Le design, en tant qu’acte de création, devrait rejeter par principe l’autorité et les logiques mutilantes cachées dans tous les processus de conception et de production du cadre de vie contemporain. Cet usage de la pensée d’Illich1 pour parler du design aujourd’hui, réagit aux professionnalisations et spécialisations générées par la conception technicienne de nos environnements, dont le design joue le rôle de filtre séducteur. L’esthétique filtrante et adoucissante des aspérités du capitalisme, traduite formellement et défendue par de nombreux designers2, comme une éthique du projet acceptable par la collectivité, est le résultat de la pénétration par l’idéologie dominante des imaginaires de création. Comme le dit Ernesto Oroza, les designers pensent (et la société par leur intermédiaire) qu’il y a quelque chose à sacrifier de l’objet problématique3. Ainsi, le manque de confrontation à l’objet problématique est occulté par les résultats spectaculaires de l’esthétique seamless 4 (sans couture) dont le design d’Apple est le parangon – et le premier promoteur. Ces designers d’environnements fluides, élégants et cultivés, revendiquent un design apolitique, hors des contingences. Une doxa qui outille le discours de séduction de la profession et de ses promoteurs5 et ne tire aucun parti de la puissance radicale du design telle qu’elle fut maintes fois démontrée à la marge6. Comme si les méthodologies à l’œuvre ne constituaient qu’un panel d’outils disponibles à appliquer pour solutionner des franchissements de seuils techniques dans des conditions acceptables. Ce design solutionniste utilise ruses et stratagèmes pour invisibiliser les armatures idéologiques de la domination et de la technique : les modérateurs de contenus disparaissent chez Facebook, le travail salarié s’efface chez Uber, l’intime disparaît chez RBn’B et Youporn, les moteurs deviennent inaccessibles dans toutes les voitures modernes, les boîtiers des appareils électroménagers sont définitivement verrouillés, la normalisation typographique résiste à l’inclusion des genres non-binaires, et les provenances des matières s’effacent dans le raffinement de leurs états de surface. Le travail de collectifs contre les hégémonies culturelles dans le design ou d’autres, à propos des partitions genrées dans le design7, contribuent à déprogrammer cet invisible.

Ces actions, qu’il faut repérer à la marge des circuits hégémoniques du design, nous montrent les potentialités du design en tant que travail de conception affublé d’une petite méthode bricolée, ouverte, en capacité de concevoir ses propres outils. Le travail d’archéologie, de cartographie, de biographie et de factographie des modes de production inversent le processus de conception, en libérant l’acte de conception de son orientation traditionnelle (objet et service) vers un nouveau type de résultat matériel : le tangible en design est désormais la parole, la mise en scène, la tactique, la biographie fictionnelle, le dispositif, le processus étendu, la documentation, etc. Le design aborde ainsi une ère de réversibilité qui lui est ontologique et qu’on qualifie parfois de deep deep design 8.

Le design en état de réversibilité est un retournement de ses petites méthodes de conception en petites méthodes de déconception. Certains théoriciens comme Tony Fry y voient un principe d’opposition à la défuturation9. D’autres, comme Ernesto Oroza, explorent le concept de désobéissance technologique10. Une archéologie des médias est définie par Jussi Parrika11, sur ces mêmes principes. Cela consiste à explorer les liens qui relient l’existence d’un objet et par-là, remontent le fil jusqu’aux contingences de ses effets sur nos vies. Il devient plus évident de transformer la petite méthode bricolée du design que la grande méthode rationnelle de l’industrie, ou que l’éthique de la consommation. Il est plus malin, dirons-nous, de construire le regard autrement que de le rendre accueillant aux icônes de la consommation. Car la racine du design c’est, et ce n’est que le processus de création, c’est-à-dire l’exploration de la projection (le geste suspendu de la projection qui se parcourt comme un chemin de crête, découvrant les profondeurs et les distances qui le dessinent). Ainsi, l’acte de réversibilité du design consiste à prendre le processus de conception étendu, les petites méthodes constituées à l’intérieur du processus, les armatures bricolées du processus et à les utiliser dans tous les sens. C’est-à-dire, de la genèse des objets à leur fin de vie, en déplaçant le curseur de la conception et de la déconception, leurs archéologies comme leurs fictions, leurs modes d’emplois comme leurs destructions. Ces circulations permettent d’attraper, dans une démarche d’évaluation et de transmission, les connaissances sur les objets et leurs syntaxes, leurs récits et leurs modes de production, en profondeur.

L’exposition « Autofiction, une biographie de l’objet automobile12 », accumule les récits sur la voiture pour jouer de cette circulation de la connaissance autour de l’objet technique. Le design du dispositif fait implicitement référence à cet état de réversibilité du design : le public suit les récits comme autant de curseurs en lignes qu’il peut quitter pour reprendre une autre ligne de narration. Cette approche composite de la visite permet de parcourir à la façon d’un designer la construction et la déconstruction de l’objet-système, allant de la célébration critique de l’objet tout au long de son histoire récente, à des modes de réversion qui proposent de construire tantôt une archéologie de l’objet, tantôt un inventaire de ses mésusages. Jusqu’à la démonstration, à la fin de l’exposition, d’une possible démocratie technique nichée potentiellement dans les profondeurs du design13.

