrages difficiles, cruels et décisifs, devront être faits. Ils feront nécessairement des lésées, qui auront de très bonnes raisons de vouloir les refuser avec vigueur, et peut-être violence.

La guerre sanitaire provisoirement (?) gagnée contre le virus va se traduire par un accroissement des inégalités sociales, et l’occupation de l’espace public de ceux qui s’estimeront perdants. Plus d’égalité, plus de démocratie participative dans la recherche de solutions de long terme, devraient en résulter. Mais la répression des Gilets jaunes a donné quelques avant-goûts de la manière de traiter les catégories sociales non centrales. Les intérêts de tous et toutes, quelle que soit leur place dans la hiérarchie, sont à prendre en compte pour tracer les voies de sortie de la paralysie temporaire des économies, comme c’est l’union de tous les personnels soignants qui a été capable de faire résister l’hôpital à l’attaque du virus. Mais que ce soit dans les médias ou dans la communication gouvernementale, on semble avoir oublié le rôle central des femmes dans cette organisation d’urgence. Cela augure mal de la capacité à continuer de produire de l’union.

Il n’y a pas que les présidents qui agitent une rhétorique guerrière. Dans la gauche radicale (Eric Alliez, Laurizio Lazzarato), parmi les penseurs décoloniaux (Achille Mbembe), et désormais dans les milieux écologistes (Jairus Victor Grove1), les analyses se multiplient pour lire le capitalisme globalisé comme un régime de pouvoir et d’exploitation basé sur une logique guerrière omniprésente et fractale – contre les travailleurs, contre les pauvres, contre les femmes, contre les colonisés, contre les besoins naturels de nos vies et de nos écosystèmes.

Parler de guerre dans un tel contexte est simultanément pertinent et trompeur. Le paradigme guerrier est pertinent, parce que les forces qui continueraient à profiter d’un retour « à la normale » emploieront tous les énormes moyens en leur pouvoir – y compris les plus violents – pour se maintenir en place. D’où la nécessité d’aborder le présent politique et l’avenir écologique en termes de conflits, de stratégie et de polémologie.

La métaphore guerrière, bien analysée dans ses modulations philosophiques par un livre récent de Thomas Berns2, est cependant trompeuse dans la mesure où l’agentivité virale qui gouverne désormais nos sociétés n’opère plus à partir d’une ligne de front séparant deux camps antagonistes extérieurs l’un à l’autre. Le virus n’attaque personne frontalement. Il s’insinue discrètement dans un organisme pour s’y multiplier de l’intérieur. Le corps contaminé se voit menacé par ses propres mécanismes de défense, plus encore que par l’attaquant lui-même. Le virus ne vainc et ne prospère pas en tuant des « ennemis », mais en conduisant ses « hôtes » à reproduire en eux-mêmes et par eux-mêmes le bout de code qu’il a inséré dans leurs cellules.

Tel qu’il continue à structurer notre conception des « luttes » et des « combats » politiques, l’imaginaire commun de la guerre – avec ses fronts séparant des ennemis qui se pilonnent par-dessus leurs tranchées – fait donc obstacle à une meilleure compréhension des modes d’action qu’il convient de développer dans nos sociétés virales.

Nous n’avons pas d’ennemis, totalement séparés de nous par une tranchée séparant la vie de la mort, le Bien du Mal. Il nous faut voir notre monde en termes de parasitismes et de symbioses, où certains hôtes peuvent aider nos désirs, nos idées et nos bonnes pratiques à se reproduire par contamination, et où d’autres hôtes peuvent s’insérer en nous pour coloniser nos vitalités – profitant de l’improbable et admirable équivoque du terme français d’hôte, qui peut désigner aussi bien celui qui reçoit que celui qui est accueilli.

[voir Hégémonie, Hospitalité, Incendies, Viralités, Visages de l’ennemi]

1 Voir par exemple Éric Alliez et Maurizio Lazzarato, Guerres et capital, Paris, Éditions Amsterdam, 2016 ; Achille Mbembe, Brutalisme, Paris, La Découverte, 2020 et Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013 ; Jairus Victor Grove, Savage Ecology. War and Geopolitics at the End of the World, Durham, Duke University Press, 2019

2 Thomas Berns, La guerre des philosophes, Paris, PUF, 2019.