Débat entre Olivier Bouba-Olga
& Magali Talandier
Animé par Martin Vanier

Épistémologie du territoire

Martin Vanier : Vous avez fait de l’économie territoriale – mais peut-être faut-il dire de la géographie économique – le domaine central de vos travaux de recherche, l’un comme l’autre, depuis de longues années. Le territoire vous permet ce qu’on pourrait appeler une « méso-économie », c’est-à-dire, ni une économie générale à prétention immédiatement théorique, ni une micro-économie à partir de l’entreprise, mais quelque chose qui combine à la fois réflexions théoriques et analyse très contextualisée, avec notamment un fort usage des données géolocalisées sur les emplois, les revenus, les flux monétaires, etc. Donc le territoire est naturellement central dans vos recherches. Mais de quel territoire parle-t-on ?

Comment toujours en science, pour saisir le réel, on a besoin d’en passer par des catégories d’analyse, ici des catégories d’espaces. Le vocabulaire géographique, statistique, institutionnel est prolifique en France sur ce plan : maillages des collectivités et de leurs groupements (de la commune à la région), zonages statistiques (unités urbaines, aires urbaines, zones d’emploi, bassins de vie, référentiel rural récemment, etc.), strates démographiques (par taille de commune, petites villes, villes moyennes, communes rurales, etc.). Quand on fait des cartes, des comparaisons dans le temps ou l’espace, on est obligé de faire des choix d’échelle, d’adopter une grille territoriale, et on peut même être conduit à les « réifier », à en faire des évidences, puisque c’est par là qu’on saisit l’espace.

Parlez-nous d’abord de votre « épistémologie du territoire », c’est-à-dire, de ce qu’au fond vous considérez comme tel dans votre pratique de chercheur et qui vous permet d’adosser votre travail sur l’économie territoriale à des entités saisissables.

Olivier Bouba-Olga : J’utilise le terme de « territoire » selon une première acception, de nature statistique pour désigner des portions réduites de l’espace géographique : en ce sens, le territoire est une entité plus petite qu’un pays, une région ou un département, mais plus grande qu’un quartier ou une commune. On peut le saisir au travers de catégories relevant de zonages d’étude comme les zones d’emploi, les aires urbaines ou les bassins de vie.

Le point-clé est que cette échelle géographique intermédiaire est fondamentale car elle correspond à des fragments de l’espace de déploiement de nombreux phénomènes. Quand on parle des spécialisations sectorielles de la France, par exemple dans l’aéronautique, il s’avère en effet que ce n’est pas la France dans son ensemble qui est spécialisée, ni même une région tout entière comme l’Occitanie, ce sont des territoires infrarégionaux, autour de Toulouse, Figeac, Saint-Nazaire, Pau, Rochefort, etc. Il en va de même de l’ensemble des phénomènes économiques, sociaux et environnementaux : ils présentent des variations géographiques importantes, à des échelles relativement fines, qu’il convient de repérer si l’on veut mieux saisir les opportunités ou traiter les problèmes.

Le terme de territoire peut être utilisé selon une deuxième acception, plus englobante, qui ne se laisse pas enfermer dans des catégories d’espaces, quelles qu’elles soient : le territoire est alors l’ensemble de l’espace de déploiement géographique des phénomènes économiques, sociaux et environnementaux. Le territoire de l’aéronautique, pour reprendre le même exemple, est cet ensemble de petits bouts de petits mondes, qui traverse les frontières géographiques et sectorielles et qui relie les acteurs et les ressources participant à la fabrication des produits qui en relèvent.

Cette deuxième acception est plus pertinente, car elle permet d’insister sur ce qui relie plus que sur ce qui sépare. Or, on a tendance à oublier ces liens quand on commence à traiter les statistiques par catégories de territoires : on compare la dynamique de catégories statistiques, par exemple les métropoles, les villes moyennes et les petites villes, ou le rural et l’urbain, on produit plus ou moins consciemment des classements, comme si les entités analysées étaient des organisations en concurrence les unes avec les autres, alors que ce qu’il faut, c’est les envisager comme des entités appartenant à des systèmes d’interdépendances qui les dépassent.

