Fanny Durand présente deux séries de pièces, la première plus ancienne revisite les ornements des uniformes militaires, la seconde exhume les images oubliées des Amazones des temps présents.

Les bijoux

L’artiste s’intéresse aux bijoux de ces messieurs, ceux qu’ils arborent sur leurs tenues militaires. Ces guerriers s’honorent de porter de telles parures qui les distinguent, tant du point de vue du corps qu’ils ont intégré que de la bravoure dont ils ont fait preuve aux combats. Tous ces parements : des épaulettes, pompons, galons, cordonnets communs, aux aiguillettes, fourragères, barrettes, plumets plus rares et plus discriminants, sont l’œuvre des passementier.e.s qui en ont fait leur spécialité et leur renom. Ils ont été tissés, tressés, brodés par de petites mains engagées pour magnifier les costumes austères de ces champions. C’est en effet les vêtures de parade qu’elles agrémentent de ces décorations, c’est à la beauté des combattants qu’elles s’appliquent. La virilité guerrière sera rehaussée d’être aussi brillante dans les défilés qu’opérationnelle dans les combats. L’impératif esthétique, l’ostentation comme l’impératif fonctionnel du camouflage correspondent à deux logiques somatiques différentes du militaire, contradictoires mais inséparables. Le militaire se doit être aussi beau que courageux, aussi brillant et exemplaire dans sa vêture, qu’économe et précis dans ses gestes sur le terrain1.

L’artiste, Fanny Durand, un temps designer de bijoux, a exploré la fabrique de l’ornementation militaire, et l’a déclinée à sa façon, c’est-à-dire en accentuant les connotations féminines de ces fanfreluches, voire en en dérivant des évocations sexuelles. Les tresses des aiguillettes se défont comme une chevelure, les franges des épaulettes s’allongent comme des étoles ; la cordelette à un ferret inspire le dessin de l’écusson brodé, rebaptisé orchismilitaris2. Dans la boîte à couture de l’artiste il y a plus d’une malice : les points de croix brodent des souvenirs d’attaques armées dans une couronne de fleurs, les signes ignés de l’infanterie s’arrondissent, se gonflent et s’ouvrent comme une vulve ; l’artiste en a fait des médaillons. Fanny Durand ne cache pas son estime pour Judy Chicago, artiste californienne, fondatrice du mouvement féministe américain, de qui elle reprend l’image flamboyante du sexe féminin.

L’iconographie militaire de l’artiste s’étend aux équipements comme les tanks et les armes telles les grenades. Ces engins de guerre sont métamorphosés en jouets pour les uns ou en motifs floraux à forte connotation sexuelle pour les secondes. Les tanks ornés de plumeau « tête de loup » servent de motifs à des papiers peints, les torpilles coupées en deux, découvrant leur anatomie intérieure, fournissent le modèle de cartons de tapisserie et de carreaux de céramique. Fanny Durand excelle à réaliser des « patrons » de broderies imaginaires et toutefois très claires, où le nombre croissant et décroissant de pétales de roses traduit la hiérarchie des galons. Au bas de l’échelle le bourgeon, au sommet une tumescence.

Même si les « arts appliqués » ont été réhabilités par l’art contemporain – à la faveur du Bauhaus puis de divers mouvements d’hybridation artistique – recourir au décoratif, cet art longtemps jugé mineur, pour traiter de la force majeure des corps d’armée est un oxymore, dont l’ironie n’échappe à personne. Cette figure est particulièrement appropriée à l’attention portée par l’artiste à la féminine masculinité.

Cependant cette ironie critique ne lui suffit plus, elle passe la rampe et rejoint le camp des combattantes rarement mentionnées, jamais « publiquement » honorées. Elle change son fusil d’épaule et règle son viseur sur les récits, les films, les articles, les témoignages, les photos de femmes qui font la guerre ; elles sont harnachées de ceintures d’explosifs et d’armes pour tuer.

S’agit-il d’un dispositif en chiasme où la nouvelle configuration semble être l’exact opposé symétrique de la première, les héroïnes remplaçant les héros, les femmes virilisées les hommes féminisés ? Non, le sexe et ses représentations ne l’intéressent plus. La nouvelle série d’œuvres ne se focalise plus sur l’ambivalence des attributs sexuels mais sur la normativité des caractères et des valences qui leur sont attachées. Cette opération n’est pas une figure de style, elle est agie par la colère.

