Comment évaluer ce que l’Union Européenne (UE) apporte aux questions de transition énergétique ?
Par rapport à d’autres parties du monde, les pays européens bénéficient de réseaux de distribution énergétiques qui couvrent la totalité des territoires et des ménages, mais qui reposent sur une production encore très fortement carbonée. D’un côté, on constate de grandes disparités entre les pays membres. La Suède a déjà mis en place une fiscalité écologique très performante depuis pas mal de temps, alors qu’on voit des tentatives encore timides de fiscalité carbone buter en France sur les oppositions de Bonnets rouges et Gilets jaunes. L’Allemagne et l’Italie se sont fermement engagées dans l’invention de nouveaux modèles, qui relèvent le défi de la décentralisation et du pluralisme énergétique, alors que la France reste attachée – dans tous les sens du terme – à un programme conçu dans les années 1970 autour de l’hégémonie centralisatrice du nucléaire. Si la Pologne reste aussi accrochée au charbon qu’elle l’est actuellement, c’est largement pour des raisons géopolitiques, afin d’éviter de devenir dépendante du gaz russe, comme l’a été l’Ukraine avec les conséquences que l’on sait. Premier point, donc : à première vue, malgré un long demi-siècle d’intégration initiée autour du charbon et de l’acier, l’Europe reste un patchwork de politiques énergétiques essentiellement nationales, très hétérogènes entre elles.
Mais au lieu de considérer cette hétérogénéité comme un échec, on peut aussi y voir ce qui a pu (et ce qui pourrait continuer à) faire de l’UE un acteur global majeur dans la gestion des problèmes énergétiques et climatiques. Malgré leurs lenteurs, leurs faiblesses, leurs atermoiements et leurs renoncements, les institutions européennes ont frayé la voie à des modes de négociation multilatérale, de consensus inter-gouvernemental et d’implémentation administrative qui ont déjà eu un impact au niveau mondial. Même si les négociations internationales menées sur les questions climatiques se sont déroulées depuis les années 1990 dans le cadre des Nations-Unies, le protocole de Kyoto et les diverses COP qui s’en sont suivies doivent énormément à ce qui s’est mis en place au sein des espaces institutionnels de l’UE. Celle-ci a développé – laborieusement – de précieux outils administratifs pour obtenir des accords relativement contraignants entre des pays dotés de langues, de cultures, de pratiques juridiques, de logiques administratives et de visées politiques hétérogènes. On peut citer comme exemple les procédures de contrôle des émissions, dites MRV (pour Monitoring Reporting Verification), qui sont appelées à jouer un rôle central dans l’implémentation des engagements pris lors de la COP 21. Les résultats obtenus, au niveau européen comme au niveau mondial, n’appellent certes aucun triomphalisme. Mais il ne faudrait pas non plus ignorer certains mérites de la bureaucratie européenne, dont à la fois les lourdeurs et les louvoiements peuvent aussi avoir leurs avantages.
Je me rappelle la surprise avec laquelle j’avais découvert cela lors d’une séance de concertation au cours de laquelle une trentaine de délégations nationales discutaient d’une proposition scandinave d’interdire un certain type d’essuie-main, composé d’une substance plastique non-dégradable qui était devenu un cauchemar pour les stations d’épuration des eaux. Alors que l’interdiction semblait s’imposer, il avait fallu donner la parole à chaque participant, et laisser le délégué chypriote faire obstacle à cette mesure de bon sens, qui a finalement pris neuf ans pour entrer dans les faits. On peut regarder cette anecdote comme l’emblème de ce qui paralyse l’Europe. Mais on peut aussi y observer des procédures – patientes et frustrantes – de construction de consensus qui constituent un atout autant qu’un boulet.
En quoi l’UE contribue-t-elle aujourd’hui à favoriser la transition énergétique ?