On est souvent démuni lorsqu’on veut se livrer à un tel exercice : on manque de données pour documenter ces systèmes d’interdépendances multi-acteurs et multi-échelles, on ne peut donc qu’appeler au développement de statistiques pour saisir les flux et non seulement les stocks. Il convient également de prendre acte du fait que les statistiques disponibles ne permettront jamais de saisir pleinement la réalité des phénomènes ni leur territorialité, qu’il est donc nécessaire de collecter en complément des matériaux plus qualitatifs, d’aller « sur le terrain ».

Magali Talandier : Mon parcours est celui d’une économètre convertie aux questions d’aménagement et d’urbanisme. Je me souviens encore de mes premières cartes, qui me révélaient, comme par magie, des dynamiques socio-économiques qu’aucun tableau ou modèle économétrique ne m’aurait permis de comprendre. Je découvrais, avec passion, la géographie, l’analyse territoriale, et leur importance pour éclairer l’action en matière d’aménagement. En réalisant une thèse sur l’analyse des flux de richesse pour expliquer le développement d’espaces situés hors métropolisation, j’ai échappé au piège de l’analyse catégorielle des espaces. Je ne suis ni spécialiste des espaces ruraux, ni des métropoles, ni des villes moyennes et c’est sans doute grâce à cela que j’ai pu produire quelques résultats intéressants pour chacun de ces types de territoires. Car, c’est l’analyse de leurs interactions, de leurs relations qui m’intéresse et me permet d’en comprendre les trajectoires respectives. J’essaie donc d’avancer dans la compréhension et la mise en lumière des systèmes territoriaux, assumant la complexité et sans doute le manque de performativité de ce type de travail.

Si je reviens sur ce parcours, c’est parce qu’il permet de comprendre ma définition du territoire. Je considère le territoire comme un système de flux, de lieux et d’acteurs. Ce système est construit, plus ou moins approprié, et intègre une épaisseur historique et culturelle, qui rend d’ailleurs l’échantillonnage et la modélisation spatiale difficile. Je suis obligée d’admettre que les sociologues sont capables de révéler nos opinions, nos comportements sociaux à partir d’un échantillon de 1 000 individus représentatifs de la population française. Nos catégories sociales (âge, sexe, CSP, etc.) déterminent en grande partie nos pratiques et nos modes de vie. En revanche, il est beaucoup plus difficile de résumer les territoires. 1 000 lieux pris au hasard ne seront jamais représentatifs de la diversité socio-culturelle, historique, géographique, économique, environnementale… des territoires français. Pour autant, même si chaque territoire est différent, j’ai tenu à conceptualiser les dynamiques territoriales, ainsi qu’à quantifier et caractériser les trajectoires spatiales en travaillant sur des idéaux-types. Car, si je crois que la complexité des questions territoriales tient pour partie à leur grande diversité, je considère que l’on a besoin de cadres d’analyse et de lignes directrices pour éclairer l’action. Le modèle sert de repère – par exemple pour comprendre les processus de métropolisation – afin de mieux étudier la façon dont chaque espace agit, subit, s’approprie et/ou s’écarte de son idéaltype. En analyse territoriale, les irrégularités, les erreurs, les écarts au modèle, sont presque plus importants et instructifs que les régularités.

Clivages par tailles de territoires

M. V. : Des « systèmes d’interdépendance », des « systèmes de flux », du « multi- » (acteurs, échelles, lieux) : convergence sur une acception résolument systémique du territoire, dont acte. Avec tout de même, me semble-t-il, une différence entre vous, Olivier Bouba-Olga, qui ne réfutez pas pour autant l’approche par les catégories de territoires, à condition de ne pas les mettre en concurrence, et vous Magali Talandier qui revendiquez d’avoir « échappé au piège de l’analyse catégorielle des espaces », au risque alors, dites-vous, d’un « manque de performativité » du travail du chercheur.

Si on posait la même question (« le territoire, c’est-à-dire ? ») dans la sphère politique, et plus largement la sphère médiatique, et même dans l’opinion publique, il me semble qu’on recevrait très massivement en retour cette vision catégorielle en question. Avec, pour commencer, une distinction en forme d’opposition croissante entre l’urbain et le rural, qui a fait un puissant retour dans les représentations ces dernières années, comme un rappel aux fondamentaux.

