Majeure 49. Transmigrants

Transmigrants et diasporas

Partagez —> /

Depuis 1974, fin officielle de l’immigration de travail, le passage des frontières est agi par les migrants eux-mêmes, et par les réseaux qui savent les conduire jusqu’aux emplois. La montée du chômage change aussi le sens de la migration: il s’agit d’aller offrir des services commerciaux, et parfois sexuels, là où le libéralisme économique ambiant en développe l’usage. Les transmigrants que nous dépeignent Alain Tarrius et ses amis vivent pour les uns dans des espaces cosmopolites, travaillés par des acteurs de diverses nationalités sans prééminence des unes sur les autres, et pour d’autres dans des espaces de diasporas où la connexion se fait entre acteurs appartenant tous au même groupe national d’origine. Dans les deux cas, le migrant passe de pays en pays, selon des trajectoires qui prennent du temps et connaissent de nombreuses étapes, balisées par la connaissance collective des itinéraires à parcourir. Il en va de même du parcours de départ de la migration, qui doit tenter à plusieurs reprises le passage de la frontière. La migration a complètement cessé d’obéir à la figure normée du travailleur qui va pour une courte durée s’embaucher dans une usine ou sur un chantier, pour envoyer de l’argent au pays, avant d’y revenir. La migration est un projet collectif d’un village ou d’un groupe d’amis, qui se cotisent pour envoyer le plus solide d’entre eux braver les frontières et tracer au-delà un itinéraire, qui pourra être suivi.

Bien que la transmigration soit un phénomène général, elle prend des visages différents selon les milieux dans lesquelles elle est observée. Elle relève du cosmopolitisme dans les bars, et les espaces publics des villes du pourtour du bassin méditerranéen. Toutes les nationalités s’y mélangent dans des « affaires » de caractère plus ou moins informel, mais aussi dans une valorisation foncière et immobilière, sensible dans toutes les villes portuaires. C’est par là qu’arrive le matériel électronique à prix cassés qui va partir vers le nord. La relation commerciale au pays d’origine est fréquente chez les Chinois, mais Emmanuel Ma Mung ne veut pas parler de diaspora, tant les histoires des groupes concernés, les périodes d’immigration, sont différentes ; il n’y a pas une homogénéité de cette migration qui autoriserait à en parler de manière unifiée. La migration turque se rapprocherait davantage d’une diaspora, car le souci du retour est très présent, et l’unité culturelle permet une économie collective. Mais elle est relativement dominée par les opposants politiques exilés, et donc autonome par rapport à l’État, à la différence des diasporas modernes d’expatriés.

L’analyse des circulations migrantes des Africains par les étudiants d’Alain Tarrius fait apparaître le mobile religieux, intra-africain, à côté du mobile économique de la migration vers l’Europe ; malgré les embûches, celle-ci est permise par l’insistance de projets personnels dans lesquels les femmes ne sont pas en reste. Les femmes africaines qui arriveront à passer poursuivront leurs projets commerciaux grâce aux alliances qu’elles ont su nouer avant le départ et en cours de route. Mais le développement des réseaux de prostitution, sur l’ensemble du pourtour de la Méditerranée, et notamment à Barcelone, où la prostitution en clubs a été instituée, est un piège dans lequel de nombreuses femmes d’Europe de l’Est sont tombées.

La transmigration transforme aussi les quartiers où vivaient traditionnellement les immigrés à proximité des usines qui les employaient. De nouveaux habitants venus d’autres immigrations y prennent place dans les logements sociaux. Le jeune fils d’immigré qui n’a pas réussi son intégration voit un recours dans la posture de membre de la diaspora, acteur d’une circulation entre son pays et la France, quitte à réactiver la tradition et les signes ostentatoires de la présence étrangère.

Au moment même où nous recevions ce dossier, les éditions Amsterdam publiaient La dispersion, Une histoire des usages du mot diaspora, de Stéphane Dufoix. Cet ouvrage passionnant et imposant de 574 pages, fruit d’un travail de dix ans, analyse comment le mot diaspora utilisé dans la première traduction en grec de la Bible des Septante pour résumer le sort du peuple juif, est devenu progressivement au XXe siècle et surtout dans les trente dernières années un mot apte à désigner toutes les dispersions de peuples, centrées ou acentrées, sans plus aucune référence au peuple juif. Si pour le peuple juif il représentait un exil forcé auquel il ne serait mis fin que par le retour dans le royaume de Dieu, aujourd’hui il représente n’importe quel type de groupe séjournant de façon durable hors des frontières de l’État-nation. Cette banalisation du sens fait de la diaspora un enjeu de politique étrangère pour les États, qui constatent que leurs « diasporas » disposent de ressources intellectuelles et financières bonnes à capter. D’où l’étonnement sur l’histoire de ces glissements de sens que l’auteur analyse à travers une étude bibliographique fort érudite.