Pourquoi réorienter cette énergie créatrice au service d’une découverte des profondeurs du design ? Il s’agit pour nous de résoudre une énigme qui devrait nous questionner collectivement : comment les objets apparaissent-ils ? Tels l’Immaculée Conception, ils surgissent d’une filiation mystérieuse, rejetons d’un récit institué, dont nous héritons et que nous renforçons à chaque génération de designers. Cette apparition est multi-célébrée : chaque magazine, chaque magasin, chaque packaging, chaque publicité leur servent d’épiphanies. Comment s’emparer du tangible dans un tel environnement magique ? On doit retourner cette injonction vers les designers, vers le peu de méthode du design, vers son indiscipline naturelle, pour ses tactiques de display14 : une structure d’exploration profonde des matérialités, dont on peut mettre en œuvre la réversibilité pour explorer des problèmes collectifs et techniques. C’est une extension des capacités du design, qui surgit sous nos yeux, aujourd’hui, au moment d’engager des bifurcations radicales15.

1Thierry Paquot, Introduction à Ivan Illich. À l’assaut des institutions contre-productives (2) : la convivialité et les méga-outils, l’hôpital et la santé, 2012, p.53 à 66.

2Par exemple, la définition du design donnée par la World Design Organization : « Le design est une activité créative dont l’objectif est d’établir les qualités à multiples facettes des objets, des processus, des services et de leurs systèmes tout au long de leur cycle de vie. Le design est donc le facteur central de l’humanisation innovante des technologies et le facteur crucial des échanges culturels et économiques. » https://wdo.org/about/definition/

3Danah Abdulla (dir.), RADDAR#3 : Politiques du design / Design politics. Pour un design anarchiste, Entretien Emanuele Quinz, Ernesto Oroza, Olivier Peyricot.

4Apple veut faciliter l’expérience immédiate du passage d’un appareil à un autre. www.wired.com/2014/06/apple-continuity

5Nous pensons à des discours généraux, tel celui de Bruno Bonnell, secrétaire général pour l’investissement, en charge de piloter le plan France 2030 pour Emmanuel Macron.

6Voir en ce sens les mouvements radicaux italiens des années 1970 (Superstudio, Archizoom, GlobalTools…) mais aussi les contre-designs proposés par de nouveaux collectifs engagés sur les questions de la décolonisation du design, le design spéculatif, le critical design, le design tactique, etc., www.decolonisingdesign.com et http://dunneandraby.co.uk/content/bydandr/13/0. Quand au design tactique, Gean Moreno en donne un aperçu dans une application spécifique au design intérieur : www.e-flux.com/journal/15/61297/farewell-to-function-tactical-interiors

7À l’instar de Bye Bye Binary (qui) « est une collective franco-belge, formée en novembre 2018 lors d’un workshop conjoint des ateliers de typographie de l’École de Recherche Graphique (erg) et La Cambre (Bruxelles), qui se propose d’explorer de nouvelles formes graphiques et typographiques… notamment la création de glyphes (lettres, ligatures, points médians, éléments de liaison ou de symbiose) prenant pour… sujet de recherche le langage et l’écriture inclusive et non-binaire. » https://genderfluid.space

8Le terme de « deep design » remplace le vocable « design radical » pour qualifier un design qui s’intéresse aux représentations visuelles de l’Anthropocène. Voir à ce sujet les travaux menés par les chercheurs du Deep Design Lab de la Cité du design Saint-Étienne :
www.citedudesign.com/fr/a/deep-design-lab-771

9Tony Fry, Defuturing : A New Design Philosophy, London/New York, Bloomsbury Visual Arts 2020.

10Ernesto Oroza, Rikimbili, Éditions Cité du Design et les Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2009.

11Jussi Parikka, Qu’est-ce que l’archéologie des médias ? Grenoble, UGA Éditions, 2018.

12Anne Chaniolleau et Olivier Peyricot, commissaires de l’exposition « Autofiction, une biographie de l’objet automobile » (6 avril  31 juillet 2022, Cité du Design, Saint-Étienne), proposent aux visiteurs de découvrir un paysage composite d’objets et d’images documentaires mis en perspective, produisant des assemblages originaux qui invitent à réfléchir sur la place prise par l’automobile dans nos existences. www.biennale-design.com/saint-etienne/2022/fr/a/autofiction-1375

13Il est fait référence ici aux travaux de Jean Katambayi (artiste, République Démocratique du Congo) et à la pièce de théâtre Autoland de Nina Gühlstorff (metteuse en scène, Allemagne) présentés en fin d’exposition.

14Display est utilisé ici pour la richesse englobante du terme anglais, à la fois exposition, présentation, dispositif, affichage, etc. Le tactical display est une méthode qu’utilise le designer Ernesto Oroza dans son enseignement au CydRe-ESADE http://lecydre.space

15La notion de design des bifurcations a été formulée par l’auteur à l’occasion de la 12e Biennale de Design de Saint-Étienne, www.citedudesign.com/fr/a/design-en-commun-pour-se-preparer-aux-bifurcations-1754