Cette distinction urbain/rural a été profondément contestée, bousculée, dépassée, ou revisitée à travers les entremêlements, par des générations de chercheurs du « territoire », disons depuis les années 1980. Que faites-vous de cette distinction urbain/rural pour votre part, avez-vous évolué dans le temps long sur ce sujet, et comment expliquez-vous le retour à une représentation clivante, que l’on a cru un moment évacuée ?

O. B.-O. : En effet, les politiques, les médias, le grand public – mais aussi certains chercheurs ! – ont tendance à raisonner sur des catégories simples, du type rural/urbain, ou métropole/villes moyennes/petites villes. Or ces catégories ne permettent pas de penser la complexité du monde. Notre rôle de chercheur est de les mettre en débat, d’expliquer ce qu’elles nous disent et ce qu’elles ne nous disent pas.

Pour autant, on ne peut pas se passer de catégories pour penser le monde, y compris de catégories de territoires, ne serait-ce que pour mieux analyser les flux qui les traversent. L’enjeu est plutôt de savoir lesquelles on retient, comment on les définit, comment on les analyse et comment on fait pour ne pas s’y enfermer. On ne peut pas non plus s’affranchir des catégories mobilisées par les acteurs : il nous faut parfois partir de leurs catégories et de leurs représentations pour entrer en dialogue.

S’agissant de la distinction rural-urbain, la nouvelle définition proposée par l’Insee, basée sur la grille communale de densité, est utile, car elle repose sur un critère simple, qui peut être partagé largement : est rural un territoire peu dense ou très peu dense, est urbain un territoire très dense ou de densité intermédiaire. On dispose ainsi d’une définition en plein des deux termes, même si cela n’épuise pas la diversité des mondes ruraux ni des mondes urbains, et qu’il faudra croiser ce critère avec d’autres pour produire des typologies utiles.

On pourrait éventuellement ne pas retenir les termes de « rural » et d’« urbain », se dire que ce qu’il faut documenter, c’est le rôle de la densité dans les différences géographiques observées. De même, dans les débats sur métropoles, villes moyennes et petites villes, on pourrait arrêter d’utiliser ces termes et se dire que la question sous-jacente que les gens ont en tête est avant tout celle des effets taille. Ceci dit, si ces termes sont trop polysémiques, les questions relatives aux effets de densité et de taille méritent, elles, des réponses. On a donc besoin de catégories de taille et de densité, quels que soient les noms qu’on leur donne.

Mais pour ne pas s’enfermer dans ces catégories, le principe de base consiste selon moi à rejeter tout modèle à une seule variable. La distinction rural-urbain peut nous dire certaines choses sur certains problèmes, à nous de dire lesquelles, et d’insister sur tout ce qu’elle ne nous dit pas.

M. T. : Vous avez tous les deux raison, et malgré leurs limites, on ne peut évidemment pas échapper aux analyses catégorielles. Elles ont aussi leur utilité et leur réalité, notamment politique. Mais, a minima, croisons les échelles et catégories d’analyse. Car sur de nombreux sujets, les écarts entre le rural, les petites, moyennes ou grandes villes d’un même territoire sont beaucoup moins prononcés que ceux que l’on observe entre des macro-régions. Par ailleurs, nos représentations restent extrêmement sensibles aux seuils et définitions choisies. Le rural constitue un bon exemple pour illustrer mon propos. Le seuil de 2 000 habitants agglomérés a été choisi au début du XIXe siècle pour définir la ville, puis, en creux, les communes rurales. Or, en analysant les dynamiques démographiques depuis la révolution industrielle, j’ai montré dans ma thèse qu’au-dessous de ce seuil, les communes avaient perdu de la population durant le siècle d’exode rural, alors qu’au-dessus, elles n’avaient subi aucune perte. En choisissant un seuil de 15 000 habitants, nos représentations et les politiques qui en découlent, auraient été totalement différentes. La population rurale n’aurait jamais diminué, ni même été rattrapée par la population des zones urbaines agglomérées !