Il faudrait distinguer plus finement ce qu’elle fait vraiment, ce qu’elle prétend ou espère faire, et ce qu’elle pourrait faire. Mais pour aller vite, disons que son action se situe à au moins cinq niveaux. Premièrement, elle a adopté un plan Climat et Énergie fixant un objectif de réduction de 40 % de ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 1990. Deuxièmement, elle a aidé à mettre en place des normes techniques de compatibilité susceptibles d’assurer, par exemple, l’inter-opérabilité des différents systèmes nationaux, ce qui facilite les mises en commun de ressources et diminue les coûts de transfert. Troisièmement, elle a mis en place depuis 2005, le fameux système communautaire d’échange de quotas d’émission de gaz carbonique, qui a constitué le plus grand marché de ce type au niveau mondial. On connaît les déboires des surévaluations initiales dont certaines grandes entreprises ont tiré d’énormes profits, et il faut entendre les critiques adressées aux systèmes de ce type, qui peuvent être biaisés par de nombreuses distorsions. Le fait est que près de la moitié des émissions de gaz carbonique de l’UE ont été ainsi intégrées dans un mécanisme supranational visant à leur réduction progressive. Quatrièmement, l’UE consacre 25 % de son budget aux actions en faveur de la transition énergétique qui, malgré leur insuffisance, ont joué leur rôle dans les progrès déjà accomplis dans ce domaine, au niveau des villes et des régions, davantage peut-être qu’à celui des États. Enfin, on appelle depuis longtemps à instaurer un système de fiscalité écologique à l’échelle européenne, qui semble bien mieux adaptée pour ce genre de mesures que l’échelle nationale.
L’échelle du continent européen est-elle pertinente pour les problèmes énergétiques et climatiques ?
Les questions de fiscalité illustrent bien l’apport de l’Europe en matière d’échelle, puisqu’une taxation opérée à l’échelle du continent réduirait déjà grandement l’un des contre-arguments étroitement économiques fréquemment opposés à la fiscalité écologique, celui d’une perte de compétitivité des produits nationaux par rapport à la concurrence internationale. Ce désavantage serait au moins neutralisé à l’intérieur de l’espace européen, qui assure à lui seul une large partie de nos échanges. Mais il me semble que la question des échelles est beaucoup plus fondamentale et beaucoup plus complexe que ne le laissent croire les débats sur la fiscalité et la concurrence.
On n’a pas encore pris la mesure d’une transformation énorme qui est en train de se produire avec la baisse spectaculaire des coûts de production des énergies renouvelables (solaire, éolienne, géothermie). Même si c’est en Chine que se concentre aujourd’hui la production à bas prix des panneaux solaires, l’Europe a joué un rôle significatif dans cette baisse des coûts. Paradoxalement, cela a passé à la fois par ses politiques favorisant une concurrence libre et non faussée (qui permet aux consommateurs de profiter des prix les plus bas) et par des politiques d’aides, de subventions et d’incitations (dont on pourrait dire qu’elles interfèrent avec la logique économique du marché).
Quoi qu’il en soit, la bonne nouvelle est que le prix de production d’un kilowatt/ heure solaire est maintenant comparable au kilowatt/ heure nucléaire. Même si le pétrole ou le charbon gardent des facilités pratiques et des prix encore bien plus avantageux (hors externalités négatives, bien entendu !), nous entrons dans un monde où la « parité-réseau » (parity grid) permet au nano-producteur, doté d’une éolienne ou de quelques panneaux solaires, d’alimenter le réseau électrique sans besoin de subvention, puisque le prix de sa génération d’électricité se situe au-dessous de celui du marché de détail. Or cette évolution quantitative, à la baisse, du prix des énergies renouvelables entraîne une révolution qualitative de l’ensemble du système.