La colère

Une colère est une passion certes, mais plutôt moins pire qu’une autre, argumente Aristote dans l’Éthique à Nicomaque 3. La colère est une forme d’intempérance moindre car elle est brusque et agit à visage découvert. Ne s’attachant pas à son état outre mesure, elle ne perd donc la raison que passagèrement, contrairement à d’autres passions perverses qui jouissent de leur excès, comme la mollesse par exemple. De surcroît, et c’est un argument très fort qui fait de la colère une exception, la colère s’accompagne de peine, contrairement à celui qui outrage et éprouve du plaisir. L’impulsivité de la colère qui s’accompagne du sentiment de l’injustice subie se distingue des emportements aveugles qui procurent du plaisir. Elle est donc moins condamnable, moins injuste, dit Aristote, que les autres formes d’emportements nourris de perfides plaisirs. C’est la raison pour laquelle elle se distingue du vice et est considérée par le Stagirite comme exemplaire. Elle est la référence à l’aune de laquelle sont jugées les autres affections4 ; elle est la plus proche du calme et de la tempérance dont elle s’écarte et revient rapidement et naturellement. Ainsi la colère d’Achille est réhabilitée face à la cupidité d’Agamemnon.

Pour ne pas être injuste, la colère est-elle juste ? C’est la question que se pose Olivier Renaut dans un article récent et il répond par l’affirmative. La colère, comme l’indignation qui souffre d’un tort, est sous-tendue par une conscience du droit et « s’accompagne d’un désir de restauration d’une « proportion » caractéristique de la justice5. »

Ce regain théorique pour la colère est en phase avec notre temps secoué par des vagues de colère dans les espaces publics. Ainsi les mouvements des gilets jaunes, ainsi les mouvements de femmes mobilisées contre les inégalités, les violences, le patriarcat et pour l’autonomie, la liberté, la reconnaissance de leurs pouvoirs et de leurs forces déniées ou criminalisées. C’est ce que rappelle une exposition en 2015 consacrée aux « femmes en colère » de la fabrique nationale d’armurerie à Herstal en Belgique qui en 1966 ont fait grève pendant douze semaines. L’objectif de cette mobilisation, être payées à égalité des hommes, fut l’occasion de découvrir et mesurer leur courage et leur détermination, nationalement et internationalement saluée. C’est aussi cet Ode magnifique aux Guérillères écrit par Monique Wittig en 1969 et réédité en 2019. « Elles disent qu’elles ont appris à compter sur leurs propres forces. Elles disent qu’elles savent ce qu’ensemble elles signifient. Elles disent que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent la violence » s’affichent sur la première page6. Parmi elles, l’une d’elles, Amaterasu, la déesse du soleil, est gratifiée du pouvoir apocalyptique d’incendier la terre où se prosternent ses fidèles afin, dit la légende, de se venger des exactions de son frère jaloux. Aux femmes le courroux vengeur, aux femmes la colère sacrée du Dies irae, du jugement dernier. « Faut-il que sa colère soit exemplaire ? » écrit Monique Wittig, ce dont Fanny Durand se fait l’écho. Exemplaire doit être la violence des femmes pour qu’on se souvienne, exemplaire parce qu’elles aussi en sont capables.

Les combattantes

Fanny Durand se range désormais du côté de ces femmes ardentes ; elle l’exprime dans sa production artistique en référant sa nouvelle série d’images aux Amazones, ces femmes mythiques de la haute antiquité grecque, citées par Homère, Hérodote, Aristote, Strabon, Pindare, Diodore de Sicile.

Présumées vivre au temps de la guerre de Troie, en Scythie ou sur les rives du fleuve Thermodon, ces femmes, mutilées d’un sein pour être de meilleures archères mais que toutes les représentations antiques montrent indemnes, sont supposées vivre ensemble, ne connaître que la filiation maternelle à moins qu’elles vivent à égalité avec les hommes. Dans tous les cas, elles sont robustes, belles et rebelles, elles montent à cheval, portent les armes, vont à la guerre et à la chasse. Elles se nomment Andromaché, Alicibié, Antiope, Antandré, Derimacheia, Echepylé, Hippolité, Iphito, Kallié, Melanippè… Penthésilé que son combat contre Achille a rendue célèbre ainsi que la pièce de Kleist.

