André Gorz

André Gorz, dernière lettre à D

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Libération mardi 25 septembre 2007
L ettres à D. Histoire d’un amour (1), paru en septembre 2006, sera son ultime texte. A 84 ans, André Gorz a choisi de partir avec Dorine, 83 ans, sa femme. «Nous aimerions chacun ne pas survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble.» C’était la fin du livre. Hier, sur la porte de leur maison de Vosnon, dans l’Aube, où le couple s’était retiré depuis une vingtaine d’années, un simple message sur la porte : «Prévenir la gendarmerie». Une amie s’en est chargée. Ils reposaient tous deux côte à côte. Lettres à D., qu’André Gorz racontait avoir écrit en pleurant, disait toute la passion et la reconnaissance qu’il avait pour D., Dorine.
«Long dialogue». Au soir d’une carrière bien remplie de philosophe et de journaliste, André Gorz ne pensait qu’à elle, seulement à elle, qui l’avait soutenu toutes ces années dans l’ombre. Il fallait en léguer une image pour qu’elle lui survive. «Cette présence fut décisive dans la construction d’une œuvre dont la visibilité ne porte qu’un nom alors qu’elle fut celle d’un couple, le fruit d’un long dialogue.» De traces biographiques, il ne reste que les siennes à lui, mais il faut toujours voir D. dans ses pas.
André Gorz a eu plusieurs identités, même si pour D., «il a toujours été Gérard». Né à Vienne en février 1923 de père juif et de mère catholique, sous le nom de Gérard Horst, il s’exile à Lausanne au moment de l’Anschluss. C’est en Suisse, où il étudie la chimie, qu’il rencontre Jean-Paul Sartre, venu donner une conférence en 1946. Si le philosophe l’encourage à travailler sur son essai philosophique, Fondements pour une morale, cette somme ne sera finalement publiée qu’en 1977.
L’existentialisme sartrien correspond à son expérience vécue, celle d’un être «injustifiable» qui, dans son premier livre publié, le Traître (1955), longuement préfacé par Sartre, tente de «se restituer tout, comme venant de lui-même».
Après la période sartrienne – qui l’a vu aussi concevoir la plupart des numéros des Temps modernes de 1967 à 1974, ne quittant le comité de rédaction qu’en 1983 -, Gorz intègre à la philosophie morale et existentielle une dimension sociologique et économique. En ce sens, les Adieux au prolétariat (1980) marquent une nouvelle saison de la réflexion particulièrement féconde, puisque Gorz, de façon quasiment prophétique, annonce la fin de la centralité du travail industriel dans les sociétés capitalistes. Dès lors, rares sont les analyses des métamorphoses du travail qui ne réfèrent pas à celles d’André Gorz. Et quand des thèmes comme «la fin de la modernité» ou la «crise de la raison» deviennent quasiment des slogans, il insiste, lui, sur la crise, et la fin d’une rationalité économique dont le propre est de se renverser, de provoquer la cassure verticale des vieilles agrégations sociales (les «classes»), et de laisser apparaître de nouvelles élites hyperproductives, seules aptes à bénéficier des services. Aussi finit-il par montrer que l’immatériel, favorisé par la généralisation des outils informatiques, devient la forme hégémonique du travail et le «poumon» de la création de valeur. Toute la tentative d’André Gorz aura été d’étudier les conditions auxquelles une société peut récupérer son contrôle sur l’économie. Son dernier essai, l’Immatériel, explorait le potentiel de subversion, de gratuité et de liberté qu’il y a dans l’économie de l’immatériel.
Grand reporter. Parallèlement à son œuvre philosophique, Michel Bosquet (Bosquet, traduction française de Horst) poursuit une carrière de journaliste amorcée à Paris-Presse, puis à l’Express. Il suit Jean Daniel lorsque celui-ci transforme, avec Claude Perdriel, France Observateur en Nouvel Observateur en novembre 1964. Grand reporter, spécialiste des questions économiques, Michel Bosquet en sera un des rédacteurs en chef à partir de 1981. A la fois dans son travail philosophique et dans son métier de journaliste, il sera un des penseurs de l’écologie politique.
Il avait abordé Dorine, anglaise d’origine, un soir neigeux, le 23 octobre 1947, pour l’inviter à aller danser et ne l’a plus jamais quittée. Elle était atteinte d’une affection évolutive depuis de nombreuses années. Ils avaient choisi de ne pas avoir d’enfants. André Gorz disait à Libération, en septembre 2006 : «A mon avis, les bons pères sont ceux qui ont eu besoin de père dans leur enfance. Moi, je n’avais pas envie d’avoir de père parce que je n’aimais pas mon père. [… Tous les deux, on n’a pas de continuité, ni rien à transmettre. Nous n’avions pas de famille à fonder pour transmettre quoi que ce soit, puisque nous n’avions jamais eu de famille nous-mêmes. Si nous avions eu des enfants, j’aurais été jaloux de Dorine. Je préférais l’avoir pour moi tout seul.»
(1) Editions Galilée.