On entre véritablement dans un monde de prosumeurs (producteurs-consommateurs) qui se caractérisent par au moins quatre propriétés essentielles : 1° ils contribuent à une production d’énergie dé-carbonée ; 2° ils interviennent à un niveau local qui implique des dynamiques décentralisées et des comportements coopératifs ; 3° outre un coût fixe initial d’installation, qui est certes significatif, la production d’électricité se fait à coût variable proche de zéro ; 4° cette production est soumise aux aléas de l’intermittence (journées sans soleil ou sans vent). C’est le monde du futur qui prend forme sous nos yeux en ce moment avec ce franchissement du seuil de la parité-réseau. Cela dit, on pourrait tout aussi bien y voir un retour vers un passé oublié et sacrifié sur l’autel de l’industrialisation carbonée. Au XIXe siècle, une grande partie des besoins énergétiques était générée par des technologies répondant aux quatre propriétés listées ci-dessus : de très nombreux petits moulins à eau ou à vent alimentaient les besoins locaux, de façon non-carbonée, à coûts variables très faibles et avec certains aléas d’intermittence.
Ce qui change radicalement avec l’instauration (ou le retour) d’un tel système, ce sont avant tout, justement, les questions d’échelle. Nous pensons encore très majoritairement avec les œillères d’une idéologie industrialiste fondée sur les économies d’échelle : plus c’est gros, moins c’est cher, plus c’est désirable. Les grandes énergies carbonées, de même que l’énergie nucléaire, sont basées sur ce modèle : le charbon, le pétrole, le gaz requièrent d’énormes infrastructures pour être extraits, déplacés, stockés, distribués. Les centrales nucléaires nécessitent des États policiers pour les protéger et des contorsions morales pour en justifier la légitimité aux yeux de centaines de générations futures… La production centralisée, avec son message rassurant sur le confort de la vie moderne et l’avenir radieux, est antinomique de la prise de conscience des prosumers sur le véritable impact de l’énergie et du consumérisme.
Or le nouveau monde de la parité-réseau redistribue les cartes selon des échelles sensiblement différentes. Si les économies d’échelle n’en sont pas complètement bannies (la production des panneaux solaires reste de nature industrielle), elles jouent un rôle paradoxal dans la production de l’électricité. Les panneaux solaires placés sur un grand bâtiment alimentent les besoins électriques des appartements ou des bureaux, sans que l’électricité n’ait besoin de sortir du bâtiment. Si les capteurs produisent un excès, celui-ci est envoyé dans le réseau, qui se fait alimenter aussi bien par des myriades de nano-prosumers que par quelques méga-acteurs (comme un barrage hydraulique). L’arrivée des productions indépendantes, intermittentes et décarbonées sur le réseau bouleverse l’ordre de mérite traditionnel. Ce bouleversement est accentué par l’évolution des technologies de stockage d’énergie qui permettent de gommer l’intermittence.
C’est dans cette reconfiguration des échelles, pour agencer un millefeuillage complexe de niveaux superposés et imbriqués entre eux, que l’Europe est appelée à jouer un rôle essentiel. Au niveau le plus large, on voit en quoi la taille du continent peut constituer un avantage pour neutraliser les aléas de l’intermittence. Il est fréquent que ma ville soit sous les nuages ou privée de toute brise, mais il est plus rare que toute l’Europe soit entièrement privée de soleil ou de vent. À l’échelle inférieure, celle des régions, on voit déjà se mettre en place des réseaux transfrontaliers d’échanges entre prosumers français et allemands des deux côtés du Rhin. À l’échelle individuelle enfin, l’introduction des compteurs Linky a fait l’objet de débats acharnés et de critiques justifiées, avec à l’horizon le traditionnel repoussoir européen : ce serait aux technocrates technophiles des bureaux bruxellois qu’incomberait la responsabilité de couvrir la France de compteurs-mouchards épiant nos comportements chaque fois que nous allumons une ampoule ou faisons bouillir une tasse de thé. Mais indépendamment des hypocrisies des marchands d’énergie (Enedis, Engie, Total mais aussi une foule de nouveaux entrants, dont Google et Amazon) sur la capture et la vente de nos données personnelles, la capacité de monitorer, reporter, anticiper, moduler à la fois la consommation et l’injection d’électricité dans le réseau à l’échelle de chaque ménage constitue un élément important du monde qui se met en place avec le franchissement de la parité-réseau.