Fanny Durand profite d’un programme de résidence « Création en cours » conçu par les ateliers Médicis de Clichy / Montfermeil, pour collecter les récits, les films, les peintures, les sculptures, les BD, les contes pour enfants et adultes que ces femmes ont inspirés depuis des millénaires. Accueillie dans une l’école élémentaire de Labergement-les-seurres en Côte d’or, elle entraîne les enfants dans une exploration tous azimuts du mythe des Amazones, auquel elle n’a aucune difficulté à les intéresser ; elle leur propose ensuite diverses formes de restitution de leurs investigations sur les modes de l’écriture, du dessin, de la fabrication d’objet, d’une exposition. Un document passionnant de ce travail a été réalisé par Stef Bloch et mis en ligne7. Parallèlement à ce travail pédagogique, elle mène ses recherches sur les femmes combattantes d’hier et d’aujourd’hui. Travail de recherche qu’elle nomme sa « fouille digitale ». Elle infère des Amazones quelques caractères tels que : guerrière, cavalière, archère, belle, séduisante, violente, qui deviennent ses critères de sélection dans le chaos textuel et iconique du web. Elle ajoute un autre élément : la mort et les funérailles parce que, dit-elle, de nombreuses Amazones ont été tuées par des héros grecs. Il faut toujours avoir présent à l’esprit que ces récits et légendes ont été écrits par des hommes. Les femmes qui s’engagent militairement dans les combats pour la liberté, l’indépendance, la justice sociale, contre l’oppression et les dominations politiques et économiques, sont souvent arrêtées, torturées, abattues, et leur souvenir oblitéré ; ainsi leur mort se double d’un oubli. Contre cet effacement historique, pour les re-nommer l’artiste constitue le site « amazones.army », un site d’archivage des femmes engagées dans des luttes et des guérillas à travers le monde et sur lequel on peut surfer grâce à un lexique arborescent.

Tous les documents sélectionnés : images, textes, vidéos sont trouvés sur le net. N’importe qui peut participer à enrichir le site, à condition toutefois d’entrer en contact avec l’artiste. Fanny Durand tient à cette « publicité » des informations comme à la « popularité » des moyens numériques utilisés. Ces big data sont à la portée de tous grâce à Google qui les ressource, ce moteur de recherche le plus utilisé.

Mais Google n’est pas n’importe quoi, ni son patron n’importe qui. Les informations rendues disponibles ont été traitées, à cette fin d’apparentes neutralité et communauté. Confier sa recherche à un moteur de recherche comme Google n’a-t-il pas un prix ? En quoi ces images échappent-elles « au marché des images », au management de l’économie de l’attention, à l’exploitation des petites mains, des clickworkers gouvernés par les mêmes lois du marché capitaliste que n’importe quel consortium quand ce n’est pas lui, Bill Gates, qui les impose ! Et Amazon, cet autre géant du web et de l’exploitation humaine, coté au Nasdaq, dont on ne peut douter qu’il ait voulu vampiriser le nom des Amazones pour donner du panache à son entreprise, ne doit-il pas subir le même sort que celui qu’Amatérasu réservait à la terre qui l’avait trahie, une « colère exemplaire » ?

Ou faudra-t-il demander à ces couturières domestiques et faiseuses d’anges de reprendre leurs aiguilles pour endormir ces colosses et broder leur linceul ?

1 Jeanne Teboul, « Combattre et parader, Des masculinités militaires plurielles » www.cairn.info/revue-terrains-et-travaux-2015-2-page-99.htm

2 Orchis militaris, une espèce d’orchidées. Orchis, du grec ancien ὄρχις, órkhis (« testicule »).

3 Aristote, Éthique à Nicomaque VII, 6, trad. Tricot, Paris Vrin, 1967.

4 Gisèle Mathieu Castellani, « La colère d’Aristote » in « Aristote au bras long », Littérature, année 2001, no 122, p. 75-89

5 Olivier Renaut, « La colère du juste » in Revue Esprit, 2016, mars-avril.

6 Monique Wittig, Les Guérillères, Paris, Minuit Double, 2019, couverture.

7 cf : ateliersmedicis.fr, « Amazones », Fanny Durand.