Ce seuil de 2 000 habitants a été maintes fois critiqué, et une nouvelle définition du rural est aujourd’hui proposée par l’Insee sur la base des densités de population. Assez paradoxalement, et malgré tous ses défauts, je suis favorable au maintien d’une définition des espaces ruraux, ne serait-ce que pour pouvoir continuer à travailler sur l’ensemble des territoires. Je m’explique. En supprimant en 2010 toute référence au rural dans les zonages Insee, nous avons vu se développer des programmes de recherche sur les grandes, moyennes, petites aires urbaines, mais peu ou plus sur les communes situées en dehors de ces aires, et surtout peu ou plus sur les liens qui unissent ces espaces. Le manque de travaux, lié au manque de financement sur ces sujets depuis 10 ans, explique peut-être le retour en force de ces postures clivantes, opposant, sans fondement empirique, les villes et les campagnes. Or, à l’image des autres catégories d’espace, le rural est pluriel. Entre des espaces ruraux périurbains, des espaces sous pression touristique, des espaces gentrifiés, des anciennes campagnes industrielles, des zones à enjeux agricoles globalisés, les réalités sociales, économiques, mais aussi environnementales sont extrêmement diverses.

La complexité de notre objet d’étude, le territoire, oblige à dépasser les approches binaires. Opposer les villes au reste du territoire, les périphéries aux métropoles (qui en France sont pour la plupart des villes de taille moyenne !), nous enferme dans une dialectique risquée et une lecture du monde faussée. Car nos territoires sont évidemment interreliés, dépendants les uns des autres. Ils constituent les facettes, acteurs et/ou réceptacles selon les sujets, d’un même modèle largement dépendant, pour l’heure, de réseaux mondialisés. Mais, ils sont aussi le creuset de la transition écologique. Ces dynamiques de changement s’observent à toutes les échelles d’analyse et dans toutes les catégories d’espace. Accompagnons, soutenons, investissons dans des systèmes territoriaux en transition, plutôt que de perdre notre temps à savoir quelles tailles de villes ou quels types d’espaces pourraient remporter la bataille. Car les défis qui nous attendent ne pourront se relever que dans des coopérations à de multiples échelles.

Investissement
idéologique du territoire

M. V. : Je vous propose pour finir de vous avancer sur le terrain politique, inévitable avec le territoire. Je constate que la référence au territoire est sursollicitée et surinvestie, d’un bord à l’autre de l’échiquier politique et idéologique. Frédéric Tesson parle de la « ritournelle territoriale ». Cette même notion de territoire que vous abordez avec nuance, précaution, intelligence scientifique, est bombardée à toutes les sauces. Et en même temps, il y a comme une « fin de la paix territoriale » (expression de Thierry Pech1), ou pour le moins, un désaccord, un désarroi, une discorde croissante, quant aux représentations collectives de l’espace que nous habitons et à nos façons de l’habiter.

Pensez-vous que le territoire est encore et toujours ce qui nous rassemble, nous assemble, nous situe et nous agence à travers le jeu des échelles, ou bien qu’il est devenu ce qui nous divise, nous dresse les uns contre les autres, nous oppose et nous désolidarise ? Au fond, comment analysez-vous l’investissement idéologique dont il est actuellement l’objet ?

O. B.-O. : S’aventurer sur le terrain politique me va bien : nous intervenons tous les trois sur la scène publique, de différentes façons, et nous savons que ces prises de parole peuvent influencer, même modestement, les représentations des acteurs publics et par suite, les actions qu’ils pilotent. C’est encore plus vrai pour moi depuis que je suis en détachement au sein du Conseil régional de Nouvelle-Aquitaine, où je dirige un service qui a vocation à produire de la connaissance utile à l’action de cette institution. J’ai donc choisi d’aller un cran plus loin dans une forme d’engagement qu’on pourrait qualifier de politique.

Il est clair que la référence aux territoires est de plus en plus présente. Il me semble que c’est une bonne chose, puisque cela acte le fait que les politiques ont pris conscience du fait territorial, de cette idée, évoquée plus haut, que les problèmes économiques, sociaux et environnementaux ont une géographie, qu’une partie des réponses à apporter pour les traiter doit donc être apportée à l’échelle locale.

Mais comme nous l’avons dit également, le danger serait de s’en remettre à une approche catégorielle, qui opposerait la France des métropoles et la France périphérique, ou bien l’urbain et le rural, ou les grandes villes et les villes moyennes. C’est cela qui pose problème dans la façon dont est abordée la notion de territoire dans la sphère publique, la façon dont certains dressent les territoires les uns contre les autres.