Les opposants au compteur Linky soulignent la soumission qu’il induit envers une collusion d’État inquisitorial et de corporations toutes-puissantes, qui ensemble peuvent surveiller, limiter, suspendre notre alimentation énergétique selon leurs diktats algorithmiques. Mais si l’on ne veut pas en rester aux vœux pieux ou aux incantations bien-pensantes, force est de constater que les alternatives crédibles à l’effondrement climatique passent par une capacité à ajuster ses consommations et ses productions de façon très fine et à une échelle hyper-locale (celle d’une collectivité locale, voire d’un bâtiment). Les maisons neutres actuellement en fonction requièrent de leurs habitants une « conscience énergétique » pour changer de source (géothermique, solaire, biogaz, réseau) en fonction des appareils utilisés, des moments de la journée, des variations de l’ensoleillement, de la vitesse du vent…
Le véritable choix de modèle est désormais à situer entre, d’une part, l’ancien monde alimenté par d’énormes « centrales » (nucléaires, à charbon, hydrauliques) – dont le nom indique bien le caractère « centralisé » – qui présentent l’avantage d’assurer une disponibilité permanente d’énergie sur demande et, d’autre part, le nouveau monde de myriades de prosumers décentralisés, qui doivent monitorer, alterner et coordonner finement leurs usages, à l’intérieur de leur bâtiment comme au sein du réseau transnational, de façon à lisser et limiter au maximum les effets de pics, qui constituent désormais l’un des arguments principaux des avocats du nucléaire (l’autre étant son caractère décarboné).
On voit bien comment ce choix technique et civilisationnel se projette sur la question européenne. Ce sont les États-nations qui ont mis en place et qui continuent à défendre le modèle « centralisé ». Ce sont des normes communes, des réglementations communes, des incitations communes, venant de l’Europe, qui contribuent à rendre possible la mise en place d’un réseau coordonnant les prosumers à des échelles situées à la fois au-dessus et bien en-dessous de celle des États-nations.
Comment croire à ce monde nouveau, et au rôle que l’Europe peut jouer pour aider à le faire advenir ?
À toutes les échelles évoquées à l’instant, l’un des problèmes les plus importants – que l’Europe devra savoir résoudre autant que la France, l’Allemagne ou la Catalogne – est celui des injustifiables inégalités que les dispositifs actuels entretiennent envers l’indispensable transition énergétique. On parle beaucoup de la taxe sur les carburants, mais la question du chauffage des bâtiments aurait peut-être de quoi susciter encore plus d’indignation.
Si vous avez la chance d’avoir de hauts revenus, quelques économies, une bonne éducation et une maison cossue, vous aurez tous les moyens de faire des travaux d’amélioration de l’efficacité énergétique de votre logement. Vous gagnerez sur tous les tableaux : la meilleure isolation diminuera vos factures de chauffage à venir, vous profiterez du crédit d’impôt pour faire financer une bonne partie des travaux par les contribuables moins favorisés habitant dans l’un des quatre millions de bâtiments considérés comme des passoires thermiques. Les pauvres qui y vivent, pour leur part, n’auront pas les moyens d’exécuter des travaux similaires, qui coûteraient de toute façon beaucoup plus tant leur édifice a été mal conçu (à l’époque où on cherchait à augmenter la demande pour justifier la construction de nouvelles centrales nucléaires et vendre plus de pétrole). Ils continueront donc à payer de grosses factures pour se chauffer, et il ne faudra pas être surpris lorsqu’ils bloqueront les carrefours par dégoût de payer des impôts pour financer vos réfections énergétiques.
Il est assez significatif qu’on parle de « classe énergétique » pour désigner ce qu’indiquent les petites étiquettes désormais apposées aux appareils ménagers vendus dans l’espace européen. C’est bien en termes de « classes » qu’il faut apprendre à critiquer, et à réviser, les dispositifs actuellement en place au nom de la transition énergétique – et cela aussi bien au niveau de l’Europe qu’à celui des pays membres.
Entretien réalisé et rédigé par Yves Citton