L’enjeu est de reconnaître tout à la fois le fait territorial et le fait systémique : chaque territoire est une partie d’un système qui le dépasse et au sein duquel il faut immédiatement le resituer. Dès lors, il en va des territoires comme des individus, d’une certaine manière : il ne s’agit pas de les dresser les uns contre les autres, mais d’acter les interdépendances et de s’interroger pour savoir comment nous pouvons travailler ensemble. Car l’idée-force à ne pas perdre de vue est la suivante : couvrir nos besoins présents et futurs, relever les enjeux économiques, sociaux et environnementaux auxquels nous faisons face, dépend en premier lieu de notre capacité à nous coordonner, à coopérer, non pas à se faire concurrence.

M. T. : C’est vrai, le territoire est le meilleur allié du repli identitaire, un facteur pour exacerber les égoïsmes, le support d’un entre-soi évident. Dès lors, il est facile d’en user pour défendre des positions extrémistes qui nous désolidarisent. Mais, est-ce si nouveau ? Est-ce réellement plus présent aujourd’hui qu’hier ? Je n’en suis pas certaine. Le fait que l’espace ne soit pas neutre est indéniable. Le lieu où l’on vit, où l’on grandit, où l’on fait ses études a une influence majeure sur les trajectoires individuelles. Ces éléments ont largement été étudiés, débattus, et méritent encore toute notre attention, tant l’objectif du bien vivre ensemble sur un même espace est loin d’être acquis. Il y a plus de dix ans, Michel Lussault évoquait le passage d’une lutte des classes à une lutte des places. Cela reste évidemment d’actualité. Certains font de cette situation une arme politique pour ériger des frontières entre les mondes, tandis que d’autres essaient d’en chercher les possibles passerelles et solidarités. Concentrons-nous sur les seconds.

Par ailleurs, je pense que la « ritournelle territoriale » évoquée n’existe pas dans tous les domaines. En économie, mais peut-être aussi sur les sujets qui traitent des grands enjeux écologiques, l’approche par le territoire reste relativement marginale, bien qu’elle soit, à mon sens, de plus en plus pertinente. On a besoin de repenser nos modèles économiques depuis le bas, depuis les besoins essentiels des individus, en lien avec les ressources disponibles. Pour soutenir une économie « raisonnée », il faut « atterrir », pour reprendre l’expression de Bruno Latour. Nous avons besoin de modèles situés, qui tiennent compte des enjeux sociaux et de la matérialité des flux économiques.

En ce sens, le concept de territoire prend tout son sens et toute son opérationnalité. Dans le contexte de transition que nous vivons, le « local » permet, tout d’abord, de rassurer. Il est cet espace que je maîtrise, qui est à ma portée et où je peux agir face aux défis globaux qui nous écrasent et nous paralysent. C’est l’échelle depuis laquelle je peux repenser les flux que je génère en produisant, en consommant, me déplaçant, en jetant des déchets. Quelques gouttes d’eau dans un océan, me direz-vous. Ce n’est pas faux, car l’un des défis réside dans le changement d’échelles, sociales et spatiales. Je pense, à ce titre, que les collectivités territoriales ont un rôle essentiel à jouer. Elles doivent faciliter, fédérer, accélérer les micro-changements que l’on peut observer aujourd’hui au niveau des entreprises, des associations, des citoyens. Il va falloir opérer un scaling-up 2, comme disent les Anglo-Saxons, pour garantir une transition écologique inclusive. En ce sens, les dispositifs de coopération territoriale pour engager des politiques de transition énergétique, alimentaire, mobilitaire, économique (contrats de réciprocité, pôles métropolitains, syndicats de mobilité, plans alimentaires, etc.) restent encore trop marginaux et manquent sérieusement de moyens. Ils devraient être démultipliés beaucoup plus rapidement et puissamment. Le territoire reste donc une échelle d’analyse et d’action pertinente, à condition d’en accepter la complexité.

1Thierry Pech, La fin de la paix territoriale ?, Conférence inaugurale à l’Institut des hautes études de développement et d’aménagement des territoires en Europe, IHEDATE-Terra Nova, 16 janvier 2019.

2Remontée d’échelle.